Celui qui ne voulait pas venir au monde

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— Neuf mois, Sara, c'est le terme ! Est-ce qu'on va devoir aller le chercher ?
Sara, couverte de son voile indigo, caressant son nombril rond et lisse comme un bourgeon, écoutait poliment le t'bib.
Sara savait cela depuis la nuit des temps, depuis que la première femme avait enfanté. Elle descendit un peu plus le voile sur son front en signe d'assentiment. Neuf mois qu'elle attendait le jour de la naissance. Elle ne pensait qu'à ce temps à venir où de femme, elle deviendrait sainte comme toutes les mères, le jour où elle porterait sa couronne.
Le soleil brûlait un peu plus à mesure que les aurores s'enfonçaient dans le sable du désert. Et l'enfant ne voulait pas venir. Alors Sara n'alla plus voir le t'bib. Ni même les anciennes de la tribu, celles qui lui faisaient boire des potions amères et tournaient autour de sa tête des poulets morts en scandant de sombres chants. Elle avait décidé que personne n'obligerait son enfant à venir au monde, personne ne le bousculerait : « Il sortira lorsqu'il sera résolu à sortir ! »

Les lunes se succédaient, rondes et pleines, et le ventre de Sara enflait formidablement ; il la précédait partout. Sara allait chercher l'eau au puits, et sa tunique tendue comme une peau chatoyait. Sara assise en tailleur aplatissait de sa paume brûlante la pâte souple, et ses mains prenaient appui sur le reposoir improvisé.
La colline de son flanc n'en finissait plus de prospérer. On voyait le ventre de Sara et l'on ne voyait presque plus Sara elle-même. Le petit d'homme grandissait en son sein, mais elle ne s'inquiétait pas. Sara disait qu'il était bien au chaud l'hiver lorsque les vents balaient le désert, et que l'été, il était à l'ombre dans la tente protectrice de son giron.
À toute question elle avait une réponse : elle était sa bouche et mangeait pour lui les pâtes sucrées et les dattes brunes, elle était ses yeux et regardait l'harmattan souffler sur les dunes. Elle écoutait à sa place le tam-tam mêlé aux chants du sable. Tous les soirs, Sara racontait à l'enfant des histoires, celles-là même que sa mère psalmodiait et que sa grand-mère lui avait apprises. Et elle lui chantait des mélodies pour l'encourager à s'endormir :

Dors, enfant bleu, dors enfant des dunes,
Le jour viendra où tu me reconnaîtras.
Dors, ange du ciel,
Demain, tu me donneras la main.
Dors séraphin,
Demain, nous danserons.

Lorsque plus de lunes qu'il en faut pour faire un homme furent passées, Sara se sentit très lasse. Elle ne parvenait plus à se lever pour vaquer à ses occupations quotidiennes. Quand elle admirait son ventre, loin des regards impudiques, il lui arrivait de voir un pied ou une main se coller à la paroi et pousser si fort que, pensait-elle, il pourrait la déchirer. Les autres femmes la nourrissaient, la lavaient, massaient son ventre avec des huiles parfumées pour assouplir la peau tendue à l'extrême. Si l'enfant était heureux, il tapait dans ses menottes, et elle pouvait entendre un petit clapotis venant de ses entrailles. Elle le devinait flottant ou nageant dans la mer qu'elle lui avait inventée. Ses cheveux bouclés chatouillaient Sara de l'intérieur. Elle aimait cela.

Les jours passaient, et l'enfant repoussait toujours le moment de sa sortie. Sara le savait, il était effrayé à l'idée de connaître le monde. Le monde et ses dangers, les voix grondantes, les mains dures portant un bâton... L'enfant savait, car les enfants savent tout du monde qui les attend. Puis ils oublient.
Sara avait compris, elle lui laissa encore le temps.
À l'écart dans sa tente, elle attendait, patiente, un signe. Devenir mère est un doux espoir.
Mais un jour, lorsqu'elle sentit des dents pointues mordre son ventre du dedans, elle sut que l'heure était venue. Elle chercha comment inspirer à l'enfant le désir de surprendre les beautés de la nature et de rencontrer la communauté des hommes. Alors elle lui raconta la caresse du vent, la douceur du soleil au petit matin alors que les peaux sont encore fraîches de rosée, la rapidité du renard des sables lorsque à la nuit il chasse les insectes et les rongeurs. Elle lui parla de l'élégance des gazelles dorcas, du goût sucré du miel, des couleurs infinies des robes des femmes dansant pieds nus sur le sable, de la splendeur de leur corps, de la volupté de leurs baisers. La patience de Sara était sans bornes.

Un jour, auréolé de ses cheveux dorés, l'enfant sortit sa tête pour naître. Il était vêtu d'un voile blanc comme en portent les princes. Un peu ébloui par la lumière du matin, il plissa les paupières. Il jeta un coup d'œil au monde qui l'entourait comme s'il lui était familier. Puis, il embrassa sa mère et sortit de sa ceinture un yatagan avec lequel il coupa le cordon qui le liait à elle. Il lui caressa le front et la consola. L'enfant, un homme déjà, enfourcha un cheval noir et s'éloigna dans le désert jusqu'à disparaître.
Sara, heureuse, avait amené son fils à l'âge d'homme et elle le regarda s'effacer sans regret dans l'horizon de dunes.

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