C'est une belle journée

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Ce matin, le chant si familier de la fontaine s'est tu. Que se passe-t-il ? Comme un manque ce clapotis. Ce n'est pas normal, elle doit fonctionner jusqu'à l'approche de l'été.
Pour capter le mince filet d'eau d'une source lointaine et inespérée descendant de la Croix des Plâtres, Adrien et Mathieu avaient installé, provisoirement, il y a soixante-dix ans, sur quatre cents mètres, un tuyau en caoutchouc permettant d'alimenter le bac commun à leurs deux fermes. Le reste du temps, on utilisait, pour abreuver le bétail, les citernes remplies par la pluie et la fonte des neiges. L'eau est rare en pays calcaire.
Aidé de ses bâtons de marche, dans la lumière matinale inondant la montagne, Jean va chercher la raison de ce silence. Quelques sangliers ont sans doute détruit le conduit.
Dans chacune de ses promenades, son grand-père le rejoint par la pensée. Se pose à chaque fois l'inévitable question : est-il à sa hauteur par son humanité, son audace, sa persévérance dans le travail, par son immense savoir ?
Adrien reconnaissait les arbres aux bruissements des feuilles.
— Ce n'est pas possible, disait Jean en sursautant à ses côtés.
Alors Adrien s'exécutait.
— Facile ! Ça ruisselle dans le tremble, ça chiffonne dans le hêtre lorsque les feuilles durcissent en fanant, ça frissonne dans les aiguilles de sapin. Le houx volette.
— En vérité, je crois que tu triches.
Aussitôt, l'enfant retira son pull-over et l'enfila sur la tête du grand-père.
— Laisse-toi faire.
Il le tira par la main pour l'amener au pied d'un arbuste.
— Vas-y, Grand-père. Dis-moi, qu'est-ce que c'est ?
— Je ne peux pas, répondit Adrien, le vent est tombé.
— Ah, je vois bien que tu te dégonfles.
— Ça, jamais ! s'exclama Adrien.
Après un grand moment de concentration simulée, le vieil homme avança, triomphant :
— C'est un merisier !
— Ça alors ! fit Jean, interloqué par la justesse de la réponse.
Bien plus tard, les deux hommes eurent l'occasion de reparler de cette incroyable voyance. Comme un fardeau dont il avait hâte de se défaire, Adrien avoua qu'il avait tiré sur les mailles du tricot pour apercevoir à travers elles le tronc lisse et les fruits rouges épars dans le feuillage, trahissant ainsi la nature de l'arbre en question.

Souvent, Jean rejoignait à Bois-Barbu son grand-père après l'école, il savait où le trouver dans cette immensité de verdure.
Tous les chemins lui étaient devenus familiers, aussi se perdait-il rarement.
Dans les cas de grande frayeur, les paroles d'Adrien, à chaque fois, le secouraient : « Ressaisis-toi. Assieds-toi sur une pierre, écoute la forêt, c'est ton amie désormais. Ce n'est pas elle qui te fera du mal, seule ta peur va te perdre. Respire, calme ton corps, jusqu'à percevoir les odeurs, preuve que tu lâches ton angoisse. Pour retrouver ton chemin, regarde où se couche le soleil. Entre le sommet des arbres, tu apercevras la barrière rocheuse du Vercors, dont tu sais désormais reconnaître chaque pli et le pied du Cornafion où se situe notre maison. »
Ils rentraient tous les deux. Adrien, la hache sur l'épaule, dont il ne se séparait jamais, le pas sûr, aguerri par les ans, et Jean, menotte perdue dans la sienne, aux enjambées désordonnées, démesurées car il lui fallait courir parfois pour rester à son niveau. Les moments de prédilection furent ceux où l'homme, le bûcheron, le chargeait sur ses épaules. Toute cette force qu'il semblait lui transmettre par l'assurance de sa marche, le fer froid de la hache plaquée sur ses cuisses nues, pour le faire sursauter, ce rire moqueur rejoignant le sien, accompagné d'une odeur de sueur chaude.
Après un moment de silence :
— Pèp !
— Qu'est-ce qu'il y a, mon petit ?
— J'ai peur, j'entends un bruit. Un ogre qui mange.
On s'arrête, on fixe son regard pour mieux entendre.
— Ce n'est rien, deux jeunes hêtres, au vent. Écoute bien, ils se frottent l'un contre l'autre.
Plus loin :
— Ça recommence, on nous suit.
— Mais non, c'est une mésange noire. Écoute son cri plaintif : « tsiit, tsiit ». Siffle à ton tour, très doucement : « huit-sii, huit-sii ». Tu entends, elle te répond. Tiens, regarde cet arbre mort encore sur pied. On dirait une danseuse nue.

Les jours passaient, riches d'imprévus et de surprises.
Les fourmilières plus hautes que lui, les noisetiers dont on fait des flûtes, les chevreuils se régalant des jeunes pousses, ce que les arbres creux contiennent et dissimulent : le loir, la mésange, la chauve-souris, le pivert, la vie dans les buissons de ronce, dans les murs de pierres sèches, où la bergeronnette s'alimente en insectes, où la vipère se prélasse au soleil... Adrien lui offrit tout cela et mille choses encore.
Plus loin :
— Jette moi ça, ce sont des raisins d'ours sans grand intérêt. À côté sont les airelles rouges. Apprends à les reconnaître si tu veux te régaler. Elles sont en grappes et les feuilles sont plus petites.

Ah ! Qu'il est bon de réactiver tous ces souvenirs ! Jean apprécierait de donner à son tour à Jérôme, son petit-fils, hélas loin d'ici, tous les trésors de la nature mis en lumière par son grand-père. Mais ce n'est plus possible. Une telle acquisition se conçoit seulement dans un vécu commun de tous les jours.
Dans l'instant, l'événement jaillit, imprévisible. Ces deux libellules qui copulent, ce bouquet de houx en fleurs qui ornera la table, ces feuilles de hêtre rouge comme des fraises, ce cul-blanc rentrant dans son terrier, ça ne se raconte pas. C'est comme un caramel sur la langue, un chocolat, moments fugaces où, comme sa petite main dans celle calleuse et toujours chaude d'Adrien, ça gratte et ça réconforte en même temps.

Le temps se lève et le ciel se pare de nuages inoffensifs. Le vent vient visiter son corps sous sa chemise entrouverte et donne en même temps vie aux feuillages, à les rendre fous. Il traverse une clairière où des sapins fraîchement abattus, ornés pour certains d'une dentelle de lichen, laissent échapper une forte odeur de résine et d'humus retourné. Demain, les bûcherons les écorceront et les rangeront sur le bord du chemin. Une année entière sera nécessaire pour qu'ils sèchent, au rythme de la nature, et perdent la moitié de leur poids.
Les brindilles craquent sous ses pas. Le sommet des arbres ondule et donne l'impression que la forêt respire. La pilosité de la terre se dresse telle une chair de poule. Rasséréné, Jean, dans une marche vive, redescend de la montagne.
Le raccord de la fontaine est réparé, elle a dû reprendre son chant maintenant.
C'est une belle journée.

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