Bannis

Juin 1940, pourquoi, comment l'exode de ce petit village a-t-il commencé ? Est-ce un ordre d’évacuation ? Ou la mémoire douloureuse de la guerre 14-18 ? Il me reste un vague souvenir du récit fait par mes grands-parents de leur vie d’avant dans ce petit village Picard. La précipitation semble avoir été le maître mot de cet exode.
Après un périple cauchemardesque, mes grands-parents ont trouvé refuge dans la région centre avec leurs huit enfants âgés de cinq à dix-neuf ans. La guerre terminée, ils ne sont pas repartis pas chez eux, les plus âgés s’étant mariés et installés dans cette région d’accueil.
Le retour au pays de mes grands-parents ne s’est fait qu’une dizaine d’années plus tard accompagnés de mon père pour y régler la vente de leurs biens. Ce retour au village leur a permis de renouer des liens d’amitié et familiaux très forts avec ceux qui sont revenus ou qui ne sont pas partis au moment de la débâcle.
De mon souvenir, mon grand-père Richard était fils unique et ma grand-mère n’avait qu’un frère. Cette génération de parents s’est éteinte au même siècle que cette drôle de guerre.
Depuis quelques années je pratique la généalogie, c’est une vraie richesse en termes de lieux et de patronymes. Je fais connaissance ainsi de mes ancêtres mais aussi de mes cousins généalogiques et ils en manquent sûrement ! Une évidence, une intuition ?
Un jour de février 2018 je reçois un surprenant appel téléphonique d’une dame prénommée Anna qui se présente comme étant une amie de ma famille paternelle. Anna est aussi originaire de ce petit village picard. Elle sait que mes grands-parents se sont réfugiés dans la région centre. Jacqueline aimerait retrouver cette famille qui est la sienne. Elle sait que sa mère Gilberte a eu un petit frère prénommé Richard, mon grand-père et des neveux et nièces. Elle en parle souvent à Anna mais n’ose pas entreprendre de recherches sur cette famille perdue. Pour aider son amie, Anna débute des recherches dans l’annuaire du Loir-et-Cher. Et un jour au hasard, elle a appelé mon frère qui lui a conseillé de m’appeler.
Anna me demande si une mise en relation avec Jacqueline est possible. Ma réponse est spontanément oui et j’attends curieuse l’appel téléphonique de ma cousine inconnue.
L’appel ne se fait pas attendre. Quelques jours plus tard, j’ai au bout du fil Jacqueline, une dame cordiale au caractère enjoué. Elle me confirme être une fille de Gilberte, la sœur de mon grand-père. Elle me dit avoir une sœur plus jeune, Monique et un frère, Josef décédé accidentellement en 2004. Elle me raconte des bouts de sa vie, qu’elle habite un petit village près de Troyes. Au cours de la conversation, elle laisse cependant planer un mystère et une gêne sur ce qui a pu éloigner définitivement sa mère de mon grand-père.
Son emballement est si fort d’avoir retrouvé un membre de cette famille inconnue qu’elle souhaite me rencontrer rapidement. Entre temps, elle me fait parvenir une copie du livret de famille de sa maman, pas de doute sur les liens familiaux qui nous unissent.
Je fais bruit à mes frères et sœurs de cette nouvelle. Une de mes sœurs n’est pas étonnée, cette histoire pour elle se présente comme un secret de famille. Par sous-entendus, elle se souvient bien de petites réflexions pas très flatteuses de ma grand-mère sur une belle-sœur. Elle suppose peut-être un problème d’héritage entre le frère et la sœur. Quant à moi, côté généalogique, je n’ai rien. Sur les registres de la mairie du village, la naissance de Gilberte figure bien dans les tables décennales mais les registres d’actes concernant son année de naissance ont été détruits, ce qui ne m’apporte rien sur sa filiation éventuelle.
Jacqueline renouvelle ses appels, insistante sur le fait de me rencontrer, qu’elle peut me recevoir chez elle sans problème.
Nous aimons avec ma sœur et mon frère nous faire des petites virées à six, nous décidons donc que notre prochaine fois sera du côté de Troyes pour rencontrer Jacqueline.
J’avise Jacqueline de ma prochaine venue qui se fera le 1er mai 2018. Je la préviens que j’embarque avec moi dans cette aventure ma sœur et mon frère ainsi que nos conjoints et que je recherche un lieu d’hébergement proche de son domicile. Jacqueline me rappelle le lendemain, m’informe qu’elle peut tous nous accueillir chez elle, pour se connaître, c’est mieux dit-elle.
Nous voilà tous embarqués dans une Volkswagen T4, direction Grand Est. En fin de voyage, après avoir traversé les zones humides de la région auboise, nous arrivons au domicile de Jacqueline. Nous découvrons au bout d’une impasse une petite maison au colombage champenois entourée de verdure. Nous sommes accueillis par Jacqueline et Michel, un couple d’octogénaires, simple et chaleureux. Jacqueline a une démarche boiteuse mais se déplace sans trop de difficulté. Nous avons l’impression de la connaître depuis toujours. Il nous reste à connaître son histoire. Elle nous dit avoir invité Anna, son amie à dîner pour le lendemain.
Le lendemain arrive Anna en voiture d’un petit village de l’Aisne, un voyage de
200 km. C’est une dame fluette et alerte âgée de 86 ans.
Commencent alors les confidences de Jacqueline qui nous raconte sa vie de petite fille placée de longues années dans un centre de rééducation à Berck pour soigner son problème congénital de hanche. Elle évoque la vie de ses parents dans ce petit village picard qu’ils n’ont pas quitté durant toute l’occupation allemande. A l’époque, le sanatorium de ce petit village à l’air vivifiant faisait partie de l’histoire locale. Ses parents y pratiquaient le maraîchage, l’élevage d’animaux de basse-cour et opportunément la restauration. Leur petite ferme était un lieu de ravitaillement pour la population et l’armée allemande. Que s’est-il donc passé durant ces années sombres ? Gilberte s’était mariée avec un homme étranger au village, venu de Slovénie qui comprend et parle l’allemand. Pas facile pour Jacqueline de raconter ce passé douloureux, Anna l’aide à reconstruire son histoire. Non, dit-elle, tes parents n’ont pas été des collaborateurs, mais victimes de la jalousie et d’une dénonciation.
Jacqueline nous parle de l’amour pour ses parents, de sa vie bousculée, du souvenir de ses jeunes années, des images ni décolorées, ni effacées.
Collaboration avec l’ennemi, accusations plus imaginaires que réelles, où est la vérité ? Le couple a été condamné en 1945 pour espionnage à 15 ans de travaux forcés. Lui a été libéré en 1952, elle quelques années plus tôt pour raison de santé. Durant leur incarcération, leurs trois enfants ont été placés à l’assistance publique. Après leur remise en liberté, le retour au village de la famille n’a pas été possible. Quant à mon grand-père très gaulliste qui a évacué très tôt le village, comment aurait-il pu accepter cela ? Pourquoi mes grands-parents ont-ils attendu 10 ans avant de retourner au village ? Ont-ils craint des représailles, la honte ? Nous sommes consternés par cette révélation, ce passé peu honorable. Jacqueline, après toutes ces années, semble avoir exorcisé ce traumatisme, avoir eu des ressources internes suffisantes pour supporter toutes ces épreuves.
Ce sombre passé nettoyé, nous revenons à des thèmes plus légers. Jacqueline nous raconte sa vie de femme, une partie vécue à l’étranger pour suivre son mari, radiologue industriel. La naissance de leurs 3 enfants, une fille et deux garçons bien débrouillés dans la vie, de leurs petits-enfants.
Elle manifeste sa joie d’avoir retrouvé des cousins contemporains avant qu’il ne soit trop tard. Avec une piété filiale elle tente de réhabiliter l’image de ses parents.
Elle nous propose d’aller visiter le cimetière proche de son domicile, là où reposent sa famille et sa belle-famille. Elle s’arrête sur la tombe de ses parents et après un moment de recueillement, nous l’entendons dire : « Tu vois maman, je t’ai ramené ton frère ». Une émotion qui nous étreint tous.
Jacqueline nous a quittés brutalement 3 semaines plus tard et Anna l’année suivante, deux mémoires éteintes.