Marie se baissa, saisit sa serviette et essuya son front trempé de sueur. Portée par l’énergie de la victoire, elle commençait seulement maintenant, après trois heures trente de combat acharné, à maudire ce soleil implacable. La chaleur suffocante qui régnait sur le court, sans un nuage, sans un souffle de vent, n’arrivait pas à entraver son enthousiasme. Elle et sa coéquipière étaient à quelques instants du bonheur, à quelques instants de ce moment magique auquel peut conduire ce que l’on nomme une balle de match. Elle observa le court. C’était finalement tout simple. Il lui suffisait d’envoyer cette misérable petite balle jaune dans un angle inaccessible, hors de portée de ses adversaires.
Elle leva la tête et balaya du regard les milliers de spectateurs patiemment assis, venus pour elles. Ils étaient là depuis le début de cette aventure, depuis les huitièmes de finale de ce double, où elles avaient éliminé les Russes, pourtant grandes favorites du tournoi. Puis vinrent les quarts de finale et un match particulièrement disputé contre les Italiennes. Et en cette fin d’après-midi, elles devaient venir à bout de ces teignes d’Espagnoles à l’habilité diabolique, surtout à proximité du filet. Oui, tout ce public fidèle avait bien mérité de les voir en finale. Elles ne devaient pas le décevoir.
Elle regarda l’arbitre bien à l’ombre sous son parasol, perché sur sa chaise, qui lui fit signe de regagner le court. Elle empoigna nerveusement sa raquette et jeta un œil vers sa coéquipière Françoise, debout derrière la ligne, parfaitement placée. Puis elle saisit une balle et mit toute la rage qui lui restait dans ce qu’elle espérait être le dernier service. Malgré la vitesse fulgurante de la balle, l’une des deux Espagnoles parvint à la renvoyer, cependant trop mollement pour que Marie ne lui fasse le plaisir de la rater. Elle frappa en retour, juste au dessus du filet. L’Espagnole, bien à l’aise dans cette position, mit un coup de raquette hargneux et fit ricocher la balle, qui fila sur le côté droit à quelques mètres de Françoise. Cette dernière, comme pétrifiée, ne put rien faire. Le public, dont les nerfs étaient mis à rude épreuve, poussa une clameur de déception face à cette balle de match manquée.
Marie se replaça derrière la ligne pour jouer la seconde balle. Elle enjamba ce nid de poule grotesque, heureusement hors de sa surface de jeu, mais risquant à tout moment de la faire trébucher. «Lamentable... Ils auraient pu le boucher depuis longtemps... Comment peut-on laisser un court de tennis dans cet état, surtout avant une demi-finale de ce niveau ? ». Elle essaya de rester calme, de ne pas trembler. Incroyable... Elle croyait se souvenir que le court avait pourtant été en parfait état.
Le service impeccable propulsa la balle à une dizaine de centimètres au dessus du filet. L’une des Espagnoles se rua dessus. D’un revers de raquette désespéré, elle réussit à la catapulter à plusieurs mètres de hauteur. La balle décrivit une belle trajectoire parabolique, s’écrasa derrière la ligne blanche et s’immobilisa après quelques rebonds. Le match était terminé. Le public se mit à hurler de plaisir. Marie lança sa raquette en l’air et se précipita vers sa coéquipière, qu’elle serra avec bonheur dans ses bras. C’était leur victoire ! Elles étaient en finale ! Elles ne savaient pas encore contre quelle nation, mais peu importe, elles étaient en finale !
Marie fit plusieurs fois le tour du court pour saluer toute cette foule. Des milliers de spectateurs debout, chantant, hurlant, battant des mains. Elle monta au filet pour féliciter une dernière fois les Espagnoles, certes vaincues, mais qui s’étaient battues comme des lionnes. Marie le reconnaissait volontiers.
Ivre de joie, assommée par la chaleur, elle était en train de perdre toute notion du temps. La partie avait été longue et le soleil commençait à rougeoyer dans le ciel azur. Par la nuit de nouvelle lune qui s’annonçait, ajoutée à l’éclairage public hors d’usage, elle risquait de rentrer chez elle dans l’obscurité la plus totale. Elle enfouit la raquette dans son sac, fit un dernier signe de la main à Françoise et se dirigea vers la sortie. Les chants des spectateurs étaient encore bien perceptibles.
Elle sauta par-dessus un tas d’immondices, amassés juste devant l’entrée du court, poussa une vieille grille rouillée, et quitta le stade. Elle enragea dans son for intérieur : «Ça et le nid de poule, j’ai joué dans de meilleures conditions...». Une sensation étrange la submergea brusquement, la même que lors des compétitions précédentes ; les spectateurs étaient soudainement silencieux. Elle se retourna. Les tribunes avaient disparu, le public avait disparu, le filet, peint en trompe-l’œil sur un mur gris, était bien là, mais ses adversaires imaginaires de l’autre côté s’étaient évanouies elles aussi. Seule Françoise était encore debout, ridicule mannequin de résine au regard vide, dont le bras droit disloqué gisait au sol, conséquence d’une balle espagnole lancée à pleine vitesse lors de cette demi-finale mémorable.
Marie marcha rapidement pour arriver chez elle avant la nuit noire. Elle pouvait deviner encore quelques ridicules masques bleu pâle collés au sol, souvenirs d’une autre époque, d’une époque où un virus malin faisait régner la terreur. Elle avait cherché à oublier ce temps, mais ces morceaux d’étoffe la ramenaient immanquablement à cette réalité douloureuse. Elle avait encore en tête les compétitions de tennis en liberté, sa victoire en tournoi du Grand Chelem, puis arriva ce virus, et avec lui les mutations du virus, les mutations des mutations, et les décès, toujours plus nombreux. Les labos se mirent au travail, produisant des vaccins efficaces, puis soudainement inefficaces contre les nouvelles mutations, puis de nouveau efficaces, avec pour finir ces médecins qui parlaient de «lésions cérébrales irréversibles dues aux mutations et conduisant à une perception déformée de la réalité». Elle se répétait sans comprendre ces phrases apprises par cœur sur les chaînes de télévision...
Mais peu importe, c’était du passé. Ce qui comptait, c’était cette finale avec Françoise. Et elles seront en pleine forme. Car même si ce satané virus court encore, il n’y a plus personne pour les contaminer.
Elle leva la tête et balaya du regard les milliers de spectateurs patiemment assis, venus pour elles. Ils étaient là depuis le début de cette aventure, depuis les huitièmes de finale de ce double, où elles avaient éliminé les Russes, pourtant grandes favorites du tournoi. Puis vinrent les quarts de finale et un match particulièrement disputé contre les Italiennes. Et en cette fin d’après-midi, elles devaient venir à bout de ces teignes d’Espagnoles à l’habilité diabolique, surtout à proximité du filet. Oui, tout ce public fidèle avait bien mérité de les voir en finale. Elles ne devaient pas le décevoir.
Elle regarda l’arbitre bien à l’ombre sous son parasol, perché sur sa chaise, qui lui fit signe de regagner le court. Elle empoigna nerveusement sa raquette et jeta un œil vers sa coéquipière Françoise, debout derrière la ligne, parfaitement placée. Puis elle saisit une balle et mit toute la rage qui lui restait dans ce qu’elle espérait être le dernier service. Malgré la vitesse fulgurante de la balle, l’une des deux Espagnoles parvint à la renvoyer, cependant trop mollement pour que Marie ne lui fasse le plaisir de la rater. Elle frappa en retour, juste au dessus du filet. L’Espagnole, bien à l’aise dans cette position, mit un coup de raquette hargneux et fit ricocher la balle, qui fila sur le côté droit à quelques mètres de Françoise. Cette dernière, comme pétrifiée, ne put rien faire. Le public, dont les nerfs étaient mis à rude épreuve, poussa une clameur de déception face à cette balle de match manquée.
Marie se replaça derrière la ligne pour jouer la seconde balle. Elle enjamba ce nid de poule grotesque, heureusement hors de sa surface de jeu, mais risquant à tout moment de la faire trébucher. «Lamentable... Ils auraient pu le boucher depuis longtemps... Comment peut-on laisser un court de tennis dans cet état, surtout avant une demi-finale de ce niveau ? ». Elle essaya de rester calme, de ne pas trembler. Incroyable... Elle croyait se souvenir que le court avait pourtant été en parfait état.
Le service impeccable propulsa la balle à une dizaine de centimètres au dessus du filet. L’une des Espagnoles se rua dessus. D’un revers de raquette désespéré, elle réussit à la catapulter à plusieurs mètres de hauteur. La balle décrivit une belle trajectoire parabolique, s’écrasa derrière la ligne blanche et s’immobilisa après quelques rebonds. Le match était terminé. Le public se mit à hurler de plaisir. Marie lança sa raquette en l’air et se précipita vers sa coéquipière, qu’elle serra avec bonheur dans ses bras. C’était leur victoire ! Elles étaient en finale ! Elles ne savaient pas encore contre quelle nation, mais peu importe, elles étaient en finale !
Marie fit plusieurs fois le tour du court pour saluer toute cette foule. Des milliers de spectateurs debout, chantant, hurlant, battant des mains. Elle monta au filet pour féliciter une dernière fois les Espagnoles, certes vaincues, mais qui s’étaient battues comme des lionnes. Marie le reconnaissait volontiers.
Ivre de joie, assommée par la chaleur, elle était en train de perdre toute notion du temps. La partie avait été longue et le soleil commençait à rougeoyer dans le ciel azur. Par la nuit de nouvelle lune qui s’annonçait, ajoutée à l’éclairage public hors d’usage, elle risquait de rentrer chez elle dans l’obscurité la plus totale. Elle enfouit la raquette dans son sac, fit un dernier signe de la main à Françoise et se dirigea vers la sortie. Les chants des spectateurs étaient encore bien perceptibles.
Elle sauta par-dessus un tas d’immondices, amassés juste devant l’entrée du court, poussa une vieille grille rouillée, et quitta le stade. Elle enragea dans son for intérieur : «Ça et le nid de poule, j’ai joué dans de meilleures conditions...». Une sensation étrange la submergea brusquement, la même que lors des compétitions précédentes ; les spectateurs étaient soudainement silencieux. Elle se retourna. Les tribunes avaient disparu, le public avait disparu, le filet, peint en trompe-l’œil sur un mur gris, était bien là, mais ses adversaires imaginaires de l’autre côté s’étaient évanouies elles aussi. Seule Françoise était encore debout, ridicule mannequin de résine au regard vide, dont le bras droit disloqué gisait au sol, conséquence d’une balle espagnole lancée à pleine vitesse lors de cette demi-finale mémorable.
Marie marcha rapidement pour arriver chez elle avant la nuit noire. Elle pouvait deviner encore quelques ridicules masques bleu pâle collés au sol, souvenirs d’une autre époque, d’une époque où un virus malin faisait régner la terreur. Elle avait cherché à oublier ce temps, mais ces morceaux d’étoffe la ramenaient immanquablement à cette réalité douloureuse. Elle avait encore en tête les compétitions de tennis en liberté, sa victoire en tournoi du Grand Chelem, puis arriva ce virus, et avec lui les mutations du virus, les mutations des mutations, et les décès, toujours plus nombreux. Les labos se mirent au travail, produisant des vaccins efficaces, puis soudainement inefficaces contre les nouvelles mutations, puis de nouveau efficaces, avec pour finir ces médecins qui parlaient de «lésions cérébrales irréversibles dues aux mutations et conduisant à une perception déformée de la réalité». Elle se répétait sans comprendre ces phrases apprises par cœur sur les chaînes de télévision...
Mais peu importe, c’était du passé. Ce qui comptait, c’était cette finale avec Françoise. Et elles seront en pleine forme. Car même si ce satané virus court encore, il n’y a plus personne pour les contaminer.