Allez Djoko !

Je m’appelle Auguste. Je suis de la génération Z, les nouveaux nés de l’an 2000 ! Mes parents pensaient attendre un garçon, c’est un bébé fille qu’on apporta à mon père, 3 semaines trop tôt, tout en lui annonçant gravement que la maman n’était plus de ce monde. Mon père, bouleversé, ne changea pas mon prénom, à quoi bon ? Une maman morte en couche, un papa déboussolé et un prénom de mec furent mon cadeau de bienvenue. Je compris vite qu’il allait me falloir jouer des coudes et faire preuve de subtilité pour séduire mon macho de papa, lui qui avait longtemps rêvé d’un petit gars solide et sportif. Nous nous apprivoisâmes et notre complicité fût vite évidente. Souvent, non sans humour, il me disait :
- Toi, t’es une fille, sois belle et tais-toi
Puis il guettait mon habituelle réplique :
- Mais voyons Papa, je suis déjà belle et je ne me tairai jamais !
Les années passèrent et nous devînmes inséparables. Mon père, son truc à lui, c’était le sport, tous les sports quels qu’ils soient, avec une passion particulière pour le tennis. Dès l’âge de 2 ans, je me mis à regarder toutes les rencontres sportives à la télévision, avachie sur le canapé, collée à mon père. Lui, avec une bière, moi, mon lait chocolat, nous suivions toutes rencontres, foot, hand, tennis, formule 1, golf...Peu importe, on voulait de l’adrénaline et des vainqueurs ! On encourageait des joueurs qui ne nous entendaient pas, on criait des « allez Djoko », toujours plus hauts, toujours plus forts. Djoko était notre héros, notre boussole, notre référence, et notre « Allez Djoko » devint notre cri de ralliement, d’encouragement, de réconfort, nos 2 mots doux rien qu’à nous. Chaque année, mon père m’offrait 2 journées à Roland Garros. Les premières années, je passais la journée avec lui à regarder les hommes, puis, plus tard, j’abandonnai mon père et m’orientai plutôt dans les gradins trop souvent vides des courts secondaires pour découvrir les prouesses remarquables de nos joueuses. Une année, mon père vint me rejoindre avec enthousiasme pour applaudir les championnes. Je jubilais à l’idée d’avoir su faire évoluer mon père, les petites victoires ne commençaient-elles pas au sein de sa propre famille ?!
Je me mis en quête d’une discipline sportive, je choisis l’équitation. J’avais l’intime conviction que ce sport me conviendrait, un des rares à proposer des compétitions mixtes, nul doute que cela me tenait à cœur. Et pour mes dix ans, mon père, ravi, m’offrit mon propre cheval, une superbe jument selle français, couleur bai que j’appelai Joao.
-Joao ? pour une jument ? me demanda mon père.
-Auguste ? pour une petite fille ? lui rétorquai-je.
Joao et moi ne formions qu’une, mes moniteurs le constatèrent très vite et nous excellâmes lors des parcours d’obstacles. Notre duo était parfait, c’était une jument intelligente, fine, à l’écoute. Je gagnai la majorité des concours locaux et commençai à briller également sur le plan national. Mon père, bel homme, éloquent, toujours seul, assistait à chacune de mes compétitions en criant des « Allez Djoko », ces drôles d’encouragements adressés à une petite fille appelée Auguste suscitaient une véritable curiosité, surtout chez les spectatrices manifestement sous le charme ! Rien ne m’intéressait plus que ma jument, j’aimai son odeur, son regard, j’imitai son hennissement, sa gestuelle...Je frottais mes manches sur son cou pour imprégner mes pulls de son odeur. Cette jument était ma vie, elle comblait assurément un vide. Pourtant un soir de doute, je demandai à mon père
– tu me parles de maman ? mon père hésita puis me répondit
– tu vois Serena ?
– bah oui papa, bien sûr que je vois Serena
-ok... tu vois Steffi ?
- oui papa
- et bien tu mixes ces deux joueuses avec un peu de Maria Sharapova, une touche d’Eugénie Bouchard et peut-être un peu de Nadal et tu trouveras ta mère.
J’adorai sa pirouette et à l’entendre me dépeindre maman de la sorte, Je me réjouis qu’il ne fût pas fan de catch !
En 2012, mon père et moi restâmes seize jours devant la télévision à dévorer littéralement l’intégralité des jeux olympiques d’été. Ce fut une des périodes les plus euphoriques de ma vie, on se fit livrer pizzas, burgers, tacos, sushis et autre junk-food midi et soir, soient seize jours de parfaite harmonie « père-fille » qui ne me quitteront jamais. Lors de la cérémonie de clôture, j’annonçai à mon père que j’allais participer aux JO de 2016. Je m’attendais à un rire moqueur, ou tout au plus un clin d’œil humoristique, mais ce ne fut pas le cas, il me répondit comme une évidence
– Allez Djoko, on s’y met quand ?
J’étais prête, mentalement et physiquement. Je venais de passer trois années extrêmement intenses entre le collège et les centaines d’heures à cheval sur une Joao toujours plus puissante et volontaire. La relation entre ma jument et moi suscitaient l’admiration, je le voyais dans les yeux de mon père. Cette complicité bluffait notre entourage et faisait couler beaucoup d’encre dans les revues spécialisées. Arrivèrent les épreuves de qualification pour les JO. Je commençai le parcours de sélection un dimanche de juin à 14h20. Le début de course fut élégant, fluide et Joao semblait parfaitement à l’aise dans la gestion des obstacles. Nos deux corps fusionnaient, je lui parlai, la félicitai, l’encourageai. Nous en étions aux trois quarts du parcours quand le drame arriva, un dixième de seconde d’inattention de ma part et Joao chuta lors du passage de l’avant dernier obstacle. Hurlements, arrivée du vétérinaire, regards navrés et seringue longue comme mon bras, Joao fut euthanasiée à 14H35, sa tête sur mes genoux, mes larmes tombant sur ses yeux déjà clos.
Je ne remontai jamais à cheval. Joao avait emporté avec elle ma passion, mon don et ma raison de vivre. Je tombai dans une sérieuse déprime qui me cloua au lit pendant des semaines. Mon père ne me dérangea pas, lui-même connaissait trop bien le besoin de faire son deuil, puis, quand il pensa que le temps était venu, il entra dans ma chambre, me prit dans ses bras et me chuchota à l’oreille
– allez Djoko, maintenant, on avance.
Les années qui suivirent furent des plus banales, lycée, copains, copines, séries et jeux vidéo...Une passion grandissait néanmoins. Les jeux en ligne se développaient à grande vitesse, je passai de longues heures à me perfectionner, je ne pensai plus qu’à ça. La thérapie fut bonne, je repris du poil de la bête et pour travailler mon psychisme, me mis à courir, un peu, beaucoup, jusqu’à vingt kms par jour. Je revivais mes parties de jeux dans la tête, je ne me rendais même plus compte que je courais...Ma concentration était à son maximum, je me fis très vite un nom dans le milieu. Je vis une nouvelle admiration dans le regard de mon père et les années qui suivirent furent salutaires. L’épisode Joao était digéré, une nouvelle page s’écrivait, je trouvai le véritable épanouissement dans une discipline sportive mixte. D’années en années, de concours en concours, j’excellais, jusqu’à la consécration.
Nous sommes le 14 Aout 2024, aux Jo d’été à Paris, moi Auguste, 24 ans, suis assise dans une élégante salle de la Sorbonne, 40 caméras fixent mon visage et tentent de sonder la moindre de mes expressions. Je regarde mon adversaire, Nicolaï, jeune russe de 28 ans, et je ne vois que son front, qui, à ce moment précis, perle anormalement. Il est aculé, ce sera pour lui la seconde marche du podium. Je porte délicatement ma manche gauche à mon nez et inspire profondément, j’imagine alors l’odeur de ma jument, repense à ces années auprès de mon père aimant à partager tant d’amour pour le sport et à croire si fort en la Femme battante que je suis devenue. J’esquisse un petit sourire, jette un regard attendri à mon père qui lutte pour ne pas crier
« Allez Djoko », puis je ferme les yeux et murmure à ma jument :
- Hey ma douce Joao, voilà enfin notre revanche, ce coup-là, il est pour toi !

Auguste joua son dernier coup lors de la finale des JO 2024 : « Cavalier en E5, échec et mat ».