Age limite ? La meilleure des réponses

Un réseau de veines apparentes si dense qu’il s’imprime sur chaque parcelle de peau, du visage aux pieds, ne laissant rien à l’écart de cet éclat bleu, livide. Vieillir arrive insidieusement, alors qu’on se persuade que tout vient du cerveau, qui présiderait à toute volonté d’abdiquer ou non. Voilà qu’on y est, sur la branche vermoulue ! Ce n’est pas que Suzanne n’a pas vu arriver au fil des ans les dégradations corporelles successives, mais que maintenant, elle découvre l’étendue du désastre. La peau, cette enveloppe qui habille si joliment, pend désormais comme de détestables oripeaux. Ce n’est pas rien que de compter tous les jours, après la soixantaine, les pertes irrémédiables pour en dresser un tableau accusateur.
Quant au plus vulnérable, le visage, le plus difficile à décrypter objectivement, il a absorbé toutes les déflagrations, mais aussi les victoires que sa vie lui a concoctées. Le regard reste vif chez Suzanne, au fond, une curiosité jamais en défaut. On lit sur son visage les distances parcourues, à pied, pour boucler les itinéraires, dûment calculés, à travers des territoires peu explorés. Cette usure de la peau, qui affecte tant le visage lui est familière, elle se reconnait bien sous des traits fatigués, affaissés, c’est aussi le reflet d’une certaine résignation. Les cheveux, siège de la sensualité, de la vigueur, de la vitalité, perdent de leur substance, ne peuvent plus faire semblant. Choisir entre couleur naturelle, « poivre et sel » et coloration où tout est faux et outrancier, dilemme. Sa posture, formidable revanche sur l’âge, la fait tenir, bien ancrée au sol, ne connaissant ni avachissement, ni effacement.
Elle sait qu’elle a beaucoup demandé à son corps, de longues épreuves, jusqu’à l’épuisement. Mais ce corps, elle ne l’a jamais considéré comme un instrument dénué de raison, que l’on peut brancher ou débrancher à souhait.
Le dépassement des limites, la prise extrême de risques, n’avaient pas de place dans ses aventures. Si excès il y a eu, ce fut par obligation, quand on est au milieu du gué, il est souvent plus facile de continuer que de faire marche arrière. Ce corps qui se souvient de tout, ne lui a pas signifié qu’il arrêtait définitivement la partie. Peut-elle vivre seulement de ses souvenirs ?
L’envie qui revient serait le plus fort stimulant pour se relancer, peut-être une dernière fois. Quelques images captées par hasard, sur une chaîne de télévision dédiée à l’outre-mer, montrent des coureurs investir l’île de La Réunion. D’épreuve en épreuve, cette course qui additionne les difficultés, de quoi décourager les plus intrépides, n’est autre que la bien nommée « Diagonale des fous ».
Trois jours d’efforts colossaux, presque dix milles mètres de dénivelée, se répète-t-elle, ce n’est pas pour toi, oui, mais, la lutte serait belle, la victoire, c’est-à-dire finir dans les temps, une sensation unique...
Un an est passé. Elle a atterri à Saint Pierre, au sud de l’île de la Réunion. Aujourd’hui, elle affronte la foule des coureurs et des accompagnateurs qui viennent prendre leurs dernières instructions auprès des organisateurs de ce grand raid. Elle est accompagnée de Josiane, une amie qui ne court pas mais, sera présente aux différents postes de ravitaillement, de quoi lui éviter de porter un sac trop lourd pendant une soixantaine d’heures.
Beaucoup de bruit, d’excitation, elle se sent un peu perdue au milieu d’une foule de sportifs bien préparés, semble-t-il, qui s’apprêtent à faire la course de leur vie, celle qu’ils avaient en ligne de mire depuis des années. Elle cherche des yeux les vétérans, il y en a, ils restent un peu en retrait, légitimes ou pas, ils sont là. Son inscription a été validée, « vétéran de 70 et plus », elle est presque dans la limite, il n’y a pas de billet pour les octogénaires.
Le sport, très jeune, déjà, évoquait pour elle un monde opposé au carcan qui enfermait les petites filles à l’époque. Quand elle accompagnait son père au stade, le dimanche, elle fixait de ses yeux ébahis les acrobaties qu’étaient pour elle les sauts, le sprint relevait de la magie tant les coureurs touchaient peu le sol, aussitôt partis, aussitôt arrivés. Mais, par-dessus tout, le stade, était un espace de jeu, enthousiasme, bonne humeur, la vraie vie, à l’encontre du morne quotidien fait d’ennui.
Dans les années 50, faire de l’exercice physique, avait fini par être encouragé pour les femmes, après que le corps médical ait fait longtemps campagne contre, prétendant que les organes féminins de reproduction en pâtiraient, les impératifs de santé publique prenant le dessus, la gymnastique notamment, et autres disciplines, finirent par être préconisées pour les femmes.
Il reste quelques heures avant de prendre le départ, elles seront consacrées au repos et à d’ultimes lectures de cartes, contrôler une fois de plus le contenu du sac, un seul oubli et tout s’écroule... Ca y est, les quelques milliers de fous s’élancent pour la traversée de l’île, soit 160 kilomètres environ. Dans la lumière déclinante du soir, elle se sent l’âme d’une exploratrice, qui dans l’immédiat, manque de tomber à chaque foulée.
La course à pied s’apprend les premières années de la vie, les jambes, même chancelantes y suffisent. On fait la course tous les jours, Suzanne était la plus rapide de sa rue ; plus tard, à l’école, il y avait meilleure qu’elle, ce qui la stimulait. Courir l’a aidée quand elle a fait du handball, traverser le terrain très vite ne lui posait aucun problème. Le footing ne connaissait pas encore l’engouement d’aujourd’hui, on prenait les coureurs pour des fous, un peu comme les compétiteurs du raid réunionnais. Mais, après la reconnaissance du marathon, a émergé le prestige de l’ultra course. Suzanne n’a pas cherché à rejoindre l’élite des coureurs, seul le tracé du raid de la Réunion l’a séduite, et, l’inconnu, cette terre volcanique va lui livrer ses secrets !
Le troisième jour de course, Josiane, voit son amie franchir la ligne d’arrivée, hagarde de fatigue, boitant, un mal fou à rester debout. Elles se serrent dans les bras, puis, Josiane aide Suzanne à marcher jusqu’au car qui convoie les coureurs. Il a fallu quelques jours de repos à Suzanne pour raconter à son amie comment elle a construit sa victoire.
Suzanne a réalisé sans trop de mal le premier tiers de la course, elle s’en étonne même, elle avait mangé un repas chaud et s’était reposée, mais elle avait déjà puisé dans ses réserves énergétiques et d’ailleurs des douleurs musculaires et articulaires se faisaient sentir. Malgré les premiers signes de fatigue, elle a avancé sans se poser de questions, elle fait partie d’un tout, une chaine humaine, qui partage le même rêve, traverser l’île et elle se fond dedans. Un appel envoûtant.
Elle se parle beaucoup, s’encourage, elle se dit qu’elle a connu d’autres revers à courir le monde. Trois jours à attendre sous un déluge transie de froid, traverser des ponts branlants, être au bout de ses réserves en nourriture, elle en rajoute tant et tant pour s’avouer qu’elle ne risque rien ou si peu aujourd’hui... Tout se joue à quelques minutes près, repartir à temps des postes de contrôle ou c’est fini ; le temps, juge intransigeant, tient son sort entre des pincettes.
Elle ne s’étend pas auprès de Josiane sur les nombreuses chutes qu’elle aura soignées elle-même, le découragement, puis l’abandon qui se profilait lorsqu’elle n’était que douleur. La présence de Josiane à proximité des postes de ravitaillement, son sourire chaleureux et ses encouragements auront entretenu la flamme d’une volonté vacillante. Son corps, elle en est fière, il ne l’a pas laissée tomber, solide comme un roc, il lui a donné la meilleure des réponses.