Toute histoire commence un jour, quelque part sur l’un des continents de la planète. Mais jamais autant qu’aujourd’hui toutes nos histoires semblent à ce point entremêlées. Je ne savais pas en 2001, lorsque j’avais sept ans, que ce qui déroulait de l’autre côté de l’Océan Atlantique et par-delà la Méditerranée, aurait une influence sur mon propre récit de vie. Pourtant, alors que je passe chaque jour devant les terrasses des restaurants de mon quartier où vit encore le souvenir des barbaries de Paris, je ne peux que me remémorer le moment où nos histoires sont devenues éternellement liées.
La cloche retentit. Les enfants se précipitèrent dans la cour, cartables sur le dos ou trainés par terre. Quatre heures et demi, l’heure de la récré, l’heure du goûter, l’heure de rentrer. Les parents, amassés devant la porte de l’école, se hissèrent sur la pointe des pieds pour apercevoir leur précieuse lignée. D’autres firent de grands gestes pour se signaler ou n’hésitèrent pas à marcher sur les pieds pour s’avancer au premier rang. Rares furent ceux restés en retrait à attendre patiemment que la foule soit dispersée.
Ces tactiques, si bien préparées et répétées du lundi au vendredi, semblaient ce jour-là appliquées avec encore plus de férocité. L’attente avait été électrique, les visages tendus et les gestes agités. Dès l’ouverture des grilles, on mit fin aux bavardages, tirant les enfants par la main sans ménagement ou les prenant carrément dans les bras pour partir en courant. Alors qu’à chaque sortie d’école, les écoliers étiraient le temps pour se dire au revoir, échanger une part de leur goûter ou se dire un dernier secret, cette fois-ci ils n’eurent d’autre choix que de se mettre au tempo de leurs parents. La rue encore animée de rires et de cris la veille fut ce jour-là rapidement déserte.
Mes amis tous partis, je n’avais plus vraiment de raison de trainer devant l’école. Sous le regard méfiant de la gardienne, j’ajustai mon cartable sur le dos, vacillant un peu sous son poids, et pris la direction de la maison. Le chemin n’était pas long, cinq minutes à pied et aucun passage piéton à traverser. Mais les gardiennes ne voyaient pas d’un bon œil les enfants qui partaient seuls. Ils étaient les proies de la rue, prête à les transformer en futurs voleurs, casseurs, emmerdeurs. Mais j’avais très tôt développé des stratégies pour devenir invisible et me faire ignorer des passants et des voitures. Le mur était selon les soirs mon ami ou mon ennemi. Je le longeais, n’ayant qu’à surveiller d’un seul côté de la rue. Mais parfois il me barrait le chemin lorsqu’un groupe de jeunes y était adossé, fumant des cigarettes et interpellant chaque passant d’un ton provocateur. Je gardais la tête baissée et évitait de croiser un regard. J’avançais d’un pas rapide mais sans courir pour ne pas attirer l’attention. Si à cet âge-là, je ne courais pas vraiment de risques, ces codes mentaux se révéleraient très utiles par la suite dès que j’atteins l’âge où mon corps se transforma et mes courbes apparurent. J’y ajoutais alors deux nouveaux conseils de prudence, frapper le nez avec les clés et agripper les couilles.
C’était mon second automne à l’école primaire. Depuis ma première rentrée, j’étais une écolière solitaire. Mes parents travaillaient sans relâche. Souvent ils partaient avant mon réveil pour éviter les embouteillages ou rentraient après mon coucher lorsqu’ils avaient eu un diner d’affaires. Parfois c’était un voyage et je ne les voyais pas pendant une semaine. Pour se faire pardonner, ils me ramenaient à chaque fois une peluche achetée au duty free de l’aéroport. Pas le temps de s’éterniser dans les marchés locaux ou les boutiques de souvenirs. Je donnais à chacune un prénom et je leur inventais une histoire en fonction de leur porte d’embarquement. Les multiples possibles offerts par l’imagination calmaient temporairement mes besoins d’attention. Plus je grandissais, plus ces compagnons de fortune s’entassaient. Et chaque soir, j’essayais de m’endormir dans un coin de mon lit, au milieu de ces amis imaginaires, écrasée par le poids de leur absence.
Ce jour-là, je fis craquer sous mes pieds les premières feuilles d’un automne trop vite arrivé. L’après-midi n’était pas fini mais la lumière peinait à traverser la grosse couche de nuages gris. Les passants serraient leur manteau pour empêcher le froid de se glisser sous leurs vêtements. Les jupes aux couleurs vives, les pantalons en lin clair, les teints bronzés des vacances désormais rangés dans les armoires avaient été remplacés par des costumes aux couleurs sombres et des airs renfrognés. La froide uniformité s’était installée en même temps qu’on perdait quelques degrés.
Au loin, le camion des éboueurs s’avança lentement. Les chauffeurs derrière se maudirent de s’être retrouvés pris au piège. Ils allumèrent la radio mais se demandèrent après quelques secondes ce qu’ils préféraient entre le bruit répété du verre qui se brisait devant eux et les Cassandre. De rancœur, ils klaxonnèrent. Dans ce concert quotidien, je me pressai jusqu’à la porte du jardin. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mes clés. Comme d’habitude, elles étaient tombées bien au fond, coincées entre l’agenda et le livret scolaire. Les couvertures des cahiers griffèrent mes mains sèches mais je n’abandonnai pas. Les cahiers cédèrent et je pus bientôt ouvrir la grille, filer sur le petit sentier qui menait à la portée d’entrée de la maison.
Mon cartable et mon manteau furent vite abandonnés au bas des escaliers, les chaussures enlevées à la hâte.
Je me précipitai dans le salon, alertée par le bruit de la télévision. Celle-ci n’aurait pas dû être allumée. Ce n’est pas que la télévision était interdite mais ceux qui la regardaient devaient mieux le faire discrètement. Gare à celui qui s’installait sur le canapé alors qu’une chaise et un bureau l’attendaient dans sa chambre pour terminer ses devoirs. Parfois, le soir en rentrant, papa posait sa large main sur la télé. Si celle-ci était chaude, il nous faisait les yeux noirs et enquêtait pour trouver le coupable. Ce dernier avait alors droit à son habituel sermon sur le temps perdu dans la passivité et l’aliénation. Les programmes télévisés étaient conçus, disait-il, pour nous rendre accros et cette drogue douce nous éloignait de notre but familial commun, le travail. C’était lui qui donnait un sens à notre quotidien, notre raison de se lever chaque matin. La productivité devait être encouragée et bannie l’oisiveté. Les activités, telles que la musique ou le sport, occupaient toutes nos soirées. Pour notre père, elles servaient cet objectif de ne pas nous laisser suffisamment de moments où seul on serait tenté de s’évader.
J’y retrouvai ma sœur et mon frère, tous deux assis par terre, les yeux rivés sur l’écran. Ils ne me prêtèrent aucune attention. Curieuse, je m’approchai derrière eux, jetant un coup d’œil par-dessus leur épaule. Au milieu d’un ciel bleu, deux tours étaient au cœur de l’écran, à l’image de celles que je bâtissais dans le jeu Simcity2000. On aurait dit deux monstres. L’une, la gueule ouverte, crachait de la fumée noire. Des gens sortaient en panique des tours, et des pompiers se dirigeaient avec leur camion-citerne pour calmer cette créature en colère. Puis la caméra filma le ciel bleu. Un gros oiseau noir filait droit sur l’autre tour. Il la traversa comme si c’était une construction en papier. Explosion. La même fumée noire sortit cette fois-ci des entrailles du deuxième monstre. Des cris se firent entendre, des paroles incompréhensibles, des mots que je n’avais jamais entendu à la maison ou à l’école. Un présentateur télé apparut alors et se mit à expliquer les images. La scène ne se passait pas en France mais aux États-Unis, en début de matinée. Papa m’avait expliqué une fois que j’avais des cousins qui vivaient là-bas, de l’autre côté de l’océan Atlantique. Ils ne parlaient pas la même langue que moi. Si je voulais aller les voir et les comprendre, m’avait-il dit, il faudrait que j’apprenne l’anglais. C’était non négociable.
Le journaliste continua son récit. Ce que j’avais pris pour un oiseau était en fait un avion qui venait de, selon ses mots compliqués, s’encastrer dans la deuxième tour. La première tour avait également connu le même sort quelques minutes auparavant. On ne savait pas quoi en penser. Tous étaient perplexes. Le ciel avait été clair durant toute la matinée, difficile d’imaginer que les avions n’avaient pas vu les tours. Pourtant le mot accident fût répété plusieurs fois. On n’osait imaginer autre chose.
Les monstres réapparurent à l’écran. Ils s’effondrèrent, vaincus par leurs blessures. La panique s’engouffra dans les rues de New-York tel un cyclone qui ne laissait sur son passage que des visages terrifiés. A l’affut des dernières exclusivités, les journalistes filmaient les alentours des tours. La confusion semblait règner parmi les habitants. On pouvait voir sur les images certains pleurer ou hurler le nom de leur collègue, parent, ami disparu. D’autres se mirent à la recherche d’un café où se réfugier en attendant que cette épaisse fumée noire qui surplombait le quartier de Wall-Street s’en alla.
Ces hommes et ces femmes croyaient que lorsque le ciel bleu reviendrait, ils pourraient reprendre leur journée là où elle s’était arrêtée. Boucler leurs dossiers, rentrer chez eux diner ou aller s’enivrer. Sans que rien n’ait changer. Aveuglement de l’instant ou espoir du survivant, cette pensée créa pendant quelques heures un mur invisible contre le tourbillon d’anxiétés qui menaçait d’abattre les survivants de ce qui était encore appelé ce matin-là un accident.
Le commentateur télé réapparut à nouveau et annonça une page de publicité avant le prochain journal. Mon frère pris la télécommande et éteignis la télé. Avant que le silence n’ait eu le temps de s’installer, le téléphone sonna. Ma sœur, l’ainée, décrocha. C’était maman. Elle appelait du bureau et voulait savoir si on était tous à la maison et si on avait vu les images. « Oui on vient de les voir. Non on n’en a pas encore discutées. Oui elle les a vues aussi. Non on attend ton retour avant de lui expliquer. »
Ma sœur raccrocha. Elle me dit de monter dans ma chambre et de faire mes devoirs avant le retour des parents. On se regarda tous les trois. Des émotions impalpables se dessinèrent sur nos visages. Mais les mots ne franchirent pas nos lèvres, nos bouches restèrent entrouvertes, en vain. Un étau invisible opprimait nos poumons. Le silence était le maître des lieux et on devait lui obéir. Refoulant ma tirade de questions, je montai les escaliers en évitant les marches qui craquaient. Principe de précaution devenu réflexe. Mais voilà un faux pas et le vieux bois rugit. Je montai les dernières marches en courant et me réfugiai sur mon lit où j’étalai mon agenda et mes cahiers, tentant d’ignorer les battements trop rapides de mon cœur.
Ce soir-là, ma mère vint me border. Elle s’assit sur le bord du lit et je ne pus m’empêcher de lui demander mon truc favori, le seul qui me permettait de m’endormir sans attendre dans le noir un éventuel marchand de sable dont les horaires étaient plus aléatoires que le bus et qui parfois partait en congé sans prévenir. Elle accepta et me caressa le dos de ses mains chaudes. J’aimais sentir sur ma peau le mouvement de ses mains douces qui sentaient bons la crème qu’elle appliquait chaque matin et soir. Je sentis au bout de quelques secondes qu’elle voudrait déjà partir, retourner à son ordinateur où l’attendait sa boîte mail qui menaçait chaque soir d’être saturée. Mais elle continua et bientôt je lâchai prise.
Cette nuit-là, j’ai rêvé qu’un oiseau immense perçait avec son très long bec les fenêtre de notre maison. Nous avions beau essayer de lui faire peur avec des pierres, il revenait toujours et installait même son nid avec ses oisillons près de mon lit. Toutes nos tentatives pour le faire fuir restèrent un échec jusqu’au jour où, regardant par la fenêtre, je vis que l’arbre sur lequel il avait auparavant élu résidence gisait sur sol, cisaillé. On l’avait privé de foyer et il venait par vengeance nous prendre le nôtre. Malgré mes avant-bras meurtris par ses coups de bec, j’aurai voulu l’aider. Parler avec lui, le consoler, le rassurer. Mais au moment où j’allais avertir les autres, le réveil sonna. Oubliant déjà mon rêve, je me préparai pour l’école sans savoir, qu’à des milliers de kilomètres de là, d’autres oiseaux préparaient leur vengeance et qu’un jour les fenêtres du quartier exploseraient.
Aujourd’hui, j’ai décidé de me consacrer à la coopération internationale et à la défense des marginalisés. Est-ce un choix volontaire, un reste de mon enfance ou la partie de moi qui ne peut ignorer le tout de l’Humanité ? Mes expériences m’ont façonnée. J’ai grandi en exhibant deux principes qui me paraissaient infaillibles ma liberté et mon indépendance. Pourtant, en écoutant le récit des autres, il me semble avoir moi-même vécu leurs peurs et leurs angoisses. Je lis dans leurs yeux les souffrances d’un passé commun. Attentats. Crise économique. Crise de confiance. Réfugiés. Autant de mots qui ont pour synonymes peur de l’abandon, angoisse de la mort et de la séparation. Je voudrais parfois que nos histoires se dissocient singulièrement, ne plus pouvoir les entendre même si je parle désormais non seulement l’anglais mais aussi l’espagnol, l’allemand, l’arabe et un peu de chinois. J’allume très peu la télévision. Reste d’un interdit parental. Mais tout retour en arrière est désormais impossible. L’ignorance est presque un crime. Nos écrans sont omniprésents. Les principes de papa n’ont pas dépassé les murs de notre maison et depuis longtemps celle-ci accueille chaque année les dernières nouveautés des géants du numérique. La parole ne s’est pas libérée pour autant. Les repas familiaux sont toujours aussi marqués par notre pudeur et notre incapacité à dire nos émotions.
Mon histoire ressemble au morceau brisé d’un astéroïde flottant dans l’univers. Pourtant un jour elle se cognera à un autre débris, provoquant quelques éclats qui s’éparpilleront dans l’atmosphère. Pour raccrocher ces morceaux qui partent à la dérive, il va falloir naviguer avec agilité parmi nos émotions. Utiliser nos nouveaux outils d’information et de communication et transformer leur usage. Pour écouter avec attention et sans curiosité mal placée nos expériences passées. Pour regarder ailleurs et prendre conscience des chemins de vie qui se croisent. Pour parler avec les êtres humains, ces débris d’astéroïdes brisées, qui suivent sans raison le sens de l’Histoire qu’il leur a été contée.
La cloche retentit. Les enfants se précipitèrent dans la cour, cartables sur le dos ou trainés par terre. Quatre heures et demi, l’heure de la récré, l’heure du goûter, l’heure de rentrer. Les parents, amassés devant la porte de l’école, se hissèrent sur la pointe des pieds pour apercevoir leur précieuse lignée. D’autres firent de grands gestes pour se signaler ou n’hésitèrent pas à marcher sur les pieds pour s’avancer au premier rang. Rares furent ceux restés en retrait à attendre patiemment que la foule soit dispersée.
Ces tactiques, si bien préparées et répétées du lundi au vendredi, semblaient ce jour-là appliquées avec encore plus de férocité. L’attente avait été électrique, les visages tendus et les gestes agités. Dès l’ouverture des grilles, on mit fin aux bavardages, tirant les enfants par la main sans ménagement ou les prenant carrément dans les bras pour partir en courant. Alors qu’à chaque sortie d’école, les écoliers étiraient le temps pour se dire au revoir, échanger une part de leur goûter ou se dire un dernier secret, cette fois-ci ils n’eurent d’autre choix que de se mettre au tempo de leurs parents. La rue encore animée de rires et de cris la veille fut ce jour-là rapidement déserte.
Mes amis tous partis, je n’avais plus vraiment de raison de trainer devant l’école. Sous le regard méfiant de la gardienne, j’ajustai mon cartable sur le dos, vacillant un peu sous son poids, et pris la direction de la maison. Le chemin n’était pas long, cinq minutes à pied et aucun passage piéton à traverser. Mais les gardiennes ne voyaient pas d’un bon œil les enfants qui partaient seuls. Ils étaient les proies de la rue, prête à les transformer en futurs voleurs, casseurs, emmerdeurs. Mais j’avais très tôt développé des stratégies pour devenir invisible et me faire ignorer des passants et des voitures. Le mur était selon les soirs mon ami ou mon ennemi. Je le longeais, n’ayant qu’à surveiller d’un seul côté de la rue. Mais parfois il me barrait le chemin lorsqu’un groupe de jeunes y était adossé, fumant des cigarettes et interpellant chaque passant d’un ton provocateur. Je gardais la tête baissée et évitait de croiser un regard. J’avançais d’un pas rapide mais sans courir pour ne pas attirer l’attention. Si à cet âge-là, je ne courais pas vraiment de risques, ces codes mentaux se révéleraient très utiles par la suite dès que j’atteins l’âge où mon corps se transforma et mes courbes apparurent. J’y ajoutais alors deux nouveaux conseils de prudence, frapper le nez avec les clés et agripper les couilles.
C’était mon second automne à l’école primaire. Depuis ma première rentrée, j’étais une écolière solitaire. Mes parents travaillaient sans relâche. Souvent ils partaient avant mon réveil pour éviter les embouteillages ou rentraient après mon coucher lorsqu’ils avaient eu un diner d’affaires. Parfois c’était un voyage et je ne les voyais pas pendant une semaine. Pour se faire pardonner, ils me ramenaient à chaque fois une peluche achetée au duty free de l’aéroport. Pas le temps de s’éterniser dans les marchés locaux ou les boutiques de souvenirs. Je donnais à chacune un prénom et je leur inventais une histoire en fonction de leur porte d’embarquement. Les multiples possibles offerts par l’imagination calmaient temporairement mes besoins d’attention. Plus je grandissais, plus ces compagnons de fortune s’entassaient. Et chaque soir, j’essayais de m’endormir dans un coin de mon lit, au milieu de ces amis imaginaires, écrasée par le poids de leur absence.
Ce jour-là, je fis craquer sous mes pieds les premières feuilles d’un automne trop vite arrivé. L’après-midi n’était pas fini mais la lumière peinait à traverser la grosse couche de nuages gris. Les passants serraient leur manteau pour empêcher le froid de se glisser sous leurs vêtements. Les jupes aux couleurs vives, les pantalons en lin clair, les teints bronzés des vacances désormais rangés dans les armoires avaient été remplacés par des costumes aux couleurs sombres et des airs renfrognés. La froide uniformité s’était installée en même temps qu’on perdait quelques degrés.
Au loin, le camion des éboueurs s’avança lentement. Les chauffeurs derrière se maudirent de s’être retrouvés pris au piège. Ils allumèrent la radio mais se demandèrent après quelques secondes ce qu’ils préféraient entre le bruit répété du verre qui se brisait devant eux et les Cassandre. De rancœur, ils klaxonnèrent. Dans ce concert quotidien, je me pressai jusqu’à la porte du jardin. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mes clés. Comme d’habitude, elles étaient tombées bien au fond, coincées entre l’agenda et le livret scolaire. Les couvertures des cahiers griffèrent mes mains sèches mais je n’abandonnai pas. Les cahiers cédèrent et je pus bientôt ouvrir la grille, filer sur le petit sentier qui menait à la portée d’entrée de la maison.
Mon cartable et mon manteau furent vite abandonnés au bas des escaliers, les chaussures enlevées à la hâte.
Je me précipitai dans le salon, alertée par le bruit de la télévision. Celle-ci n’aurait pas dû être allumée. Ce n’est pas que la télévision était interdite mais ceux qui la regardaient devaient mieux le faire discrètement. Gare à celui qui s’installait sur le canapé alors qu’une chaise et un bureau l’attendaient dans sa chambre pour terminer ses devoirs. Parfois, le soir en rentrant, papa posait sa large main sur la télé. Si celle-ci était chaude, il nous faisait les yeux noirs et enquêtait pour trouver le coupable. Ce dernier avait alors droit à son habituel sermon sur le temps perdu dans la passivité et l’aliénation. Les programmes télévisés étaient conçus, disait-il, pour nous rendre accros et cette drogue douce nous éloignait de notre but familial commun, le travail. C’était lui qui donnait un sens à notre quotidien, notre raison de se lever chaque matin. La productivité devait être encouragée et bannie l’oisiveté. Les activités, telles que la musique ou le sport, occupaient toutes nos soirées. Pour notre père, elles servaient cet objectif de ne pas nous laisser suffisamment de moments où seul on serait tenté de s’évader.
J’y retrouvai ma sœur et mon frère, tous deux assis par terre, les yeux rivés sur l’écran. Ils ne me prêtèrent aucune attention. Curieuse, je m’approchai derrière eux, jetant un coup d’œil par-dessus leur épaule. Au milieu d’un ciel bleu, deux tours étaient au cœur de l’écran, à l’image de celles que je bâtissais dans le jeu Simcity2000. On aurait dit deux monstres. L’une, la gueule ouverte, crachait de la fumée noire. Des gens sortaient en panique des tours, et des pompiers se dirigeaient avec leur camion-citerne pour calmer cette créature en colère. Puis la caméra filma le ciel bleu. Un gros oiseau noir filait droit sur l’autre tour. Il la traversa comme si c’était une construction en papier. Explosion. La même fumée noire sortit cette fois-ci des entrailles du deuxième monstre. Des cris se firent entendre, des paroles incompréhensibles, des mots que je n’avais jamais entendu à la maison ou à l’école. Un présentateur télé apparut alors et se mit à expliquer les images. La scène ne se passait pas en France mais aux États-Unis, en début de matinée. Papa m’avait expliqué une fois que j’avais des cousins qui vivaient là-bas, de l’autre côté de l’océan Atlantique. Ils ne parlaient pas la même langue que moi. Si je voulais aller les voir et les comprendre, m’avait-il dit, il faudrait que j’apprenne l’anglais. C’était non négociable.
Le journaliste continua son récit. Ce que j’avais pris pour un oiseau était en fait un avion qui venait de, selon ses mots compliqués, s’encastrer dans la deuxième tour. La première tour avait également connu le même sort quelques minutes auparavant. On ne savait pas quoi en penser. Tous étaient perplexes. Le ciel avait été clair durant toute la matinée, difficile d’imaginer que les avions n’avaient pas vu les tours. Pourtant le mot accident fût répété plusieurs fois. On n’osait imaginer autre chose.
Les monstres réapparurent à l’écran. Ils s’effondrèrent, vaincus par leurs blessures. La panique s’engouffra dans les rues de New-York tel un cyclone qui ne laissait sur son passage que des visages terrifiés. A l’affut des dernières exclusivités, les journalistes filmaient les alentours des tours. La confusion semblait règner parmi les habitants. On pouvait voir sur les images certains pleurer ou hurler le nom de leur collègue, parent, ami disparu. D’autres se mirent à la recherche d’un café où se réfugier en attendant que cette épaisse fumée noire qui surplombait le quartier de Wall-Street s’en alla.
Ces hommes et ces femmes croyaient que lorsque le ciel bleu reviendrait, ils pourraient reprendre leur journée là où elle s’était arrêtée. Boucler leurs dossiers, rentrer chez eux diner ou aller s’enivrer. Sans que rien n’ait changer. Aveuglement de l’instant ou espoir du survivant, cette pensée créa pendant quelques heures un mur invisible contre le tourbillon d’anxiétés qui menaçait d’abattre les survivants de ce qui était encore appelé ce matin-là un accident.
Le commentateur télé réapparut à nouveau et annonça une page de publicité avant le prochain journal. Mon frère pris la télécommande et éteignis la télé. Avant que le silence n’ait eu le temps de s’installer, le téléphone sonna. Ma sœur, l’ainée, décrocha. C’était maman. Elle appelait du bureau et voulait savoir si on était tous à la maison et si on avait vu les images. « Oui on vient de les voir. Non on n’en a pas encore discutées. Oui elle les a vues aussi. Non on attend ton retour avant de lui expliquer. »
Ma sœur raccrocha. Elle me dit de monter dans ma chambre et de faire mes devoirs avant le retour des parents. On se regarda tous les trois. Des émotions impalpables se dessinèrent sur nos visages. Mais les mots ne franchirent pas nos lèvres, nos bouches restèrent entrouvertes, en vain. Un étau invisible opprimait nos poumons. Le silence était le maître des lieux et on devait lui obéir. Refoulant ma tirade de questions, je montai les escaliers en évitant les marches qui craquaient. Principe de précaution devenu réflexe. Mais voilà un faux pas et le vieux bois rugit. Je montai les dernières marches en courant et me réfugiai sur mon lit où j’étalai mon agenda et mes cahiers, tentant d’ignorer les battements trop rapides de mon cœur.
Ce soir-là, ma mère vint me border. Elle s’assit sur le bord du lit et je ne pus m’empêcher de lui demander mon truc favori, le seul qui me permettait de m’endormir sans attendre dans le noir un éventuel marchand de sable dont les horaires étaient plus aléatoires que le bus et qui parfois partait en congé sans prévenir. Elle accepta et me caressa le dos de ses mains chaudes. J’aimais sentir sur ma peau le mouvement de ses mains douces qui sentaient bons la crème qu’elle appliquait chaque matin et soir. Je sentis au bout de quelques secondes qu’elle voudrait déjà partir, retourner à son ordinateur où l’attendait sa boîte mail qui menaçait chaque soir d’être saturée. Mais elle continua et bientôt je lâchai prise.
Cette nuit-là, j’ai rêvé qu’un oiseau immense perçait avec son très long bec les fenêtre de notre maison. Nous avions beau essayer de lui faire peur avec des pierres, il revenait toujours et installait même son nid avec ses oisillons près de mon lit. Toutes nos tentatives pour le faire fuir restèrent un échec jusqu’au jour où, regardant par la fenêtre, je vis que l’arbre sur lequel il avait auparavant élu résidence gisait sur sol, cisaillé. On l’avait privé de foyer et il venait par vengeance nous prendre le nôtre. Malgré mes avant-bras meurtris par ses coups de bec, j’aurai voulu l’aider. Parler avec lui, le consoler, le rassurer. Mais au moment où j’allais avertir les autres, le réveil sonna. Oubliant déjà mon rêve, je me préparai pour l’école sans savoir, qu’à des milliers de kilomètres de là, d’autres oiseaux préparaient leur vengeance et qu’un jour les fenêtres du quartier exploseraient.
Aujourd’hui, j’ai décidé de me consacrer à la coopération internationale et à la défense des marginalisés. Est-ce un choix volontaire, un reste de mon enfance ou la partie de moi qui ne peut ignorer le tout de l’Humanité ? Mes expériences m’ont façonnée. J’ai grandi en exhibant deux principes qui me paraissaient infaillibles ma liberté et mon indépendance. Pourtant, en écoutant le récit des autres, il me semble avoir moi-même vécu leurs peurs et leurs angoisses. Je lis dans leurs yeux les souffrances d’un passé commun. Attentats. Crise économique. Crise de confiance. Réfugiés. Autant de mots qui ont pour synonymes peur de l’abandon, angoisse de la mort et de la séparation. Je voudrais parfois que nos histoires se dissocient singulièrement, ne plus pouvoir les entendre même si je parle désormais non seulement l’anglais mais aussi l’espagnol, l’allemand, l’arabe et un peu de chinois. J’allume très peu la télévision. Reste d’un interdit parental. Mais tout retour en arrière est désormais impossible. L’ignorance est presque un crime. Nos écrans sont omniprésents. Les principes de papa n’ont pas dépassé les murs de notre maison et depuis longtemps celle-ci accueille chaque année les dernières nouveautés des géants du numérique. La parole ne s’est pas libérée pour autant. Les repas familiaux sont toujours aussi marqués par notre pudeur et notre incapacité à dire nos émotions.
Mon histoire ressemble au morceau brisé d’un astéroïde flottant dans l’univers. Pourtant un jour elle se cognera à un autre débris, provoquant quelques éclats qui s’éparpilleront dans l’atmosphère. Pour raccrocher ces morceaux qui partent à la dérive, il va falloir naviguer avec agilité parmi nos émotions. Utiliser nos nouveaux outils d’information et de communication et transformer leur usage. Pour écouter avec attention et sans curiosité mal placée nos expériences passées. Pour regarder ailleurs et prendre conscience des chemins de vie qui se croisent. Pour parler avec les êtres humains, ces débris d’astéroïdes brisées, qui suivent sans raison le sens de l’Histoire qu’il leur a été contée.