Une goutte de sueur lui parcourt la moelle épinière, la faisant frissonner. Bao sait qu'elle n'a que quelques secondes pour atteindre de sa main gantée le creux de ses lombaires dans lequel l'intruse est allée se loger. Trois secondes exactement avant que le géant d'acier ne régurgite sa nouvelle tournée. Engoncée dans sa combinaison de papier, elle doit se contorsionner pour atteindre du bout des doigts sa cible, trop furtivement cependant pour venir à bout de la démangeaison. Elle réessaiera la prochaine fois. Dans onze secondes exactement, le temps qu'il lui faut pour empoigner les masques tout juste confectionnés, les ensacher et les remettre en circuit. Pas une seconde de plus. Ici, ce sont les machines qui imposent leur cadence aux hommes qui n'en sont que des ramifications moins évoluées et moins endurantes. Sa collègue, Li, dit souvent qu'elles finiront par les remplacer complètement et alors, elles devront aller vendre leur carcasse au plus offrant. A moins qu'elles ne succombent avant. Le mois dernier, les chefs ont annoncé que la production allait doubler. Les dragons de fer se sont mis à rugir plus fort que jamais, abattant furieusement leurs griffes métalliques sur les tapis roulants. Un matin, un cri fendit l'air saturé de l'atelier. L'homme, immobile, faisait face aux turbines qui continuaient leur danse folle, indifférentes. Les yeux révulsés d'effroi, il regardait sa main emportée par les rouages avec l'impuissance déchirante d'une femme de marin qui scrute la tempête agitant l'océan. Bao lui trouva le teint cireux de son père quand il avait rejoint sa nuit éternelle. Le lendemain, le sang avait été lavé et l'homme remplacé. Depuis son poste, Bao voit Li saisir un masque par les élastiques pour en tester la robustesse. Elle le déposera à sa droite s'ils résistent, à sa gauche sinon. Le même geste répété à l'infini que seul le tocsin de midi viendra interrompre. Elles se précipiteront dehors humer les vapeurs de pétrichor qui embaument l'atmosphère en cette saison des pluies. Au loin, des rouleaux d'écume fileront sur l'horizon, charriant en leur sein les misères venues d'autres frontières.
- « Il y a bien une remise sur ceux-là ? ». Maria sort de ses pensées pour considérer le paquet qu'elle tient entre les mains. Une boîte de masques comme elle en scanne des dizaines par jour depuis des semaines. Elle allume son moniteur pour vérifier les dernières mises à jour sur les promotions. « Une boîte achetée, la seconde à moitié prix » lit-elle à voix haute avant d'adresser un sourire à l'homme qui, le téléphone collé à l'oreille, ne lui prête déjà plus attention. « De rien » pense-t-elle tout en entrant la réduction sur son clavier. Derrière l'homme, la file d'attente ne cesse de croître. Des rayons s'élève la rumeur fébrile de fin de journée, quand les corps éreintés entrevoient enfin la ligne d'arrivée. Maria sait qu'elle doit se dépêcher si elle espère débaucher à l'heure. Mais depuis quelques temps, une douleur lancinante ralentit ses mouvements, l'empêchant même de porter son garçon de deux ans. Nul mystère sur ce mal qui gangrène au sein du personnel ; c'est une tendinite, l'affliction de la répétition. Elle la sent qui pulse sans relâche comme un tambour battant la mesure. « Saisir, scanner, déposer », cette série est imprimée dans son poignet comme sur une carte électronique. Elle est devenue un de ces automates qu'elle admire dans les vitrines des quartiers chics à l'approche de Noël. Mais aujourd'hui, elle frôle le court-circuit. Elle n'aurait jamais pensé que ce fut la ville qui viendrait à bout de son corps robuste tout droit issu des montagnes d'Araucanie. Là-bas, les rukas abritent parfois jusqu'à quatre générations de tisseuses au dos courbé par le temps mais à la dextérité inaltérée. Leurs doigts filent sur la laine comme sur les crânes d'enfants qui courent autour d'elles et dont la filiation importe peu à l'affection. Mais leurs cœurs se durcissent à mesure que leurs terres et leurs hommes leur sont enlevés par des Goliaths armés. La vie autrefois si paisible n'est plus qu'une lente agonie. Les jeunes s'en vont bon gré mal gré gagner leur pain dans les grandes villes qui accueillent avec âpreté cette main d’œuvre bon marché. Le dernier client parti, Maria compte la caisse avant de rejoindre ses collègues dans les vestiaires du supermarché. Dans cette monotonie, au moins subsistent les rires partagés.
France donne trois coups secs sur la porte pour annoncer son entrée. Le lit défait est vide. Sur la table de chevet, traînent quelques affaires personnelles. La petite salle de bain entrouverte est plongée dans l'obscurité. « Personne » se dit-elle soulagée. D'une main, elle retire l'élastique tendu autour de son oreille, faisant pivoter son masque qui part pendre de l'autre côté. Puis elle fait glisser la fenêtre teintée dans son châssis et inspire une grande lampée d'oxygène. Elle ne saurait dire combien de chambres elle a enchaîné depuis ce matin. Une trentaine peut-être dans lesquelles elle essaie de se faire la plus discrète possible afin de ne pas déranger les patients qui les occupent. Certains n'osent briser le silence, attendant pieusement son départ pour se remettre à leurs affaires. D'autres l'accueillent le sourire plein les yeux, impatients de reprendre la conversation inachevée quelques jours plus tôt. Elle leur conte des histoires de chez elle pour les faire voyager. Et puis, parce que ça l'aide de se rappeler. Chaque souvenir est comme un pansement apposé sur la peau d'un grand brûlé ; la douleur s'apaise l'espace d'un instant avant de revenir plus vive qu'auparavant. S'affairant avec ses serpillières et ses chiffons, elle raconte. Elle raconte la torpeur moite des après-midis, quand les hommes et les bêtes se cachent obstinément du soleil sous peine d'être changés en un de ces marais salés abandonnés par la marée. Et puis la douce brise des heures plus clémentes, où l'on se retrouve en famille autour de mets épicés. Elle ne raconte volontairement que le meilleur. Elle ne dit pas les difficultés, la misère et ses enfants laissés derrière dont le manque est comme un loup qui hurle à la lune de sa nuit intérieure. Elle ne dit pas non plus l'austère désillusion d'un pays dont elle portait le nom. Ça, elle le garde pour ses sœurs de galère qu'elle retrouve à la tombée du soir dans un appartement de banlieue aux murs poreux qui filtrent les souffrances voisines et les unissent en un chant guerrier, s'élevant tel un spectre au-dessus des cités bétonnées.
***
Tout a commencé quand les ouvrières d'une fabrique de masques de Rizhao bloquèrent leur atelier après une série d'accidents qu'avait causés un rythme insoutenable. Le plus grave, qui probablement déclencha la colère, avait coûté la vie d'une jeune femme. Nul ne sait si ce fut en raison de la crise ouverte par la pandémie ou de facteurs inconnus, mais il se produisit une onde de choc qui gagna rapidement toute la Chine. Une fois que l'usine du monde fut à l'arrêt, les marchés se mirent à se dérégler. Les Etats-Unis, profitant de la paralysie de leur principal concurrent commercial, intensifièrent le poids de leurs investissements dans leur pré carré sud-américain. S'en suivit l'accentuation des tensions déjà vives avec les communautés autochtones qui virent leurs terres se réduire comme peau de chagrin. Les Mapuches s'opposèrent aux corps armés venus les déposséder. Les images de ces femmes, maintenues face contre terre par les mains bourrues de militaires, indignèrent jusqu'en Europe. Des voix s'élevèrent, dont celles fatiguées de se terrer dans le silence où l'on enferme les déracinés. Natifs et immigrés s'allièrent dans la lutte pour leur dignité. Leurs mains se joignirent pour ne former qu'un seul poing frappant résolument à la porte de son destin. Cette année-là, la peur changea de camp. On en parle encore aujourd'hui comme de celle où les femmes firent trembler le monde.
- « Il y a bien une remise sur ceux-là ? ». Maria sort de ses pensées pour considérer le paquet qu'elle tient entre les mains. Une boîte de masques comme elle en scanne des dizaines par jour depuis des semaines. Elle allume son moniteur pour vérifier les dernières mises à jour sur les promotions. « Une boîte achetée, la seconde à moitié prix » lit-elle à voix haute avant d'adresser un sourire à l'homme qui, le téléphone collé à l'oreille, ne lui prête déjà plus attention. « De rien » pense-t-elle tout en entrant la réduction sur son clavier. Derrière l'homme, la file d'attente ne cesse de croître. Des rayons s'élève la rumeur fébrile de fin de journée, quand les corps éreintés entrevoient enfin la ligne d'arrivée. Maria sait qu'elle doit se dépêcher si elle espère débaucher à l'heure. Mais depuis quelques temps, une douleur lancinante ralentit ses mouvements, l'empêchant même de porter son garçon de deux ans. Nul mystère sur ce mal qui gangrène au sein du personnel ; c'est une tendinite, l'affliction de la répétition. Elle la sent qui pulse sans relâche comme un tambour battant la mesure. « Saisir, scanner, déposer », cette série est imprimée dans son poignet comme sur une carte électronique. Elle est devenue un de ces automates qu'elle admire dans les vitrines des quartiers chics à l'approche de Noël. Mais aujourd'hui, elle frôle le court-circuit. Elle n'aurait jamais pensé que ce fut la ville qui viendrait à bout de son corps robuste tout droit issu des montagnes d'Araucanie. Là-bas, les rukas abritent parfois jusqu'à quatre générations de tisseuses au dos courbé par le temps mais à la dextérité inaltérée. Leurs doigts filent sur la laine comme sur les crânes d'enfants qui courent autour d'elles et dont la filiation importe peu à l'affection. Mais leurs cœurs se durcissent à mesure que leurs terres et leurs hommes leur sont enlevés par des Goliaths armés. La vie autrefois si paisible n'est plus qu'une lente agonie. Les jeunes s'en vont bon gré mal gré gagner leur pain dans les grandes villes qui accueillent avec âpreté cette main d’œuvre bon marché. Le dernier client parti, Maria compte la caisse avant de rejoindre ses collègues dans les vestiaires du supermarché. Dans cette monotonie, au moins subsistent les rires partagés.
France donne trois coups secs sur la porte pour annoncer son entrée. Le lit défait est vide. Sur la table de chevet, traînent quelques affaires personnelles. La petite salle de bain entrouverte est plongée dans l'obscurité. « Personne » se dit-elle soulagée. D'une main, elle retire l'élastique tendu autour de son oreille, faisant pivoter son masque qui part pendre de l'autre côté. Puis elle fait glisser la fenêtre teintée dans son châssis et inspire une grande lampée d'oxygène. Elle ne saurait dire combien de chambres elle a enchaîné depuis ce matin. Une trentaine peut-être dans lesquelles elle essaie de se faire la plus discrète possible afin de ne pas déranger les patients qui les occupent. Certains n'osent briser le silence, attendant pieusement son départ pour se remettre à leurs affaires. D'autres l'accueillent le sourire plein les yeux, impatients de reprendre la conversation inachevée quelques jours plus tôt. Elle leur conte des histoires de chez elle pour les faire voyager. Et puis, parce que ça l'aide de se rappeler. Chaque souvenir est comme un pansement apposé sur la peau d'un grand brûlé ; la douleur s'apaise l'espace d'un instant avant de revenir plus vive qu'auparavant. S'affairant avec ses serpillières et ses chiffons, elle raconte. Elle raconte la torpeur moite des après-midis, quand les hommes et les bêtes se cachent obstinément du soleil sous peine d'être changés en un de ces marais salés abandonnés par la marée. Et puis la douce brise des heures plus clémentes, où l'on se retrouve en famille autour de mets épicés. Elle ne raconte volontairement que le meilleur. Elle ne dit pas les difficultés, la misère et ses enfants laissés derrière dont le manque est comme un loup qui hurle à la lune de sa nuit intérieure. Elle ne dit pas non plus l'austère désillusion d'un pays dont elle portait le nom. Ça, elle le garde pour ses sœurs de galère qu'elle retrouve à la tombée du soir dans un appartement de banlieue aux murs poreux qui filtrent les souffrances voisines et les unissent en un chant guerrier, s'élevant tel un spectre au-dessus des cités bétonnées.
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Tout a commencé quand les ouvrières d'une fabrique de masques de Rizhao bloquèrent leur atelier après une série d'accidents qu'avait causés un rythme insoutenable. Le plus grave, qui probablement déclencha la colère, avait coûté la vie d'une jeune femme. Nul ne sait si ce fut en raison de la crise ouverte par la pandémie ou de facteurs inconnus, mais il se produisit une onde de choc qui gagna rapidement toute la Chine. Une fois que l'usine du monde fut à l'arrêt, les marchés se mirent à se dérégler. Les Etats-Unis, profitant de la paralysie de leur principal concurrent commercial, intensifièrent le poids de leurs investissements dans leur pré carré sud-américain. S'en suivit l'accentuation des tensions déjà vives avec les communautés autochtones qui virent leurs terres se réduire comme peau de chagrin. Les Mapuches s'opposèrent aux corps armés venus les déposséder. Les images de ces femmes, maintenues face contre terre par les mains bourrues de militaires, indignèrent jusqu'en Europe. Des voix s'élevèrent, dont celles fatiguées de se terrer dans le silence où l'on enferme les déracinés. Natifs et immigrés s'allièrent dans la lutte pour leur dignité. Leurs mains se joignirent pour ne former qu'un seul poing frappant résolument à la porte de son destin. Cette année-là, la peur changea de camp. On en parle encore aujourd'hui comme de celle où les femmes firent trembler le monde.