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Nouvelles :
- Littérature générale
- Animal
- Relation de famille

— Papa, quand ils sont vieux, où c'est qu'ils passent leur retraite les animaux de cirque ?
C'est elle, à n'en pas douter : la question du jour.
Depuis que Jules a découvert qu'on pouvait en poser, il n'arrête pas. Et « C'est quoi mourir ? » et « Pourquoi les étoiles elles brillent ? »... Confrontée à la situation, ma femme Catherine tente de ramener notre fils à des considérations pragmatiques :
— On dit « Pourquoi les étoiles brillent-elles ? », mon chéri.
Ce à quoi Jules, imperturbable, riposte :
— Oui mais pourquoi alors ?
De la grammaire, de la syntaxe, de ces riens qui structurent la langue, Jules se contrefiche. Lui veut des réponses... et la question de ce soir promet d'être difficile à traiter.
— On ne dit pas « où c'est que », mais « où est-ce que », Jules...
— Oui mais c'est où alors Papa ?
J'aurais essayé...
Je tire une fusée de détresse vers Catherine, mais elle a déjà tourné la tête.
Je reste seul face à cette question à laquelle je n'ai pas de réponse. En même temps, je le comprends le petit Jules. « Les redoutables tigres du Bengale » promis au mégaphone par les annonceurs du spectacle n'avaient plus de tigres que le nom. De pauvres bêtes décharnées, usées jusqu'à la corde à force d'années passées en cage... Tout dans ce fichu spectacle fleurait le finissant, l'à bout de souffle... Des clowns rapiécés, un M. Loyal septuagénaire et tremblotant, une trapéziste claudicante... Si Jules m'avait questionné à leur sujet, j'aurais facilement pu lui répondre : « Ils finiront dans une caravane, près d'une voie ferrée, saoulés de regrets. »
Mais voilà, mon gosse, ce soir, s'intéresse aux animaux et à leur tragique destin.
— Alors Papa ?
Ça vient, ça vient...
— Eh bien, quand leurs animaux vieillissent, les gens du cirque appellent un vieux monsieur pour qu'il vienne chercher les bêtes âgées. Il a un grand camion confortablement aménagé, avec des lits pour animaux...
Catherine soupire. Elle n'aime pas que je farcisse la tête de Jules d'imaginaire.
— Celui de la girafe il doit être grand alors ?
— C'est le plus grand de tous !
Et j'explique les couchettes pour girafes, pour singes, pour éléphants...
— Qu'on met en bas dans les lits superposés, pour des questions de sécurité.
— C'est normal je pense, dit Jules qui saisit tout l'enjeu d'une prudente répartition des charges.
— Tu parles que s'ils étaient en haut, il y aurait des risques énormes... D'ailleurs une fois...
Je ménage mes effets, je suspends ma phrase. J'attends que Jules morde à l'hameçon.
— Quoi Papa ?! Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Hop ferré ! Mon môme quémande la suite d'un regard implorant.
— Une fois, le vieux monsieur a placé un éléphant en haut !
Yeux écarquillés, Jules attend, devine la catastrophe. Il faut donc que je lui en invente une.
— C'était au début bien sûr, il ne connaissait pas encore son métier comme aujourd'hui.
— Raconte Papa, raconte qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Il faisait nuit. Le vieux monsieur se rendait compte que son camion avait de drôles de réactions dans les virages, mais il ne pensait pas à l'éléphant. Il pensait la remorque juste un peu plus chargée que d'habitude.
— Et y'a eu un problème, c'est ça ?
— Un sacré problème ! Ils traversaient un village de Corrèze quand le camion s'est couché dans un virage. Il a glissé sur le flanc et s'est arrêté. Mais dans l'accident, les portes arrière se sont ouvertes ! Et tous les animaux se sont enfuis !
— Ah la vache ! dit Jules.
— Le lendemain matin, dans le village, tu imagines, un fameux bazar ! Le facteur, miraud comme c'est pas permis, croyant enfourcher sa mobylette, est grimpé sur un chameau endormi contre le mur du bureau de poste !
— C'est parce que c'est jaune aussi un chameau, que le facteur a confondu ?
Je souris.
— Eh oui Jules ! Du coup le facteur a fait sa tournée à dos de chameau.
Catherine soupire...
— Et ce n'est pas tout ! Il paraît que dans la maison de retraite, les vieux messieurs et les vieilles dames ont passé leur journée avec de vieux tigres sur les genoux.
— Ah la vache ! Et ils avaient pas peur ?
— Tu parles que non, ils les caressaient !
— J'aimerais bien moi caresser un tigre... dit Jules, une pointe de regret dans la voix.
Et je continue à broder autour de la folle journée... Sur le clocher de l'église, un aigle royal a pris la place du coq girouette ; dans le petit étang communal, le surnommé Dédé la bredouille connaît le plus beau coup de ligne de toute sa vie de pêcheur en bataillant plus de deux heures avec un énorme crocodile du Nil ; et il est encouragé dans cet exploit par une colonie de manchots fascinés. Et Jules ponctue mon récit de « Ah la vache ! ». L'épisode du singe vêtu de la soutane du curé, et menant à sa manière l'office dominical, l'amuse tout particulièrement.
Jules est aux anges !
Catherine ne dit rien.
Et moi, je souris.
Jules a les yeux encore tout gonflés de sommeil. Nous déjeunons tous les trois.
— Papa, j'ai réfléchi cette nuit et ton histoire de camion, c'est un mensonge.
Mon petit Jules me lance ça d'une traite, entre deux bouchées de son croissant au beurre.
Il n'attend pas de réponse. Il est parvenu à cette conclusion seul et elle a ce matin la force d'une certitude : son père est un menteur.
Catherine, assise en face de Jules, à côté de moi, son bol de café suspendu entre la table et ses lèvres, reste figée.
— Je te défends d'insinuer que ton père est un menteur, Jules.
Jules pose les yeux sur sa mère, la probité incarnée, et la voix pleine d'espoir lui demande :
— C'est vraiment vrai cette histoire Maman ?
— Euh... on ne dit pas c'est « vraiment vrai », mon chéri.
Catherine et son refuge ! Elle ne veut surtout pas mentir à son fils, tout bonnement inconcevable. Je m'apprête à intervenir quand, après un long silence, elle reprend la parole :
— Mais oui, c'est vraiment vrai. Et puisque tu veux tout savoir, j'ai dormi une fois dans un lit de girafe !
Je suis soufflé ! Dimanche, dix heures vingt-trois minutes, Catherine raconte à notre fils de cinq ans sa folle nuit passée dans un lit de girafe.
— Tu aurais vu les singes Jules ! Poussés par leur curiosité, ils se sont assis à côté de moi, ils m'ont flairée, épouillée et ont joué avec moi.
— À quoi vous avez joué, Maman ?
Jules brûle de curiosité, il voudrait tout savoir. Dans sa petite tête, le doute a cédé la place à l'enthousiasme. Il n'est plus qu'images, rêves... Et Catherine lui offre de quoi nourrir son imagination : avec les singes elle a joué à saute-mouton ; pour mettre de l'ambiance, un ours accordéoniste soufflait les airs appris pour son numéro, accompagné par un éléphant virtuose des claquettes ; émerveillées par ce spectacle improvisé, des otaries applaudissaient !
Jules et moi ne pouvons nous retenir d'éclater de rire quand Catherine se met à frapper dans ses mains, et la bouche en cul de poule, à pousser les « hon-hon » caractéristiques de l'otarie. Un vrai spectacle à elle toute seule, ma Catherine ! Jules pleure de rire, supplie sa mère d'arrêter, sinon il va faire pipi dans sa culotte.
J'ai envie que ce dimanche matin dure une éternité.
Je voudrais que Catherine fasse tourner une balle sur la pointe de son nez.
Mais elle nous sourit et nous fait signe de venir à elle.
Jules et moi allons nous lover dans ses bras.
Elle fait encore « hon-hon » et dit :
— En otarie, ça veut dire « Je vous aime ».
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