Un dernier pour la route

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— Quand ça t'échappe, tu vois, c'est déjà mal barré. C'qui faut, c'est tenir... Tenir à l'idée, bien s'accrocher, t'as pas d'autres moyens pour t'en sortir... Eh dis donc ! fais voir à la boutanche quand même... Moi, tu m'verras jamais, qu'ça m'échappe, c'est juste une question d'hygiène morale. J'en ai vu plus d'un qui se complaisent, et qui, quand ils s'endorment, tu vois leurs ombres qui s'échappent. Et ça, c'est pas bon signe, ça veut dire que demain, ils seront plus des hommes entiers, tu vois. Et quand t'es une moitié d'homme, j'vois pas tellement comment tu peux survivre. Alors je t'assure que mon ombre, elle reste bien accrochée à mes pieds. Comme ça, quand le soleil se couche sur le pont Neuf, j'vois mon ombre qui grandit, et ça m'grandit pareil... Et ça, c'est drôlement agréable... J'dis un peu des conneries, mais faut pas m'en vouloir... L'habitude... C'est quoi, ton nom déjà ?
— Benoît-Joseph Labre.
— Dis voir, avec un nom pareil, tu s'rais pas un peu aristo, des fois ? Parce que, tu sais, tu serais pas le premier. Même moi, mon père, un jour, il m'a fait une démonstration de notre arbre « généalolithique », et paraîtrait que je suis un petit cousin au cinquante-troisième degré du roi du Danemark alors, hein...

Il boit. Frénétiquement. Il tète à même la bouteille. Sa pomme d'Adam monte et descend au rythme de ses goulées de plus en plus rapides. L'ascenseur éthylique d'un homme qui a soif...

— Parce que, faut pas croire, j'ai rien contre les aristos. Mais admets qu'c'est pas toujours que je picole avec un mec de la haute. Alors, dis voir, qu'est-ce qui t'a mené dans la rue ?
— Personne n'a voulu de moi, où que j'aille. Alors la rue, finalement, ce n'est pas le pire de ce que je peux endurer.
— Je suis d'accord avec toi, mon pote. Faut pas se leurrer. Les autres, y te regardent bizarre, mais moi, j'ai envie de dire, un compagnon dans le besoin, tu le laisses pas à l'aveuglette, surtout si y a une bouteille à la clé, donc ça m'fait plaisir de t'accueillir dans mon palace. Dis voir, qu'est-ce t'en penses, de ma turne ?
— C'est spartiate...
— Ha ! ha ! dis donc, t'en connais des mots, pour un mec au fond du trou. Allez, à la tienne Benoît-Joseph.

Ce n'est pas le premier pour moi, mais ce n'est jamais facile. Surtout qu'il commence à me plaire, le bonhomme. Ce n'est pas souvent que l'on m'accueille comme ça. Sa maison en carton, bien sûr, ce n'est pas Byzance, mais que l'on me laisse entrer... juste comme ça... Bien sûr, il fait froid ; bien sûr, il pue. Mais dans mon boulot, les odeurs, on fait avec. Et puis avant, je devais sentir vingt fois pire...

— Eh ! dis voir, m'sieur le marquis, t'aurais pas une clope, des fois ? Pour aller avec...

Il rit. C'est bien. Il m'appelle l'aristo, il se marre. Je le comprends. Je rirais aussi si je me voyais. Dans ces habits-là. Lui, il s'appelle Cédric, il vient d'avoir cinquante-six ans. Né dans le Nord, mineur à treize ans, vagabond à quatorze, ivrogne à quinze. Il semble avoir appris à rire depuis. Il veut qu'on l'appelle Fakir... Et il fait le clown avenue Alsace-Lorraine... Il fait marrer les gosses et les musiciens de rue... Mon Dieu, mais qu'est-ce que Tu me fais faire !

— C'est marrant, quand même, que je te rencontre... Tu vois, ce soir, j'avais pas d'espoir, j'avais fait une mauvaise journée de manche… Les bleus, y me sont tombés dessus. J'me suis battu avec le travelo de la gare Centrale, et v'là que tu débarques. Bon, ta bouteille, c'est pas du Saint-Émilion, mais ça fait tout de même vachement plaisir d'avoir de la compagnie...
— Fakir... Faut qu'on discute...
— De quoi ?

Voilà, il faut lui dire. Le pourquoi du comment.
Ça me fait toujours mal, ce moment-là. Le moment où il faut leur annoncer. Bon Dieu d'bon Dieu, comme il dirait. Avec certains, tu rechignes un peu. Mais c'est comme ça... Et puis surtout, comment lui dire ? Lui qui s'est accroché à la vie comme à son ombre. Mon Dieu, je suis désolé, mais je n'ai vraiment pas envie...

— Ben, gars, reste pas là sans rien dire… Qu'est-ce qui se passe ?
— Tu es mort, Fakir, voilà ce qu'il se passe. Tu es mort tout à l'heure. Il n'y a pas eu de cris, il n'y a pas eu d'ambulances, et personne pour tes derniers mots. Et le coup de la lumière blanche, c'est rien que du mytho, voilà ce qu'il se passe. Tu es mort sous les coups de l'autre brute, et je viens pour t'emmener...

Un temps. Il y a toujours un temps. Où ils se remémorent, où ils se rappellent, où ils s'imaginent que ça aurait pu être autrement. Mais l'imagination ne suffit jamais. Au bout du compte, ils le savent bien mieux que moi.

— Eh ! dis voir, tu m'emmènes où ?
— Au paradis, Fakir... Ou disons, dans un endroit que l'on pourrait appeler comme ça...
— Et mon ombre, elle vient avec moi, mon ombre ?
— Non, Fakir, elle, elle va en enfer. C'est sa place.
— Je peux pas la suivre, moi, mon ombre ? J'veux dire, aux Enfers, il fait chaud, ça m'irait mieux.
— Écoute Fakir, je ne peux pas faire ça, c'est pas comme ça que ça marche. Mais fais pas la gueule, avec un peu de chance, tu vas t'y plaire, au paradis...
— Ouais, ça dépend du programme... et de la qualité de la gnole... Et la résurrection, je pourrais pas ? Essayer, comme ça, pour voir ?
— N'exagère pas, Fakir, on ne fait pas dans la résurrection spontanée. Ça prend du temps, si tu veux vraiment, si tu veux vraiment...
— Et la réincarnation ? Ça, ça me plairait. Tu sais c'est quoi, mon plus grand regret ? J'aurais aimé être anglais pour pouvoir dire « Madame ».

Je le convaincs comme je peux. C'est con, mon Dieu, vraiment con que tu laisses partir ceux-là avant les autres. Il va se faire chier au paradis. Lui, il a besoin de la terre, il a besoin des gens. Tu m'as fait partir, comme tu fais partir Fakir. Si seulement on avait le droit de se défendre...

— Tu sais ce qui m'étonne le plus dans ton histoire de paradis ?
— Non, mais dis toujours ?
— J'aurais jamais cru, mais alors, vraiment jamais, que Dieu puisse avoir la décence d'exister...

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