Plume Rouge

Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre.
Je n'ai jamais pensé appartenir à un endroit autre que celui-ci. Je ne me suis jamais senti comme étranger à cette terre, non, je pense que c'est vous, qui avez fait de moi, un être à part.
Pendant longtemps, j'ai imité les autres, marchant sur leur pas, devenant l'homme que ma mère voulait que je sois. Mais qu'est-ce que cela signifie être un homme? Est-ce que cela signifie être fort ? Aimer une femme ? Se marier avec elle ? Avoir des enfants ? Si telle est la définition, alors peut-être n'en suis-je pas un, du moins pas un de ceux-ci.
Avant, j'avais peur de ne pas être comme vous, j'essayais, mais je n'étais qu'un enfant qui portait un déguisement, marchant dans ce couloir sombre qu'est la société. C'était un couloir bien étroit vous savez, il y faisait sombre, froid et sur les murs, je voyais les yeux de ces inconnus qui me dévoraient et me jugeaient, me faisant sentir si petit dans leur reflet. C'est comme si j'étouffais de l'intérieur et que la peur me paralysait sur place, et un jour, une main m'a sauvé et m'a guidée. Cette main m'a appris à aimer, à m'aimer et pour la première fois j'étais moi-même, je vivais.
Au début, nous nous retrouvions un peu partout, vivant de doux moments comme si demain n'existait pas ou que l'on pourrait lui faire face. Lorsque j'étais avec lui, je me sentais léger, heureux et le fait que nous soyons deux hommes m'importait peu, nous nous aimons et c'était suffisant.
Je me remémore notre premier baiser, nous étions au lycée, à notre endroit habituel, j'ai été le premier à m'approcher, c'était si naturel de coller mes lèvres contre les tiennes. J'avais l'impression que le monde n'existait pas autour de moi et je pense qu'il ressentait la même chose. Le temps s'écoulait et aucun de nous deux ne souhaitaient se séparer de l'autre, aucun de nous deux ne se souciaient de ce qui se passait autour de lui, ni des regards indiscrets ou encore des appareils photos qui se dirigeaient vers nous alors que nous étions dans notre monde.
Les rumeurs s'étaient alors vite répandues, du lycée jusqu'à la ville, de la ville jusqu'à ma mère. Elle n'y croyait pas au début, elle avait peur de demander, peur qu'elles soit vraies, puis un après-midi, elle nous avait vu, nous embrasser près du cinéma où nous retrouvions le weekend. Je revois dans mon esprit ce regard de dégoût, de colère dans ses yeux, un regard que je n'ai jamais compris, mais qui m'a hanté. Je me souviens de la façon dont tu avais tenu ma main ce jour-là, pour me soutenir, je pensais être assez fort, mais je ne l'étais pas. J'avais l'impression d'être de nouveau dans ce couloir, petit, fragile, plein de honte et de peur d'être moi-même aux yeux de tous et j'ai lâché ta main. Je n'ai jamais regretté un moment autant que j'ai regretté celui-ci, je n'ai pas prononcé un mot, je n'ai pas lutté, je n'ai rien fait mise à part pleurer et trembler, je n'ai pas osé te regarder dans les yeux alors que je t'avais brisé.
Couché sur mon lit, les tremblements de mon corps refusait de s'estomper, le bruit de la porte qui retentissait dans la pièce ne me faisait rien, ni les pas de ma mère s'approchant de moi. J'entendais sa voix, son jugement, elle pleurait en disant qu'elle pensait m'avoir appris la différence entre le bien et le mal, que ce n'était qu'une crise d'adolescence et que si je continuais sur cette voie, je ne serais jamais heureux. Pourtant je l'étais. Elle m'a souri puis elle m'a dit qu'elle m'aimait, je lui ai alors répondu la seule phrase que j'ai eu la force de prononcé «  l'amour c'est accepté l'autre tel qu'il est, pas comme on voudrait qu'il soit ». Elle n'a pas répondu partant sans se retourner. Si seulement j'étais plus fort pour le lui montrer, si j'avais la confiance qu'il avait, je n'aurai jamais lâché sa main.
Les jours sont passés, puis les mois, et j'étais incapable de sortir de ma chambre, le monde extérieur n'avait plus aucune valeur si je ne pouvais plus le voir. Je ne voulais pas retourner à cette vie terne et triste que j'avais avant lui. Mes nuits étaient pleines de regrets, vivant inlassablement ce moment dans mes cauchemars, ce moment où j'ai laissé la peur et l'opinion des autres passé avant mon bonheur. Je me souviens de chaque jour où ma mère venait dans ma chambre, en me demandant de redevenir comme j'étais avant, que je ne comprenais pas à quel point je la faisais souffrir, mais c'était elle qui ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas que ce que j'étais avant, ce n'était pas moi, c'était juste ce qu'elle voulait que je sois et je ne voulais plus de cela.
Elle disait qu'elle m'aiderai à guérir le « mal » en moi mais comment guérir un mal qui n'existait pas ? Elle faisait venir tant de prêtres qui n'avaient jamais compris, alors qu'il parlait d'amour et de paix. Elle m'avait inscrit à tant de thérapies de conversion où je n'étais jamais allé et où elle avait essayé de m'emmener par la force. Elle disait vouloir tout essayer, sans comprendre que la seule chose à faire était de m'accepter tel que j'étais. Le seul mal dont je souffrais était celui d'être incompris, d'être rejeté par elle alors que j'étais enfin moi-même.
Je voulais être libre, vivre cette vie que l'on ne peut vivre qu'une fois. Je voulais plus que n'être que le simple spectateur de ma vie, mais si je ne pouvais plus être moi en le faisant, celle-ci n'avait plus d'intérêt. Je ne voulais plus vivre en fonction de ce que pensais les autres, de ce qu'elle pensait, mais j'en étais incapable. Je ne faisais que survivre dans un monde où être soi revient à être différent, mais je ne veux plus survivre, je ne peux plus. J'ai alors cédé, me demandant si un « ailleurs » existait.
Je regardais ce rouge écarlate se déverser ainsi sur le sol pendant plusieurs minutes, si hypnotique, si vif, si beau, vibrant légèrement aux battements de mon cœur qui retentissaient de plus en plus lentement. Tu m'as toujours vu comme un extra-terrestre maman, mais lorsque je le vois ainsi se répandre autour de moi, je me dis que peut-être nous n'étions pas si différent. Au final comme toi, comme eux, j'étais un être humain. J'aurai aimé que tu le vois comme je l'ai toujours vu, mais je n'ai pas eu la force de te le montrer, comme tu n'as pas eu la force d'ouvrir les yeux.
J'espère qu'il me pardonnera de le laisser, d'avoir lâché sa main alors qu'elle me rendait plus fort, d'avoir abandonné avant d'avoir lutté. J'espère qu'il m'aimera encore un peu malgré les années qu'il passera sans moi, qu'il ne m'oubliera pas, qu'il pensera encore un peu à moi.
J'espère, c'est tout ce qu'il me reste. Je ne peux m'empêcher d'avoir espoir même si c'est vain, parce que je suis un Homme, maman.