Oméline - Après l'effort, le roquefort

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Autrice SFFF, je suis autant active en Auto-Edition qu'en Maison d'Edition classique. Ma préférence ? Les univers un peu déglingués et les personnages bousillés... Ou à l'inverse les grands ... [+]

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Oméline essuya son nez humide d'un coup de manche malhabile, concentrée sur le jeu de ses adversaires. Sous elle, Wilmore gonfla son immense cage thoracique noire puis expira en un grondement sourd qui fit vibrer les spectateurs dans les gradins. Tous suivaient des yeux la balle de cuir épais qui voltigeait d'un dragon à l'autre, et qui rythmait cette partie endiablée de Dragon Polo.
Près des buts adverses, Clairance et sa dragonne turquoise cherchaient une faille dans la défense, déterminée à marquer le dernier point nécessaire à leur victoire. Elles vrillaient et virevoltaient, menant la vie dure à leurs opposantes. Soudain, la coriace petite femme à la carnation très sombre leva un bras ; aussitôt, son ailière droite lui fit une passe habile. À présent dotée du ballon, Clairance plongea à une vitesse stupéfiante, esquiva la contre-pointe adverse et les crocs de son dragon d'argent, opéra un retournement renversé spectaculaire puis se fendit d'un tir ahurissant... que la gardienne de but intercepta d'un coup d'aile agile.
Dans les gradins, Germaine Lacrevure jura. À sa gauche, un jeune mage guindé osa enfin la questionner :
— Ainsi, vous êtes pour les rouges ? Je n'ai pas bien retenu leur nom...
La sorcière des marais répondit sans tourner la tête :
— Les Dévastatrices. Oui, depuis des années.
— Puis-je vous demander pourquoi ? Les vertes ont l'air redoutables, elles aussi. Elles sont même les favorites du Roi Borgne, si mes souvenirs sont exacts.
Cette fois, Germaine quitta la partie des yeux pour toiser son interlocuteur. Il semblait perdu et sincèrement intéressé, aussi elle décida de l'instruire quelque peu ; cela lui éviterait de passer pour un imbécile au match suivant :
— Les Yggdrasil sont puissantes, mais elles manquent de finesse. Elles croulent sous les cartons or.
— Les cartons or ? Que signifient-ils ?
— Qu'un dragon a tenté de faire fondre la balle.
Elle ignora la mine ahurie du jeune homme et poursuivit d'un air inspiré :
— Tenez, regardez, vous allez en avoir la démonstration à l'instant !
Elle plongea la main sous son siège et en sortit un parapluie translucide un peu spécial, qu'elle déploya devant eux juste à temps pour intercepter la langue de feu vomie par un grand dragon argenté. Plus loin à droite, un paladin bien équipé en profita pour faire griller quelques saucisses qui leur mirent l'eau à la bouche. L'arbitre siffla dans une magicotrompe et brandit un petit carton doré, l'air contrarié.
Indifférente à la brusque augmentation de la température, la balle de cuir poursuivait sa course sans fléchir, nimbée d'un sortilège d'ignifugation. Oméline l'intercepta, vive comme l'éclair. La balle était à nouveau pour les rouges ; Germaine en tapa des pieds d'excitation.
— Parfait, parfait ! Observez, jeune homme, et prenez-en de la graine ! Voici la meilleure joueuse des Dévastatrices !
Ils suivirent les acrobaties aériennes en silence quelques instants, se penchant en arrière lorsqu'un couple de joueuses rasait les tribunes d'un peu trop près, ignorant les particules de cendre qui voletaient de-ci de-là dans le sillon d'une Yggdrasil un peu trop enthousiaste.
Le mage dérangea à nouveau Germaine d'une question fort pertinente :
— Quel est le nom de l'ailière gauche ? Celle avec le dragon noir ?
La poitrine de la sorcière des marais se gonfla de fierté lorsqu'elle répondit :
— Il s'agit d'Oméline Lacrevure, et son partenaire de vol est le célèbre Wilmore Feudacier.
— Lacrevure ? Comme vous, n'est-ce pas ? S'agit-il de votre fille ?
L'éclat de rire de la vieille femme surprit les spectateurs voisins, qui se fendirent de quelques commentaires désobligeants ; tous, sauf le paladin qui avait toujours la bouche pleine.
— Ma fille ? Quelle idée ! Ma nièce, petit, ma nièce.
Le mage grinça des dents ; lorsqu'on est le plus grand thaumaturge du Roi Borgne, capable de déchaîner tonnerres et éclairs sur une ville de taille considérable, on a assez peu l'habitude d'être appelé « petit ». Il était néanmoins de notoriété publique que Germaine Lacrevure maniait l'irrespect avec autant d'aisance que son balai volant ; il décida donc de ne pas en prendre personnellement ombrage, et se força à décrisper un poing nimbé d'arcs électriques fort peu discrets.
La sorcière, qui n'avait apparemment rien remarqué, encourageait sa pouliche, de nouveau dotée de la balle de cuir :
— Allez Omé, allez ! Fais honneur à ton instructeur !
Une fois encore, le magicien l'interrogea :
— Un instructeur ? N'est-ce pas vous, son entraîneuse ?
Germaine, concentrée, inclina à peine son considérable appendice nasal vers son interlocuteur et répondit d'une voix distraite :
— Oh non, Ebregésil est bien meilleur que moi en vol acrobatique.
— Ebregésil ?
— Mon crapaud de garde.
Sans remarquer la stupeur du mage des tempêtes, qui n'avait encore jamais eu l'honneur de contempler les péripéties tapis-volantesques du fameux crapaud, Oméline traversait le terrain en direction du but adverse. Déterminée à faire cette fameuse passe décisive dont elle avait le secret, elle s'était juré de permettre à Clairance de marquer l'ultime but de la partie.
D'un coup, un vent glacial se mit à siffler aux oreilles de la joueuse, une très légère pluie embruma ses indispensables lunettes de protection. Pas le temps de s'interroger sur ce brusque changement de météo, l'heure était au jeu ; elle carra la mâchoire et fit signe à Wilmore de plonger.
Une passe de côté, une autre. Clairance était tout près, mais n'arrivait pas à se défaire de sa contre-pointe. Oméline esquiva une charge adverse, puis se fendit d'un demi-tour renversé pour revenir à l'attaque ; cette fois, Clairance était à poste, indifférente aux bourrasques qui devenaient de plus en plus problématiques. Elle réussit une superbe réception, arma son bras musclé... et tira.
Le ballon fusa, illuminé par un soleil brusquement revenu. Le temps se suspendit ; les dragons rugirent, le public bondit sur ses pieds, le cœur vacillant. Dans sa petite enclave ignifugée, le commentateur retint son souffle, puis s'égosilla :
— Et c'est le buuuuuuuuuuut ! Mes amis, quelle spectaculaire remontée de la part des Dévastatrices, qui ont su jouer la carte de... Ohhh attention aux jets de flammes, les Yggdrasils semblent d'humeur fort peu fair-play ! Je disais donc, quelle remontée...
Dans les tribunes, Germaine, assise sur le jeune mage au visage congestionné de fureur, allongé bien malgré lui sur le sol aux planches mal dégrossies, sourit. Elle savoura la chaleur de cette belle journée d'été, puis épousseta sa robe grisâtre et se pencha pour susurrer :
— Sachez, mon petit, que le Roi Borgne peut essayer de tricher autant qu'il le souhaite, jamais il ne réussira à faire gagner ses Yggdrasils de cette manière. Me distraire, hein ? Pensiez-vous que je ne m'apercevrais pas de vos manigances ? Un mage des tempêtes, tsssss...
Puis, sans attendre de réponse, elle se leva et libéra les mains crépitantes d'éclairs de son alter ego, qui n'osait toujours pas faire le moindre geste.
— Allez, Ursule, on y va, la sauce au roquefort nous attend. Lâche le monsieur.
La tarentule de compagnie fixa une dernière fois le malotru de ses multiples yeux tourbillonnants, puis quitta la peau tendre de son cou pour retrouver sa place dans la manche de la sorcière. Ensemble, elles rejoignirent le campement des Dévastatrices, où Gryhad, le fameux dragon gourmet, lançait un des savoureux barbecues dont il avait le secret.

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Image de Oméline - Après l'effort, le roquefort
Illustration : Mathilde Ernst

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