Moi, médecin ? Hors de question !

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Peut-être que c'était le cas. Elle me regardait avec des yeux ronds. Cette fois-ci, c'en était assez ! Plus jamais je ne me plierai aux choix que mon père voulait m'imposer. Il n'y avait pas moyen que je les accepte, si ce n'était pas de mon gré. Fini les courbettes à n'en point finir !
La soirée était glaciale. Non pas en raison de la pluie qui s'était abattue quelques heures plus tôt sur Koutono, notre petite ville, et qui avait laissé traîner une fraîcheur à faire s'endormir le plus vigilant des gardiens de nuit. La soirée était glaciale en raison du froid qu'avait jeté mon dire à l'égard de mon géniteur dans le petit salon de notre maison.
Je suis Andy et je suis le benjamin de la famille Bello. J'ai dix-huit ans et je suis issu d'un milieu assez aisé. Je venais de décrocher un baccalauréat scientifique avec brio, ce qui était un sacré exploit pour moi. Exploit parce qu'au début, la science et moi, c'étaient trois entités distinctes : les sciences, le mépris et moi. C'est dire à quel point je les abhorrais, ces signes que les professeurs de mathématiques s'échinaient à nous insérer dans le crâne à coups de X et de Y. Si j'ai décroché un baccalauréat scientifique, c'est uniquement pour faire plaisir à mon père.
Mon père, ce grand dictateur aux airs de démocrate, m'avait littéralement imposé la voie à suivre après mon Brevet Élémentaire du Premier Cycle. Il voulait d'un docteur dans sa famille, moi, je rêvais d'être riche, tout simplement. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais fini mes études depuis un moment. Je suis de la trempe de ceux qui savent parler et écrire, et j'étais certain que mon étoile brillerait de mille feux une fois loin des tracasseries de l'école. Je rêvais de célébrité, de milliers d'exemplaires de mes livres vendus à travers le monde, mais il fallait que je suive le chemin que m'avait tracé mon père.
Il faut dire que je suis assez talentueux, et cela allait dans tous les sens du terme. Certes, j'avais en horreur les sciences, mais trois ans dans le domaine m'ont permis de comprendre beaucoup de choses et de m'en sortir brillamment. Ça ne voulait toutefois pas signifier que j'étais prêt à abandonner mes rêves pour une aventure en médecine qui durerait au minimum huit ans. Huit ans de ma vie! Je ne pouvais accepter de végéter aussi longtemps dans des cahiers. C'est un métier noble, bien évidemment, mais ce n'était pas ma vocation.
Mon père fut un célèbre architecte. Malgré sa retraite, il Iui arrivait encore de superviser parfois des chantiers. J'appris par ma mère qui l'avait entendu dire par ma tante, la sœur de mon père, qu'il n'avait jamais rêvé d'être architecte et qu'il ne l'était devenu que pour honorer son père, mon grand-père. Ainsi, c'était de famille, que de vouloir imposer un avenir à son enfant ! Eh bien que nenni ! Cette tradition prenait fin ici, et tout de suite.
- Andy, as-tu pris les informations pour l'inscription à la Faculté de Médecine comme convenu ?
Je ne répondis pas. Mes doigts formaient un étau autour du petit coussin que je tenais et que je serrais fortement, pour me rappeler qu'aujourd'hui, il fallait que je sois un homme, responsable de mes choix.
- Papa, je n'ai pas envie de faire la médecine.
Ma mère me regarda et son visage exprimait une sourde supplication. C'était comme si elle hurlait « S'il te plaît, ne lui répond pas comme ça ! Ce n'est pas la réponse qu'il attend ! ». Ce soir, au diable les bonnes manières et le silence coupable. Ce soir, que les anges de la soumission aillent en enfer. Ce soir, je voulais m'émanciper.
- Et pourquoi ne veux-tu pas faire la médecine ? Je pensais qu'on était d'accord. Avec tes résultats, tu obtiendras probablement une bonne bourse, me dit alors mon père.
- Je ne veux pas de cette bourse papa. Je ne veux plus continuer sur ce chemin. J'ai décidé de faire ce qui me semble être le mieux pour moi.
Mon père sourit, déposa son téléphone qu'il manipulait depuis le début de la conversation et se redressa. Il me fixa de ses yeux menaçants, mais je ne baissai pas le regard.
- Fils, je suis plus âgé que toi. J'ai vu la vie et goûté à ses saveurs et à ses déceptions avant toi. Je sais ce qui est bon pour toi, et dans le futur, tu m'en remercieras. C'est une porte de sortie sûre pour toi.
Mais comment pouvait-il estimer savoir ce qui est mieux pour moi ? Je veux bien écouter ses conseils, c'est mon père, mais je sais ce dans quoi j'excelle ! La technique de l'âge et de la science infuse de la vie, ça ne passera pas ce soir ! Je le dis clairement dans mon cœur : Niet !
- Papa, je ne saurai pas être heureux en suivant ce chemin. C'est un choix de vie, et je ne peux m'engager dans un chemin qui ne peut me rendre heureux. Je ne veux pas finir aigri dans ma vieillesse.
Je sentais la tension monter dans notre petit salon. Le débat était très serré, mais je ne comptais pas lâcher. S'il fallait supporter ses injures, je le ferais. S'il fallait sortir de sa maison, je le ferais !
- D'accord. Supposons que tu décides par toi-même. Tu voudrais devenir quoi ?
Sa question, pourtant anodine, prenait à présent une tournure bien différente dans mon esprit. Quoi répondre ? Écrivain sur le net ? Entrepreneur web ? Je savais à quel point ça pouvait paraître ridicule, pour lui qui ne connaissait pas tout ce qu'on pouvait faire sur Internet pour gagner de l'argent, et de façon légale en plus. Ah, la vieille génération !
- Papa, je veux être écrivain et entrepreneur web.
Il éclata de rire. C'était la première fois que je l'entendais rire aussi bruyamment, et mon amour-propre s'émietta. C'était un rire moqueur, un rire bien sadique. C'était le genre de rire qui piétine copieusement votre estime de vous, le genre de rire qui vous fait sentir inutile et idiot.
- Tu feras la médecine Andy. Écrivain, la bonne blague, sortit-il entre deux soubresauts de rire. Halte aux bêtises à présent.
J'étais révolté, indigné, écœuré. D'un coup, je me levai et dis d'un ton ferme et autoritaire :
- Papa, tu ne m'obligeras pas à faire la médecine ! Il n'y a pas moyen que je fasse la médecine. Je n'en veux pas, de tes maladies et de tes médicaments. Je serai écrivain, et rien ne me fera changer d'avis ! Tu peux dire ce que tu veux, je serai écrivain, peu importe ce que ça me coûtera !
Ébahie, ma mère me regardait sans comprendre ce qui m'arrivait. Mon père, le visage à nouveau dur, regardait l'émission que diffusait la chaîne nationale. C'était un documentaire animalier sur l'autorité du chef de meute chez les loups. Au bout de cinq petites minutes qui me parurent être une éternité, il me dit alors :
- C'est ce qu'on verra.
[...]
Assis dans la grande salle avec environ cinquante autres personnes, j'attendais sagement le début des cours. Une femme entra, de blanc vêtue et se présenta à nous.
- Bonjour, je suis le docteur Nouatin. Bienvenue à la Faculté de Médecine.
Sur la dernière page de mon cahier de cours, la tête dans les nuages, je griffonnais les premières lignes de ma carrière d'écrivain.
« La soirée était glaciale... »