Nous avons passé l’Isère à la Sône, sur un pont suspendu nouvellement établi : le bac rapportait cent louis ; le pont donne sept mille francs. Après avoir traversé la jolie forêt de Glaix, nous sommes arrivés à une grande descente, et au bas du coteau nous avons aperçu Pont-en-Royans. Ce village est placé là au bout du monde, tout à fait contre un rocher à pic. Les maisons sont blanches, fort petites et couvertes d’un toit fait avec des pierres blanches. Tout cela se détache sur un rocher gris foncé tirant sur le rouge. Rien de plus singulier.
La Bourne, rivière célèbre dans le pays par la transparence et la beauté de ses eaux, traverse le village en grondant, forme plusieurs cascades, et court vers l’Isère. On y pêche d’excellentes truites ; les meilleures sont tachetées de points rouges, et pèsent moins d’une livre. La Bourne a bien trente-cinq mètres de large ; il faut monter sur le pont, qui est en plein cintre et fort élevé, pour jouir de l’ensemble.
Le long de chaque maison on aperçoit certains petits tuyaux qui descendent jusque dans la rivière, et, ce qui est plus singulier, on voit tout à côté, sur les fenêtres, de nombreux petits seaux en bois, suspendus chacun à une chaînette de fer passant sur une poulie, et à chaque instant, avec ces petits seaux, les habitants, sans avoir de mauvaises pensées, puisent dans la rivière l’eau dont ils ont besoin. M. Buisson m’a fait manger d’excellentes truites ; mais à ce repas je n’ai bu que du vin.
M. B. possède un ouvrage de Nicolas Barnaud, né à Crest (Drôme) dans le seizième siècle ; mais il n’a pu le retrouver ce soir, et le temps me pressait. Barnaud, qui voyagea beaucoup, dit que l’état de France ne peut être sauvé qu’en organisant les bourgeois en milice et vendant les biens du clergé. Il faudra déporter les prêtres qui ne voudront pas se marier, et fondre les cloches. Barnaud publiait ses écrits sous le nom de Froumenteau. On voit que, deux siècles après leur réunion à la France, les Dauphinois étaient encore d’assez singulières gens.
Au moment où ce principe insolent de tout diriger vers le plus grand bien-être de tous cessa peut-être d’animer un peu ces bourgs situés dans les montagnes, et souvent séparés quatre mois de l’année de leurs voisins les plus proches par la neige et le danger des routes, Lesdiguières vint leur apprendre à se soucier fort peu du successeur de leurs dauphins, qui tenait sa cour à cent lieues de leurs frontières, et ne les protégeait pas contre le Savoyard.
Autrefois, à une demi-lieue plus loin que Pont-en-Royans, sur le chemin de Rancourel, il y avait un bac assez singulier. À cent pieds d’élévation, sur la Bourne, on voyait une grosse corde tendue d’une rive à l’autre, et les voyageurs passaient la rivière dans une benne (ou petite caisse de bois ronde) qui avait deux trous ; la grosse corde passait dans ces trous, et, avec une petite corde, on tirait la benne d’un côté de la rivière à l’autre.
Au retour de Pont-en-Royans j’ai traversé rapidement la forêt de Claix, et ensuite Saint-Marcellin, qui a un joli boulevard. En province la vue des arbres rafraîchit l’âme, comme la vue d’une ruine romaine ; c’est quelque chose qui n’est pas affecté.
Mais il faut que ces arbres ne soient pas mutilés et taillés par les ordres de M. le maire. Quelle différence, grand Dieu, avec les charmants jardins de Leipzig, de Nuremberg, etc. ! Et nous nous intitulons la belle France. C’est le pendant de Mery England, l’Angleterre gaie ; tandis que l’unique affaire de la vie d’un Anglais est de tâcher de grimper au rang supérieur, et de ne pas laisser envahir le sien ! Six heures sonnaient comme je changeais de chevaux à Saint-Marcellin ; j’ai pu encore aller coucher à Tullins, chez M. Guizard, maître de poste, auquel M. Buisson m’avait recommandé.
Mais avant d’arriver à Tullins j’ai trouvé une surprise délicieuse ; par bonheur, personne ne m’avait averti. Je suis arrivé tout à coup à une des plus belles vues du monde. C’est après avoir passé le petit village de Cras, en commençant à descendre vers Tullins. Tout à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches du Titien Sur le premier plan, le château de Vourey. À droite, l’Isère, serpentant à l’infini, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, et jusqu’à Grenoble. Cette rivière, fort large, arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée, et de la plus riche verdure. Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinant en rouge noir sur des neiges éternelles, qui n’ont pu tenir sur leurs parois trop rapides. On a devant soi le Grand Som et les belles montagnes de la Chartreuse ; à gauche, des coteaux boisés aux formes hardies. Le genre ennuyeux semble banni de ces belles contrées.
Je ne conçois pas la force de végétation de ces champs couverts d’arbres rapprochés, vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les plus belles récoltes. Je n’ai rien vu de plus étonnant en courant la sublime Lombardie, ou à Naples, dans la terre de Labour. La montagne que l’on descend à Cras fait partie de la chaîne du Jura, qui court de Bâle à Fontaneille, près Sault, dans le bas Dauphiné. J’ai dit au postillon que j’avais un éblouissement, et que je voulais marcher ; il est allé m’attendre, sans répliquer un mot, au bas de la descente. Ainsi rien n’a gâté mon bonheur.
La Bourne, rivière célèbre dans le pays par la transparence et la beauté de ses eaux, traverse le village en grondant, forme plusieurs cascades, et court vers l’Isère. On y pêche d’excellentes truites ; les meilleures sont tachetées de points rouges, et pèsent moins d’une livre. La Bourne a bien trente-cinq mètres de large ; il faut monter sur le pont, qui est en plein cintre et fort élevé, pour jouir de l’ensemble.
Le long de chaque maison on aperçoit certains petits tuyaux qui descendent jusque dans la rivière, et, ce qui est plus singulier, on voit tout à côté, sur les fenêtres, de nombreux petits seaux en bois, suspendus chacun à une chaînette de fer passant sur une poulie, et à chaque instant, avec ces petits seaux, les habitants, sans avoir de mauvaises pensées, puisent dans la rivière l’eau dont ils ont besoin. M. Buisson m’a fait manger d’excellentes truites ; mais à ce repas je n’ai bu que du vin.
M. B. possède un ouvrage de Nicolas Barnaud, né à Crest (Drôme) dans le seizième siècle ; mais il n’a pu le retrouver ce soir, et le temps me pressait. Barnaud, qui voyagea beaucoup, dit que l’état de France ne peut être sauvé qu’en organisant les bourgeois en milice et vendant les biens du clergé. Il faudra déporter les prêtres qui ne voudront pas se marier, et fondre les cloches. Barnaud publiait ses écrits sous le nom de Froumenteau. On voit que, deux siècles après leur réunion à la France, les Dauphinois étaient encore d’assez singulières gens.
Au moment où ce principe insolent de tout diriger vers le plus grand bien-être de tous cessa peut-être d’animer un peu ces bourgs situés dans les montagnes, et souvent séparés quatre mois de l’année de leurs voisins les plus proches par la neige et le danger des routes, Lesdiguières vint leur apprendre à se soucier fort peu du successeur de leurs dauphins, qui tenait sa cour à cent lieues de leurs frontières, et ne les protégeait pas contre le Savoyard.
Autrefois, à une demi-lieue plus loin que Pont-en-Royans, sur le chemin de Rancourel, il y avait un bac assez singulier. À cent pieds d’élévation, sur la Bourne, on voyait une grosse corde tendue d’une rive à l’autre, et les voyageurs passaient la rivière dans une benne (ou petite caisse de bois ronde) qui avait deux trous ; la grosse corde passait dans ces trous, et, avec une petite corde, on tirait la benne d’un côté de la rivière à l’autre.
Au retour de Pont-en-Royans j’ai traversé rapidement la forêt de Claix, et ensuite Saint-Marcellin, qui a un joli boulevard. En province la vue des arbres rafraîchit l’âme, comme la vue d’une ruine romaine ; c’est quelque chose qui n’est pas affecté.
Mais il faut que ces arbres ne soient pas mutilés et taillés par les ordres de M. le maire. Quelle différence, grand Dieu, avec les charmants jardins de Leipzig, de Nuremberg, etc. ! Et nous nous intitulons la belle France. C’est le pendant de Mery England, l’Angleterre gaie ; tandis que l’unique affaire de la vie d’un Anglais est de tâcher de grimper au rang supérieur, et de ne pas laisser envahir le sien ! Six heures sonnaient comme je changeais de chevaux à Saint-Marcellin ; j’ai pu encore aller coucher à Tullins, chez M. Guizard, maître de poste, auquel M. Buisson m’avait recommandé.
Mais avant d’arriver à Tullins j’ai trouvé une surprise délicieuse ; par bonheur, personne ne m’avait averti. Je suis arrivé tout à coup à une des plus belles vues du monde. C’est après avoir passé le petit village de Cras, en commençant à descendre vers Tullins. Tout à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches du Titien Sur le premier plan, le château de Vourey. À droite, l’Isère, serpentant à l’infini, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, et jusqu’à Grenoble. Cette rivière, fort large, arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée, et de la plus riche verdure. Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinant en rouge noir sur des neiges éternelles, qui n’ont pu tenir sur leurs parois trop rapides. On a devant soi le Grand Som et les belles montagnes de la Chartreuse ; à gauche, des coteaux boisés aux formes hardies. Le genre ennuyeux semble banni de ces belles contrées.
Je ne conçois pas la force de végétation de ces champs couverts d’arbres rapprochés, vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les plus belles récoltes. Je n’ai rien vu de plus étonnant en courant la sublime Lombardie, ou à Naples, dans la terre de Labour. La montagne que l’on descend à Cras fait partie de la chaîne du Jura, qui court de Bâle à Fontaneille, près Sault, dans le bas Dauphiné. J’ai dit au postillon que j’avais un éblouissement, et que je voulais marcher ; il est allé m’attendre, sans répliquer un mot, au bas de la descente. Ainsi rien n’a gâté mon bonheur.