Mémoire d'un touriste

J’ai débuté par monter à la Bastille, cette belle montagne que l’on aperçoit de l’allée des marronniers et qui est dans la ville ; le génie militaire vient d’y construire un fort qui fera tirer bien des coups de canon en sa vie. Mais quoique la route qui y conduit soit magnifique, je suis tellement fatigué, que je n’ai pas la force de décrire la vue admirable, et changeant tous les cent pas, que l’on a de cette route. Cette attention passionnée à tant de belles choses si différentes entre elles tue absolument. Et d’ailleurs on a tant abusé de la description depuis quelques années, que, par le fatal souvenir de ce qu’il m’a fallu lire, j’éprouve du dégoût à commencer ce genre de travail. Les plus laides choses n’ont-elles pas été vantées avec le plus d’emphase ?

En allant à la Bastille, on se trouve presque en face de l’énorme pic de Taillefer : au-dessous et un peu à gauche, on a les charmantes collines d’Uriage et d’Echirole. À droite se déploie la plaine du pont de Claix avec sa magnifique avenue de huit mille mètres : cette idée à la Lenôtre, placée au milieu de montagnes sauvages, est d’un effet admirable. Par un hasard heureux, cette avenue se trouve absolument en face du nouveau fort de Rabot, chef-d’œuvre de construction dû à M. le capitaine Gueze : j’y ai vu de nouveaux ponts-levis inventés par cet officier distingué.

Ce qu’il y a de singulier dans les constructions du génie militaire, c’est que, taillant en plein drap, souvent ces messieurs démolissent.


Grenoble, le 9 août.

J’oubliais de dire que de Rives, où j’avais affaire, je comptais gagner le pont de Beauvoisin, Fourvoirie, Chambéry et Genève, d’où je reviendrai bien vite à Paris.

– Mais, m’a dit M. N…, voyez donc le Grésivaudan. Je croyais d’abord qu’il s’agissait d’un lac, mais on désigne par ce nom la vallée de l’Isère.

C’est un pays magnifique autant qu’il est inconnu. Rien en France, du moins dans ce que j’ai vu jusqu’ici, ne peut être comparé à cette vallée de Grenoble à Montméliant. J’arrive de Montbonot, joli village au-dessus de Grenoble, et d’où j’ai pu la bien juger.

La vallée de l’Isère n’est point trop resserrée ; il me semble que fort souvent elle a bien deux lieues de large. Ce qui est admirable, c’est qu’elle a deux aspects absolument différents, suivant qu’on se place sur les collines de la rive droite ou sur celles de la rive gauche. À Montbonot, par exemple, rive droite, vous avez sous les yeux, d’abord les plus belles verdures et les joies de l’été ; plus loin l’Isère, grande rivière ; au delà, des collines boisées, et, encore au-delà, à une hauteur immense et comme sur vos têtes, les Alpes, les Alpes sublimes passées par Annibal, et encore en partie couvertes de neige le 5 août.

Un certain pic qui, je ne sais pourquoi, a des formes arrondies, s’appelle Taillefer ; il est couvert d’énormes prismes de granit, qui restent noirs, parce que la neige ne peut y tenir. On m’a nommé un si grand nombre de ces montagnes respectables, qu’il est bien possible que je confonde.