La fée : Quel est le vœu que ne peuvent exaucer ceux qui peuvent tout, les monarques de l’invisible ?
Manfred : Il en est un ; mais pourquoi le redire ? ce serait inutile.
La fée : C’est ce que j’ignore ; fais-le-moi connaître.
Manfred : C’est une torture que je vais m’infliger, mais n’importe ! ma douleur trouvera une voix. – Dès ma jeunesse, mon esprit ne marchait pas avec les âmes des hommes et ne regardait point la terre avec des yeux humains. La soif de leur ambition n’était pas la mienne ; le but de leur existence n’était pas le mien : mes joies, mes chagrins, mes passions, mon génie, tout faisait de moi un étranger. Quoique j’en portasse la forme, je n’avais aucune sympathie pour la chair respirante, et parmi les créatures d’argile qui m’entouraient, il n’y en avait point,.. excepté une. – J’en parlerai plus tard.
J’ai dit que je n’étais guère en communion avec les hommes et les pensées des hommes. Au contraire, ma joie était, dans la solitude, de respirer l’air pur des montagnes couvertes de neiges, sur la cime desquelles l’oiseau n’ose bâtir son nid, et dont le granit sans gazon n’est jamais effleuré par l’aile des insectes ; – ou bien de me plonger dans le torrent, et de rouler avec le rapide tourbillon de la vague sur le sein soulevé des fleuves et de l’Océan ; luttes où mes forces naissantes s’exaltaient avec délices ! – ou bien encore de suivre, à travers la nuit, la marche de la lune et le cours brillant des étoiles, ou de saisir les éclairs dans l’orage, jusqu’à ce que mes yeux en fussent éblouis ; ou, l’oreille attentive, de regarder les feuilles éparses alors que les vents d’automne murmuraient leurs chants du soir. Tels étaient mes passe-temps, – toujours seul ! et si un des êtres au nombre desquels j’avais honte de me compter se rencontrait dans mon chemin, je me sentais de nouveau dégradé jusqu’à eux, et me retrouvais tout argile.
Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux de la mort, recherchant ses causes dans ses effets ; et de ces ossements, de ces crânes desséchés, de cette poussière amoncelée, j’osai tirer de criminelles conclusions. Pendant des années entières je passai mes nuits dans l’étude de sciences autrefois connues, maintenant oubliées ; à force de temps et de travail, après de terribles épreuves et des austérités telles qu’elles donnent à celui qui les pratique autorité sur l’air, et sur les esprits de l’air et de la terre, de l’espace et de l’infini peuplé, je rendis mes yeux familiers avec l’éternité : ainsi firent autrefois les mages et celui qui à Gadara évoqua du sein de leurs ondes Éros et Anteros, comme je t’évoque aujourd’hui ; et avec ma science s’accrut en moi la soif de connaître, et la puissance et la joie de cette brillante intelligence, jusqu’à ce que…
La fée : Poursuis.
Manfred : Oh ! je n’ai ainsi prolongé ce récit, je ne me suis appesanti sur l’éloge de ces vains attributs, que parce qu’à mesure que j’approche de la plaie vive de mon cœur désolé… Hais, continuons. Je ne t’ai parlé ni de père, ni de mère, ni de maîtresse, ni d’ami, ni d’aucun des êtres auxquels j’étais enchaîné par les liens de l’humanité : si de telles personnes existaient, elles n’étaient point telles à mes yeux, – pourtant il en était une…
La fée : Ne t’épargne pas, – poursuis.
Manfred : Elle me ressemblait. Elle avait, disait-on, mes yeux, mes cheveux, mes traits, tout, jusqu’au son de ma voix ; mais tout cela avait chez elle un caractère plus doux et était tempéré par la beauté. Elle avait, comme moi, les pensées-solitaires et rêveuses, la soif de connaître les choses cachées, et un esprit capable de comprendre l’univers. À cela elle ajoutait des facultés plus douces que les miennes, la pitié, le sourire et les larmes que moi je n’avais pas, et la tendresse ; mais ce sentiment-là, je l’éprouvais pour elle ; et l’humilité, que je n’eus jamais ; ses défauts étaient les miens, ses vertus étaient à elle seule. Je l’aimais et je la vis mourir !
La fée : De ta main ?
Manfred : Ce fut l’œuvre, non de ma main, mais de mon cœur, – qui brisa le sien : – son cœur regarda le mien et se flétrit. J’ai versé du sang, mais ce n’est pas le sien ; – et pourtant son sang fut versé, – je le vis couler – et ne pus l’étancher.
Manfred : Il en est un ; mais pourquoi le redire ? ce serait inutile.
La fée : C’est ce que j’ignore ; fais-le-moi connaître.
Manfred : C’est une torture que je vais m’infliger, mais n’importe ! ma douleur trouvera une voix. – Dès ma jeunesse, mon esprit ne marchait pas avec les âmes des hommes et ne regardait point la terre avec des yeux humains. La soif de leur ambition n’était pas la mienne ; le but de leur existence n’était pas le mien : mes joies, mes chagrins, mes passions, mon génie, tout faisait de moi un étranger. Quoique j’en portasse la forme, je n’avais aucune sympathie pour la chair respirante, et parmi les créatures d’argile qui m’entouraient, il n’y en avait point,.. excepté une. – J’en parlerai plus tard.
J’ai dit que je n’étais guère en communion avec les hommes et les pensées des hommes. Au contraire, ma joie était, dans la solitude, de respirer l’air pur des montagnes couvertes de neiges, sur la cime desquelles l’oiseau n’ose bâtir son nid, et dont le granit sans gazon n’est jamais effleuré par l’aile des insectes ; – ou bien de me plonger dans le torrent, et de rouler avec le rapide tourbillon de la vague sur le sein soulevé des fleuves et de l’Océan ; luttes où mes forces naissantes s’exaltaient avec délices ! – ou bien encore de suivre, à travers la nuit, la marche de la lune et le cours brillant des étoiles, ou de saisir les éclairs dans l’orage, jusqu’à ce que mes yeux en fussent éblouis ; ou, l’oreille attentive, de regarder les feuilles éparses alors que les vents d’automne murmuraient leurs chants du soir. Tels étaient mes passe-temps, – toujours seul ! et si un des êtres au nombre desquels j’avais honte de me compter se rencontrait dans mon chemin, je me sentais de nouveau dégradé jusqu’à eux, et me retrouvais tout argile.
Dans mes rêveries solitaires, je descendais dans les caveaux de la mort, recherchant ses causes dans ses effets ; et de ces ossements, de ces crânes desséchés, de cette poussière amoncelée, j’osai tirer de criminelles conclusions. Pendant des années entières je passai mes nuits dans l’étude de sciences autrefois connues, maintenant oubliées ; à force de temps et de travail, après de terribles épreuves et des austérités telles qu’elles donnent à celui qui les pratique autorité sur l’air, et sur les esprits de l’air et de la terre, de l’espace et de l’infini peuplé, je rendis mes yeux familiers avec l’éternité : ainsi firent autrefois les mages et celui qui à Gadara évoqua du sein de leurs ondes Éros et Anteros, comme je t’évoque aujourd’hui ; et avec ma science s’accrut en moi la soif de connaître, et la puissance et la joie de cette brillante intelligence, jusqu’à ce que…
La fée : Poursuis.
Manfred : Oh ! je n’ai ainsi prolongé ce récit, je ne me suis appesanti sur l’éloge de ces vains attributs, que parce qu’à mesure que j’approche de la plaie vive de mon cœur désolé… Hais, continuons. Je ne t’ai parlé ni de père, ni de mère, ni de maîtresse, ni d’ami, ni d’aucun des êtres auxquels j’étais enchaîné par les liens de l’humanité : si de telles personnes existaient, elles n’étaient point telles à mes yeux, – pourtant il en était une…
La fée : Ne t’épargne pas, – poursuis.
Manfred : Elle me ressemblait. Elle avait, disait-on, mes yeux, mes cheveux, mes traits, tout, jusqu’au son de ma voix ; mais tout cela avait chez elle un caractère plus doux et était tempéré par la beauté. Elle avait, comme moi, les pensées-solitaires et rêveuses, la soif de connaître les choses cachées, et un esprit capable de comprendre l’univers. À cela elle ajoutait des facultés plus douces que les miennes, la pitié, le sourire et les larmes que moi je n’avais pas, et la tendresse ; mais ce sentiment-là, je l’éprouvais pour elle ; et l’humilité, que je n’eus jamais ; ses défauts étaient les miens, ses vertus étaient à elle seule. Je l’aimais et je la vis mourir !
La fée : De ta main ?
Manfred : Ce fut l’œuvre, non de ma main, mais de mon cœur, – qui brisa le sien : – son cœur regarda le mien et se flétrit. J’ai versé du sang, mais ce n’est pas le sien ; – et pourtant son sang fut versé, – je le vis couler – et ne pus l’étancher.