Lithographie (Sans titre, 2021)

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Elle était arrivée chez moi dans un tube cartonné déposé sur les boites à lettres du hall. L'envoi m'était adressé. Je n'attendais rien. L'adresse était calligraphiée d'une belle écriture qui m'était inconnue. Sitôt l'opercule ôté, un subtil parfum floral s'échappa du cylindre. Il contenait ce qui me sembla être une affiche. L'ayant sortie, je la déroulai sur la table, la contemplai, et immédiatement fus conquis. C'était une des plus belles lithographies qu'il m'ait été donné de voir. À la fois sensuelle, étrange, et d'une infinie douceur. Un minuscule bristol l'accompagnait : « Elle est pour vous. » Je décidai de la faire encadrer.

Une semaine passa. Je retournai chez mon encadreur. Il me reçut curieusement, fuyant mon regard, me disant avoir eu quelque mal à réaliser son travail. Quand je lui demandai combien je lui devais, il maugréa : « Rien. Vous êtes un bon client... » puis, m'indiquant un paquet enveloppé de kraft : « Prenez-la. » Il avait dit cela sur un ton peu aimable que je ne lui connaissais pas et s'en était retourné au fond de sa boutique. Je sortis, attribuai son attitude à quelque contrariété.
Rentré chez moi, je dénouai la ficelle et déchirai le papier brun. L'encadreur avait bien travaillé. La moulure, sobre, de teinte lie de vin, soulignée d'un discret filet d'or, rehaussait la lithographie. Un verre la protégeait des salissures. Afin de mieux l'examiner, je l'installai sur l'assise du canapé, appuyée sur les coussins. Dans l'éclairage ouaté de cette fin d'après-midi, elle était absolument superbe. Le personnage, nu, homme ou femme, assis en tailleur, irradiait d'une pâleur bleutée. Passée la surprise de cette carnation inhabituelle, on se sentait irrésistiblement fasciné par l'irréelle beauté qui s'en dégageait. Ce qui semblait être une ouverture pratiquée dans son dos ajoutait au mystère. L'idée me vint d'un tabernacle. Des fleurs graciles s'en échappaient, des campanules, du jasmin, du chèvrefeuille qui déployait ses vrilles. Des fougères argentées frôlaient son dos, caressaient le cou. Je choisis de l'accrocher à la meilleure place et ne cessai de l'admirer qu'à mon coucher.

À mon réveil, ma première pensée fut pour elle. J'avais grande hâte de la contempler, mais au salon, consterné, je trouvai le verre barré d'une fêlure qui courait d'un côté à l'autre du cadre. Je téléphonai à l'encadreur pour lui demander s'il était possible de changer le verre que j'avais pu casser par maladresse. Il me répondit d'abord qu'il était débordé puis, alors que j'insistais, me dit assez sèchement qu'il préférait que je m'adresse ailleurs, qu'il ne voulait plus toucher à ce cadre. Il raccrocha. Je fis couper une vitre à dimensions, la changeai moi-même avec d'infinies précautions, puis raccrochai la litho. Toute la journée, au bureau, elle m'obséda et il me tarda de rentrer.
Il me fallut quelque temps avant que je ne le remarque. Les fleurs, les fougères, par pure illusion sans doute, frémissaient sous une brise légère. Le personnage, l'Être, comme je le nommai, semblait avoir légèrement tourné la tête, comme pour se préparer à me montrer son visage, à me regarder, à me tendre son bouquet de fleurs fraîches. Sa silhouette se paraît de subtiles moirures qui lui donnaient presque vie. Plus encore que la veille, la litho me séduisait.

Le lendemain, trouvant la vitre de nouveau brisée, j'en ramassai les morceaux, décrochai le cadre, le posai sur le dessus du bahut et pris place, en face, dans un fauteuil, curieux et vaguement inquiet. Le tableau, sous mes yeux, à n'en pas douter, prenait lentement vie. Aussi, je restai tout le jour à guetter les changements qui s'y produisaient. Au soir, les fougères avaient poussé, s'étaient divisées, élancées, et couvraient presque le dos et les épaules de l'Être. Les fleurs, en brassées, s'épandaient sur le sol. Plus étrange encore, de l'ouverture dorsale arrivait, par bouffées, une puissante odeur d'humus qui se mêlait à celles de muguet, de réséda. Une odeur si puissante, si entêtante, qu'elle me menait au bord du chavirement. Et c'était maintenant une rumeur qui sourdait de l'ouverture caverneuse, puis des voix lointaines, psalmodiant des cantiques païens. Je m'approchai de l'antre, tentai d'en scruter l'obscurité, tendis la main, mais ne rencontrai sous mes doigts que le grain doux du vélin, la matité de l'encre. La rumeur cessa. Il me fallait me ressaisir, chasser la litho de mes pensées, me soustraire au charme qu'elle m'avait jeté. Je la retournai face au mur puis sortis. Je bus, de bar en bar, et au retour, m'écroulai sur le lit.

Au matin, je retrouvai la litho, sans souvenir de l'avoir ainsi retournée, et mis sur le compte de l'alcool l'impression vague d'avoir été la veille en proie à d'étranges visions. Saisissant le cadre pour le replacer, je sentis, fugacement, glisser sous mes doigts quelque chose de vivant. Je retournai la litho et fus aussitôt saisi. Les fleurs, hier encore éparses, s'étalaient maintenant tout autour du personnage. Les fougères, devenues arborescentes, atteignaient le haut du cadre, couraient aux moulures qu'elles semblaient vouloir coloniser. Le frôlement sur ma main reprit et je dus dégager mon index d'une vrille de chèvrefeuille qui s'y enroulait. À peine l'eus-je libéré qu'un autre filament s'attachait à mon pouce. Je l'arrachai et reposai le cadre. Le fond noir de la litho s'était marbré de nuées violines, griffé de zébrures pourpres. L'alcôve, restée dégagée, s'assombrissait encore et ses remugles envahissaient la pièce. La peur s'insinuait en moi. Plus tard, de mon fauteuil, je suivis la lente métamorphose de la flore. Des tiges ligneuses se hérissaient d'épines et lentement se développaient, rampaient, s'enchevêtraient en buissons. Leurs pointes acérées rendaient vaines toutes tentatives de se saisir à nouveau du cadre et je dus me résoudre à le laisser en place. Je fuis dans ma chambre, et m'y enfermai.

À mon réveil, l'Être, toujours assis en tailleur, me faisait maintenant face. Un feuillage dru me cachait sa poitrine et son sexe, mais laissait visible une alcôve, pareille à celle du dos. Autour de lui, de nouvelles fleurs aux corolles chatoyantes étaient apparues, certaines ceignant son front. Son visage, lisse, me dardait d'un regard d'améthyste et sa main, libérée du bouquet, pointait son index vers moi. Les chants reprirent. Leurs mélopées doucement m'engourdissaient. S'y mêla bientôt un appel d'abord lointain, puis proche. Une voix suave m'appelait des entrailles de l'Être. Elle me disait d'approcher, d'obéir à l'index qui, replié, me faisait signe. Les lianes, toutes proches, ondulaient telles des algues. La voix me pénétrait, envoûtante, persuasive : « Viens. Viens. Ne crains rien. Approche. »

Je ne sais où je trouvai la force de résister à son appel, mais j'y parvins. Des lianes manquèrent de peu mon bras. Les épines m'égratignèrent à peine. Je reculai, plein d'effroi. Les bractées fouettaient l'air, cinglaient le sol comme sous l'effet d'un orage. Les stolons, échappés du cadre, cherchaient à se fixer, filaient aux pieds du meuble, tentaient d'agripper mes chevilles. Je reculai encore, passai la porte. L'invasion du salon se propageait avec une effroyable vélocité. L'Être, toujours assis, d'un infime mouvement de tête, semblait diriger la manœuvre. L'idée me vint d'aller prendre un outil, de m'attaquer à la chose, de tailler, de tailler, puis de porter à la créature un coup mortel afin que cesse le cauchemar. Mais il était trop tard. L'énorme buisson épineux avait envahi près de la moitié du salon, ne ménageant qu'un étroit passage menant à l'Être qui m'appelait encore. Je battis en retraite, tirai la porte sur l'indicible.

On me trouva dans la rue, errant, tenant des propos incohérents. Quelques mois plus tard, on me ramena chez moi. Au mur du salon est toujours accrochée la lithographie. L'Être, assis en tailleurs, de dos, tient encore à la main un bouquet. Fané. Lentement, je le vois commencer à se tourner vers moi... 

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