Lilou à la Ferme

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La couleur du meurtre est désaturée au travers du filtre déposé par mes lunettes de soleil.
Je lâche le tesson de bouteille qui m'est resté dans la main. Il retombe en éclats de verre parmi les autres morceaux, se mélange à la boue et aux cailloux. Lilou, gisante sur le sol, ressemble à ces peintures cubistes pleines de formes arquées, anguleuses. Une véritable œuvre d'art.
Je me penche vers elle, les deux genoux au sol, comme pour prier une idole. J'ai des éraflures partout sur mes jambes nues, les graviers s'enfoncent dans ma peau, et se logent dans le duvet qui simule une pelouse blonde remontant jusqu'à l'ourlet de mon short. Celui que j'ai découpé dans un de ses vieux jeans.
Je caresse doucement le front de Lilou et je remarque comme ma main est poisseuse. Un mélange de sang, de sueur et de bière. Je lui en ai foutu partout, ça coule le long de son visage. C'est son dernier baptême. Je n'essuie pas. Je regarde les gouttes marron, presque brunes, s'échouer sur sa bouche en un baiser âcre et estomper un peu de son rouge à lèvres craquelé. Il y a un minuscule morceau de bâton en plastique blanc qui lui sort de la bouche. Je tire dessus pour le sortir. Il est coincé dans sa gorge. Je tire plus fort et son menton se tend vers moi. C'est une sucette en forme de cœur. Lilou a dû la gober avec le choc. Je la porte à ma bouche. On ne sent presque plus le goût de fraise synthétique, seulement la salive et l'acidité que j'avale sans grimacer.

Quand nous sommes arrivées à la Ferme pour la première fois, nous étions dégoulinantes de cette fausse assurance, persuadées d'avoir l'air plus vieilles, plus belles, plus cool, avec nos débardeurs en laine trop petits de trois tailles, pour laisser voir nos ventres. Je savais reconnaître la nervosité et l'excitation de Lilou, à la manière qu'elle avait de me serrer fort la main.
Ce n'était pas tant de l'avoir connue depuis nos six ans qui me conférait cette capacité de lire en elle avec un discernement presque amoureux. En réalité, ce n'était qu'aux alentours de nos treize ans, lorsque la puberté a déferlé sur nous comme une vague sensuelle et cruelle, que l'observation minutieuse de tous ses faits et gestes a commencé à m'apprendre d'elle tout ce qu'il y avait à savoir. J'étais avide de connaître la moindre caractéristique qui faisait que Lilou était elle et pas une autre. Je restais des heures éveillée, ordonnant à mes yeux de ne pas cligner jusqu'à ce qu'ils pleurent, pour pouvoir regarder, écouter et respirer son sommeil, saisir au creux de mes doigts cette chose invisible qu'était l'intimité et la presser contre moi comme une bouillotte brûlante. Nous partagions cette amitié intense que l'âge adulte étouffe. Lilou a fini par vouloir quelque chose de plus intense encore, lassée sûrement de ne recevoir tous ses compliments que par ma bouche.

Papa a tout de suite vu notre envie d'aventure et de liberté. Au début, j'étais mal à l'aise d'appeler un inconnu aussi familièrement, mais Lilou m'a demandé de ne pas en faire toute une histoire. C'était un simple surnom, une manière de rappeler qu'il était le patriarche de cette grande famille. La Ferme était notre nouvelle maison, notre refuge. Lilou et moi étions devenues sœurs, de manière plus officielle. Au sein de la Ferme, notre relation semblait soudain démultipliée, sublimée par le havre de paix et d'amour qu'avaient construit Papa et ses enfants.
Nous avons passé l'été à apprendre les nombreuses règles de la Ferme. Lilou voulait se rendre utile en récupérant à manger et je sentais qu'elle me jugeait quand je passais mes après-midis à prendre le soleil pour rendre ma peau dorée. Le soir, pendant le feu de camp, elle appuyait de toutes ses forces sur mes coups de soleil pour me punir, satisfaite de me voir mordre l'intérieur de mes joues pour m'imposer le silence.

Ce que je préférais, c'était découvrir les nouvelles formes des cachets d'ecstasy qu'on partageait avec les membres de la Ferme. Ils étaient toujours différents, semblant se calquer sur mes humeurs. Lorsque j'étais fâchée avec Lilou, c'étaient des têtes de mort vertes ; lorsqu'elle m'enlaçait fort sans raison, faisant s'agiter l'intérieur de mon ventre, c'étaient des papillons violets. Nos peaux changeaient alors de couleurs elles aussi, nous n'étions plus des êtres humains, mais touchions la grâce des dieux. Le feu projetait sur nous des nuances de bleu qui nous engloutissaient en entier. Papa déposait les cachets sur sa langue, d'abord, puis nous venions les récolter chacun à notre tour. Souvent, Lilou n'arrivait pas à le récupérer du premier coup, et entrelaçait maladroitement sa langue avec celle de Papa pendant de longues secondes. Elle trouvait toujours des excuses pour se rapprocher de lui, pour titiller son désir d'homme. Elle l'adorait, presque autant que je l'adorais, elle. Dans les remous jaloux qui bouillonnaient en moi, je confondais alors l'attention de Papa avec la tendresse de Lilou, mon esprit étant incapable de savoir ce qui me dérangeait le plus. Je voulais qu'il me remarque, parmi tous nos frères et sœurs de la Ferme, car plus l'été avançait et plus nous comprenions qu'il n'y avait d'existence possible qu'au travers de son regard approbateur. Nous n'étions que des ombres, des fantômes flottants sans consistance et sans âme, attendant d'obtenir une enveloppe corporelle que seul Papa était en mesure de nous offrir. Il y avait dans son charisme et sa prestance une autorité immédiate, implacable, brute. Il était l'envoyé de la paix sur Terre et nous l'aimions pleinement, avec une fougue adolescente. Pure.
Lilou et moi étions devenues les préférées. Lilou prétendait qu'elle était supérieure à moi, mais c'était faux. Papa ne le montrait pas aussi ouvertement, mais il passait du temps avec moi, davantage qu'avec elle. Il savait toujours me montrer à quel point notre lien était spécial. À ses côtés, j'oubliais Lilou et ses caprices.

Lilou adoucissait toujours la brûlure du whisky avec une bonne rasade de coca. Elle était comme ça, elle trichait tout le temps, pendant que je buvais l'alcool au goulot et encaissais l'incendie sans sourciller. Lilou minaudait, jouait l'ivresse quand elle était à peine pompette. Elle n'avait pas besoin d'être sauvée, comme elle le prétendait. Elle voulait seulement de l'attention. Je finissais par la détester.
Quand Papa nous abandonnait pendant plusieurs jours pour tester notre dépendance à lui, je comprenais que nous étions comme les canards sur la Seine, qui se laissent porter par le courant. Persuadées d'être libres, bercées par la nature clémente, en harmonie complète avec elle quand, en vérité, nous étions des choses à la merci d'une force supérieure qui avait sur nous un droit de vie ou de mort. Nous n'étions ni des créatures sauvages ni des canards de groupe caquetant au soleil. Nous étions des jouets en plastique jaune qui pataugeaient dans une grande baignoire bien délimitée. La liberté, avec Papa, avait toujours des données géographiques précises.
Nous n'étions pas libres, Lilou. Mais aujourd'hui, je t'ai libérée.

Notre chamaillerie est devenue biblique ; Lilou est Abel et je suis Caïn, son meurtrier. Peut-être qu'à présent, je suis la première dans le cœur de Papa.
Lilou prend des nuances bleutées. Je crois la voir bouger. Je me saisis d'un morceau de bouteille et lui plante en plein dans le dos, pour l'immobiliser. La tache de sang est noire, béante. J'ai troué son corps. Je retire le morceau de bouteille d'un coup sec. L'écoulement du sang le long de son échine est comme un ruisseau et je jure voir fleurir des champs de fleurs, comme ceux que Lilou a plantés à la Ferme. Les fleurs sont de toutes les couleurs, de toutes les sortes. Lilou devient sa propre sépulture sur laquelle on dépose des bouquets. Et je crois voir refleurir, au milieu des plantes qui prennent son dos saillant pour un pot, notre amitié retrouvée.

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