Drame en trois actes.
Premier acte.
TOGA.
Deuxième acte.
ROUGET.
Troisième acte.
SICCA.
1er acte fait le 9 janvier 1888, le second le 10, le 3e le 11.
A. Jarry
Une cave avec des tombeaux. Il fait nuit. Dans l'ombre, on distingue confusément des hommes enveloppés de grands manteaux. Ils parlent à voix basse.
Pasfort, rappelle-nous notre dernier décret.
Nous avons décidé qu'avant que de permettre
Que l'ennemi Rouget, acharné, puisse mettre En ces lieux l'Antlium, nous tous, jusqu'au dernier,
Nous devons le combattre, et l'on ne peut nier
Que ce fameux objet, cet Antlium horrible,
Rouget ne l'inventa que pour servir de cible.
Nous tous, et tour à tour, nous viendrons le frapper.
(On place sur un tombeau l'effigie de la pompe Rouget. Roupias commence à pomper.)
Si c'était là Rouget, combien sur son échine,
Nous donnerions de coups. C'est ce que j'imagine.
Dis, Rouget, as-tu jamais
Vu de plus excellents mets
Que tout... tout ce que tu mets
Dans ta pompe ? La matière
Aurait parfumé cette cave entière
Si la réunion n'avait été trop fière
Pour y mettre son nez.
(On apporte deux statues de pompiers)
Et la pompe, je vous la livre.
Allez.
Oui, notre devise est : Ad antlias !
Exécutons notre programme !
Cette exécution barbare d'un objet...
D'un objet innocent, d'une pompe Rouget...
— Pourquoi tant de furie ? Est-ce un monstre, une pompe ?
Et que, s'il défend la pompe,
II se peut que je lui rompe
Un fragment de l'os dorsal !
— Fermez portes et fenêtres,
Ecartez bien tous les traîtres,
Et chez vos amis, vos maîtres,
On trouve un fourbe infernal !
Pourquoi défends-tu les pompes ?
Je veux, Sicca, que tu rompes
A ce coquin l'os dorsal !
Ce mot lui sera fatal !
On ne fait pas de grâce !
Il faut sur cette place
Exécuter Toga !
Qu'un de nos amis nous envoya de Riga.
Depuis bientôt deux ans, hélas ! elle était veuve
De condamné ; pourtant elle va servir !
(Il apporte une pompe qu'il fixe entre deux dalles. En lui montrant l'endroit où il faut la placer, Sicca lui dit :)
Messieurs, j'aime mieux vous le dire,
Puisque vous allez m'étrangler.
A cette heure il ne faut plus rire,
Et je ne veux rien vous celer.
Je suis un chantre de marine ;
J'ai servi Rouget autrefois.
Vous pouvez voir sur ma narine
Le signe, deux lances en croix
J'avais toujours aimé la pompe,
Qui cause ma mort aujourd'hui...
Il ne faut pas qu'on m'interrompe :
Je sens mon courage qui fuit...
Rouget m'avait nommé pour être
Espion au milieu de vous...
C'était pour nous trahir qu'il était parmi nous !
Ah ! Toga ! Misérable, à genoux, à genoux !
(Toga, sans descendre de l'escabeau, s'agenouille, et embrasse l'effigie de la pompe Rouget.)
Sommes deux vrais amis ;
En cet instant je pompe.
En pompant je péris.
De ma pompe je lègue
Les tuyaux à Sicca ;
Aux chantres de Nimègue
Le tube, et cætera. Au grand Pasfort je lègue
Un orgue à cinq claviers ;
A Roupias le bègue,
La chanson des pompiers.
(Il se lève debout sur son escabeau. Sicca se place derrière lui prêt à jeter l'escabeau. Pasfort se prépare à tirer Toga par les pieds)
Ah ! messieurs, je ne vous demande
Que d'épargner un innocent,
Si vous ordonnez qu'on me pende,
Toga sera mort en pompant !
(Sicca jette l'escabeau. Pasfort tire Toga par les pieds. Roupias coupe la corde. Toga roule à terre.)
Pourra donc maintenant s'achever en silence.
— Roupias, les cuves d'eau. —
(Roupias apporte deux cuves pleines d'eau)
Si quelqu'un, parmi nous,
Osait par malheur suivre un si funeste exemple ;
Si, comme ce Toga, l'un, l'autre de nous tous
N'était qu'un espion glissé dans notre temple ;
II faut qu'il soit muré tout vif dans ce tombeau,
(Il montre une tombe).
Que, maudit, il s'éteigne ainsi que ce flambeau !
(Il plonge sa torche dans l'eau).
(Ils jettent leurs torches dans les cuves. Le caveau n'est plus éclairé que par la lampe de fer)
Que sous ces porches
Qu'en ce jour seulement la lueur de nos torches
Rend à la lumière du jour,
Ce cercueil soit son seul séjour
(Roupias apporte des cruches et des gobelets qu'il pose sur une pierre tombale. Sicca s'assied sur un cercueil, les pieds posés sur Toga.)
(Il soulève Toga et le maintient debout, tout en buvant dans un des gobelets.)
C'est qu'il a soif. — Allons ! un verre de vin vieux !
(Il jette le contenu de son verre au visage de Toga. Tout à coup Toga ouvre les yeux, et d'une voix entrecoupée, prononce quelques mots inarticulés, Sicca laisse tomber le gobelet qui se brise.)
Quand tu le vois à terre, inerte, et froid, et mort,
Tu l'insultes, et ris encor !
Bientôt... bientôt peut-être... ah !... tel sera ton sort !
(Il retombe et meurt.)
— Toga revient ! Toga bien mort !
Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
A qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la pompe Rouget !
Pompons en chœur !
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur
Jaloux de notre gloire, hélas ! et de nos fastes,
Les barbares Antliaclastes
Ont osé détracter nos immenses succès.
Mais bientôt, mes amis, nous serons exaucés ;
Tous nos vœux les plus chers seront réalisés,
Quand nous aurons construit un Antlium immense.
(On entend sonner neuf heures) Il est l'heure ; que l'on commence.
Orgue, préludez.
(Nez-de-tabac se met à l'orgue. Les pompiers pompent le taurobole.)
Le plus beau que jamais l'on ait vu sous les cieux,
Oh ! que tes accents sont mélodieux !
Grand Taurobole, ô roi de tous les Tauroboles,
Tes majestueuses paroles
Semblent glorifier ton illustre inventeur.
O Rouget ! Jamais rien n'atteindra ta hauteur !
Par aucun importun ne puisse être troublée.
Prosternez-vous, pompiers, voici la grande-clef !
(Tous se prosternent. Rouget prend la grande-clef et l'élève. Orgue et Taurobole.)
Voyez la tige magnifique
Et ses ramifications.
Votre maître est, pompiers, cet objet mirifique.
Adressez-lui vos supplications.
De la Pompe Rouget,
Tu ne peux être heureuse
Qu'auprès de cet objet.
S'il arrive qu'en nous quelque chose se rompe,
Ou bien que nous prenions un purgatif trop fort,
Oui, si nous te perdons par un funeste sort,
Au bout de quelque temps l'on verra dans la pompe
Tout ce qui de nous sort !
Mes amis, comme
Vous pourriez ignorer ce qu'il sied de savoir,
Passez un examen : Comment est-ce qu'on nomme
Ce qu'en l'intérieur de la Pompe on peut voir ?
Répondez sans détour.
(On sonne à la porte du fond)
— Vous, répondez, pompiers, car je veux que personne
N'ignore — ou sache peu — cet important sujet. —
On met...
Tous
Abomination !
ROUGET (à part)
Hélas ! Hélas ! J'ai peur que son souffle ne fane
Ces lambris parfumés de l'Antliation.
(Haut)
Etranger, avancez.
(Bas.)
— Peut-on parler devant eux ?
(Il montre les pompiers.)
Ces pauvres malheureux auraient été roués
Ce soir, et brûlés vifs.
Un complot est formé. J'en ai trouvé l'auteur.
D'aller un peu plus loin, pour...
(Sortant avec Roupias par une porte latérale)
Par ce passage.
Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
A qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre ;
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !
Pompons mes frères,
Pompons en chœur.
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur !
Nous viendrons. — Lui devant. — Poignardez-le, Rouget.
Il est devant. Masqué. — Je vous crierai : « Main-forte ! »
Vous pourrez le tuer.
(Saluant)
Je vous ai dérangé.
(Il tire son épée. Les pompiers prennent des haches.)
Notre ennemi — masqué — s'avancera par là.
Il aura beau verser des larmes,
Sans hésiter, frappez, quand je dirai : « Voilà ! »
(Les pompiers armés et Rouget ouvrent la porte du fond et se placent derrière, de sorte qu'on ne peut les apercevoir de l'avenue, que le spectateur voit dans toute sa longueur.)
Quand il a maudit Sicca.
De tous les conjurés j'aurai perdu l'estime,
Mais j'aurai vengé Toga !
(Sicca paraît. Il est vêtu et masqué comme Roupias.)
(Ils s'avancent dans l'avenue.)
Va devant.
(A part)
Sicca, Sicca, je te perdrai.
Pompier de qui Lorient s'illustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !
(A part)
C'était un piège... Eh bien ! le rocher que soulève
L'infâme Roupias
Sur lui retombera.
(On entend des cloches)
Ces cloches sont son glas !
(Il s'arrête et se cache dans l'ombre. Roupias passe devant sans s'en apercevoir. On voit les pompiers lever leurs armes des deux côtés de la porte)
Et perds mon ennemi !
Que l'œuvre ne soit pas accomplie à demi !
Mort à Sicca ! Vive la Pompe !
II subira mon sort !
(Roupias met le pied dans la salle)
(Au moment où la toile tombe, on les voit lever leurs armes)
(Une plate-forme immense dont on ne voit qu'une partie. Un parapet très bas au fond. Derrière, on ne -voit que le ciel. Cet acte se passe dix ans après le précédent ?)
Se dresse en cette place
Où l'Antlium n'est pas, là n'est que le néant.
Non, rien ne le surpasse !
Gloire à Rouget !
A Rouget qui créa ce gigantesque objet !
Gloire à Rouget !
Pompiers, en ces lieux
Faisons une fête
Pour célébrer cet Antle merveilleux !
Pompiers, sous cette plate-forme
Elevée au-dessus du terrain de cent pieds
Est une pompe énorme !
Gloire à Rouget, pompiers !
La Pompe a prospéré. Voilà cet Antlium ! Antlium que j'aurai
Créé, moi, votre maître !
Pompiers, le sort aura couronné nos efforts :
Les Antliaclastes sont morts !
Sicca l'Antliaclaste est là, dans la poussière !
Sicca l'Antliaclaste est là, dans une bière
Depuis dix ans cloué.
Sous cette pompe qui s'élève,
Sous l'Antle qui pompe sans trêve,
Gît Sicca, par les vers troué !
Mais quand Sicca fut massacré
A coups de haches et de pompe,
Qu'est devenu celui qui nous l'avait livré ?
Un homme masqué. Mais je n'en suis pas bien sûr,
Parce qu'il faisait déjà sombre,
Et qu'auprès de la porte est un recoin obscur.
Et pas un de vous tous ne s'en est dérangé.
Il ajoute à sa gloire
Un Antle merveilleux
Dont éternellement durera la mémoire !
Un Antle de cent pieds, qui se perd dans les cieux !
Le grand Rouget sera célèbre dans l'histoire !
Sur cette plate-forme,
Sur cette pompe énorme,
On va servir un plat digne de mes amis.
Je l'ai fait faire exprès. — Mais avant, qu'on commence Par dresser une table et par faire silence.
— Non, pourtant : ce jour veut un peu de licence. Chœur, allez.
Et gloire à Rouget !
Allons ! qu'on commence !
Chantons, la bombance
En donne sujet.
Mais pour pomper l'on a bien plus d'intelligence
Quand on a mangé.
(Deux pompiers mettent le couvert.)
Et gloire à Rouget !
Allons ! qu'on commence !
Chantons ! la bombance
En donne sujet !
(Un homme, la figure voilée, montre la tête et les bras au-dessus du parapet et pose un paquet long à terre.)
Le plat par Rouget commandé ;
Mais, pour qui l'apporta, je ne puis le connaître,
Car je n'ai pas regardé.
Rien que d'y penser, j'en pleure.
Au lieu de troubler par vos propos cette fête,
Vous devriez baisser la tête
Et regarder vos pieds.
(Rouget se met en devoir d'ouvrir le paquet. Tous se mettent à table.)
Pompier de qui Lorient s'illustre !
Auteur d'un magnifique objet !
Gloire à Rouget ! Gloire à Rouget !
Gloire à Rouget !
Jour — et nuit !
Toute fête
Veut son bruit !
(Tous les convives s'arrêtent épouvantés. L'homme jette son manteau et paraît)
Vous, Sicca ! Vision !
(A part.) C'est un fou !
(Haut)
Quelque songe
Vous a troublé le cerveau.
Vous venez de le dire ; et, si je ne me trompe,
Voilà dix ans qu'au pied de cette immense pompe
Gît Sicca...
SICCA
Gît Roupias ! — Je suis Sicca, messieurs !
Sicca l'Antliaclaste est vivant, et ces lieux
En recevront bientôt une preuve, j'espère !
C'est un fou. (Haut.)
— Mon ami, nous donnons aujourd'hui Un festin splendide ; et, si vous voulez en être...
(Il s'assied avec les pompiers)
(A part.) Votre plaisir sera bientôt évanoui.
('Pigeaux ouvre le paquet. Sicca y plonge la main, et en tire un squelette humain qu'il jette sur la table au milieu des plats')
Il a voulu me perdre et lui s'est perdu.
(On entend un craquement et la table se renverse. La plate-forme s'incline)
— Mais
C'est en creusant la terre au pied de cette pompe
Que j'ai trouvé son corps.
(Nouveau craquement.)
— Etes-vous satisfaits ?
(Craquements répétés plus forts que les autres.)
(Craquement encore plus fort.)
Ecoutez ce bruit ! Au jour radieux succède la nuit !
Toute fête
Veut son bruit !
(Tout s'écroule. Les pompiers poussent un grand cri)
Premier acte.
TOGA.
Deuxième acte.
ROUGET.
Troisième acte.
SICCA.
1er acte fait le 9 janvier 1888, le second le 10, le 3e le 11.
A. Jarry
PREMIERE PARTIE : TOGA
Acte 1er
Scène I
Une cave avec des tombeaux. Il fait nuit. Dans l'ombre, on distingue confusément des hommes enveloppés de grands manteaux. Ils parlent à voix basse.
VOIX DANS L'OMBRE ?
Qui vive ?- — Ad antlias ! Le mot ?
- — Per insidias !
- — Venez, amis.
- — Qui vive ?
- — Ad antlias.
- — C'est bien.
- — Tous sont présents.
- — Les torches !
SICCA
Vous voyez, mes amis, que, sous ces sombres porches, Notre complot se forme en un profond secret.Pasfort, rappelle-nous notre dernier décret.
PASFORT
(Les conjurés se placent au fond du théâtre en demi-cercle.)Nous avons décidé qu'avant que de permettre
Que l'ennemi Rouget, acharné, puisse mettre En ces lieux l'Antlium, nous tous, jusqu'au dernier,
Nous devons le combattre, et l'on ne peut nier
Que ce fameux objet, cet Antlium horrible,
Rouget ne l'inventa que pour servir de cible.
SICCA
Apportez l'Antlium. Roupias va pomper.Nous tous, et tour à tour, nous viendrons le frapper.
(On place sur un tombeau l'effigie de la pompe Rouget. Roupias commence à pomper.)
TOUS
Le voilà, l'Antlium, cette horrible machine.Si c'était là Rouget, combien sur son échine,
Nous donnerions de coups. C'est ce que j'imagine.
Dis, Rouget, as-tu jamais
Vu de plus excellents mets
Que tout... tout ce que tu mets
Dans ta pompe ? La matière
Aurait parfumé cette cave entière
Si la réunion n'avait été trop fière
Pour y mettre son nez.
(On apporte deux statues de pompiers)
SICCA
J'abandonne à vos coups les pompiers condamnés,Et la pompe, je vous la livre.
Allez.
TOUS
Pompe, Roupias !Oui, notre devise est : Ad antlias !
Exécutons notre programme !
TOGA
Arrêtez-vous, messieurs ! ah ! cet horrible drame,Cette exécution barbare d'un objet...
D'un objet innocent, d'une pompe Rouget...
— Pourquoi tant de furie ? Est-ce un monstre, une pompe ?
SICCA
Je crois que Toga nous trompe,Et que, s'il défend la pompe,
II se peut que je lui rompe
Un fragment de l'os dorsal !
— Fermez portes et fenêtres,
Ecartez bien tous les traîtres,
Et chez vos amis, vos maîtres,
On trouve un fourbe infernal !
TOUS
Toga ! Toga ! tu nous trompes !Pourquoi défends-tu les pompes ?
Je veux, Sicca, que tu rompes
A ce coquin l'os dorsal !
Ce mot lui sera fatal !
TOGA
Grâce, messieurs, grâce !SICCA
A mort !TOUS
A mort, à mort, Toga !On ne fait pas de grâce !
Il faut sur cette place
Exécuter Toga !
PASFORT
Nous avons justement une potence neuve,Qu'un de nos amis nous envoya de Riga.
Depuis bientôt deux ans, hélas ! elle était veuve
De condamné ; pourtant elle va servir !
(Il apporte une pompe qu'il fixe entre deux dalles. En lui montrant l'endroit où il faut la placer, Sicca lui dit :)
SICCA
Pasfort. — Voilà ! Là !TOGA
la corde au cou, debout sur un escabeau, sous la potence.Messieurs, j'aime mieux vous le dire,
Puisque vous allez m'étrangler.
A cette heure il ne faut plus rire,
Et je ne veux rien vous celer.
Je suis un chantre de marine ;
J'ai servi Rouget autrefois.
Vous pouvez voir sur ma narine
Le signe, deux lances en croix
J'avais toujours aimé la pompe,
Qui cause ma mort aujourd'hui...
Il ne faut pas qu'on m'interrompe :
Je sens mon courage qui fuit...
Rouget m'avait nommé pour être
Espion au milieu de vous...
TOUS
C'est l'espion Toga ! meure ! meure le traître !C'était pour nous trahir qu'il était parmi nous !
Ah ! Toga ! Misérable, à genoux, à genoux !
(Toga, sans descendre de l'escabeau, s'agenouille, et embrasse l'effigie de la pompe Rouget.)
TOGA
Moi, messieurs, et ma pompeSommes deux vrais amis ;
En cet instant je pompe.
En pompant je péris.
De ma pompe je lègue
Les tuyaux à Sicca ;
Aux chantres de Nimègue
Le tube, et cætera. Au grand Pasfort je lègue
Un orgue à cinq claviers ;
A Roupias le bègue,
La chanson des pompiers.
(Il se lève debout sur son escabeau. Sicca se place derrière lui prêt à jeter l'escabeau. Pasfort se prépare à tirer Toga par les pieds)
Ah ! messieurs, je ne vous demande
Que d'épargner un innocent,
Si vous ordonnez qu'on me pende,
Toga sera mort en pompant !
(Sicca jette l'escabeau. Pasfort tire Toga par les pieds. Roupias coupe la corde. Toga roule à terre.)
SICCA
L'exécrable Toga n'est plus ; notre séancePourra donc maintenant s'achever en silence.
— Roupias, les cuves d'eau. —
(Roupias apporte deux cuves pleines d'eau)
Si quelqu'un, parmi nous,
Osait par malheur suivre un si funeste exemple ;
Si, comme ce Toga, l'un, l'autre de nous tous
N'était qu'un espion glissé dans notre temple ;
II faut qu'il soit muré tout vif dans ce tombeau,
(Il montre une tombe).
Que, maudit, il s'éteigne ainsi que ce flambeau !
(Il plonge sa torche dans l'eau).
TOUS
Qu'il s'éteigne !(Ils jettent leurs torches dans les cuves. Le caveau n'est plus éclairé que par la lampe de fer)
Que sous ces porches
Qu'en ce jour seulement la lueur de nos torches
Rend à la lumière du jour,
Ce cercueil soit son seul séjour
SICCA
Maintenant, qu'un festin un instant nous délasse.(Roupias apporte des cruches et des gobelets qu'il pose sur une pierre tombale. Sicca s'assied sur un cercueil, les pieds posés sur Toga.)
SICCA
Ce Toga tout gonflé n'a pas fort bonne grâce. Il étouffe. Le sang veut sortir par ses yeux.(Il soulève Toga et le maintient debout, tout en buvant dans un des gobelets.)
C'est qu'il a soif. — Allons ! un verre de vin vieux !
(Il jette le contenu de son verre au visage de Toga. Tout à coup Toga ouvre les yeux, et d'une voix entrecoupée, prononce quelques mots inarticulés, Sicca laisse tomber le gobelet qui se brise.)
TOGA
Sicca ! Sicca ! Sicca !SICCA, épouvanté.
Fantôme !TOGA
Sicca ! Sicca ! Tu viens de faire pendre un homme.Quand tu le vois à terre, inerte, et froid, et mort,
Tu l'insultes, et ris encor !
Bientôt... bientôt peut-être... ah !... tel sera ton sort !
(Il retombe et meurt.)
ROUPIAS, à Sicca qui recule.
Qu'avez-vous ?SICCA
Rien. (A part.)— Toga revient ! Toga bien mort !
Fin du 1er Acte.
DEUXIÈME PARTIE : ROUGET
ACTE II
(Une grande salle. Au fond, à gauche, des pompes ; à droite, un orgue et un taurobole ; une grande-clef au centre sur une pompe. Grande porte vitrée au fond d'où l'on aperçoit une cour et une avenue !)Scène I
ROUGET, NEZ-DE-TABAC, PET-SEC, PIGEAUX, POMPIERS.
CHŒUR
Gloire à Rouget !Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
A qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la pompe Rouget !
ROUGET
Pompons, mes frères,Pompons en chœur !
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur
Jaloux de notre gloire, hélas ! et de nos fastes,
Les barbares Antliaclastes
Ont osé détracter nos immenses succès.
Mais bientôt, mes amis, nous serons exaucés ;
Tous nos vœux les plus chers seront réalisés,
Quand nous aurons construit un Antlium immense.
(On entend sonner neuf heures) Il est l'heure ; que l'on commence.
Orgue, préludez.
(Nez-de-tabac se met à l'orgue. Les pompiers pompent le taurobole.)
CHŒUR
Orgue merveilleuxLe plus beau que jamais l'on ait vu sous les cieux,
Oh ! que tes accents sont mélodieux !
Grand Taurobole, ô roi de tous les Tauroboles,
Tes majestueuses paroles
Semblent glorifier ton illustre inventeur.
O Rouget ! Jamais rien n'atteindra ta hauteur !
ROUGET
Veillez, Pigeaux, veillez pour que notre assembléePar aucun importun ne puisse être troublée.
Prosternez-vous, pompiers, voici la grande-clef !
(Tous se prosternent. Rouget prend la grande-clef et l'élève. Orgue et Taurobole.)
ROUGET
De ce disque cercléVoyez la tige magnifique
Et ses ramifications.
Votre maître est, pompiers, cet objet mirifique.
Adressez-lui vos supplications.
CHŒUR
Grande-clef, sœur fameuseDe la Pompe Rouget,
Tu ne peux être heureuse
Qu'auprès de cet objet.
S'il arrive qu'en nous quelque chose se rompe,
Ou bien que nous prenions un purgatif trop fort,
Oui, si nous te perdons par un funeste sort,
Au bout de quelque temps l'on verra dans la pompe
Tout ce qui de nous sort !
ROUGET
(L'orgue et le taurobole se taisent)Mes amis, comme
Vous pourriez ignorer ce qu'il sied de savoir,
Passez un examen : Comment est-ce qu'on nomme
Ce qu'en l'intérieur de la Pompe on peut voir ?
Répondez sans détour.
(On sonne à la porte du fond)
PET-SEC
On sonne.ROUGET
Allez voir— Vous, répondez, pompiers, car je veux que personne
N'ignore — ou sache peu — cet important sujet. —
NEZ-DE-TABAC
Monsieur, dans la Pompe Rouget,On met...
Scène II
LES MÊMES, ROUPIAS, vêtu d'une longue robe et masqué.
ROUGET
Silence ! Un profane !Tous
Abomination !
ROUGET (à part)
Hélas ! Hélas ! J'ai peur que son souffle ne fane
Ces lambris parfumés de l'Antliation.
(Haut)
Etranger, avancez.
ROUPIAS
Grand Rouget, mes hommages.ROUGET
Qui vous amène ici ?ROUPIAS
Mais — des desseins très sages.(Bas.)
— Peut-on parler devant eux ?
(Il montre les pompiers.)
ROUGET (bas)
Ils sont dévoués.ROUPIAS (haut)
Sans moi, sans moi, Rouget, sans ma haute prudenceCes pauvres malheureux auraient été roués
Ce soir, et brûlés vifs.
ROUGET
Que dites-vous ?ROUPIAS
Silence !Un complot est formé. J'en ai trouvé l'auteur.
NEZ-DE-TABAC
Pompiers, reprenez le chœur.ROUPIAS
— Mais, quoique ces pompiers soient sûrs, il serait sageD'aller un peu plus loin, pour...
ROUGET
Soit.(Sortant avec Roupias par une porte latérale)
Par ce passage.
Scène III
LES POMPIERS
CHŒUR
Gloire à Rouget !Cet inventeur illustre !
Gloire à Rouget,
A qui le monde doit un merveilleux objet,
Qui donne à Lorient tout son lustre ;
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !
Pompons mes frères,
Pompons en chœur.
De tous ceux qui lui sont contraires,
Le grand Rouget sera vainqueur !
Scène IV
LES MÊMES, ROUGET, ROUPIAS,
(Rouget et Roupias continuent une conversation commencée.)ROUPIAS
Sicca l'Antliaclaste et moi, — par cette porte —Nous viendrons. — Lui devant. — Poignardez-le, Rouget.
Il est devant. Masqué. — Je vous crierai : « Main-forte ! »
Vous pourrez le tuer.
(Saluant)
Je vous ai dérangé.
Scène V
LES MÊMES, moins ROUPIAS
ROUGET
Pompiers, aux armes !(Il tire son épée. Les pompiers prennent des haches.)
Notre ennemi — masqué — s'avancera par là.
Il aura beau verser des larmes,
Sans hésiter, frappez, quand je dirai : « Voilà ! »
(Les pompiers armés et Rouget ouvrent la porte du fond et se placent derrière, de sorte qu'on ne peut les apercevoir de l'avenue, que le spectateur voit dans toute sa longueur.)
SCÈNE VI
LES MÊMES, dans la salle ; ROUPIAS, puis SICCA, dans l'avenue.
ROUPIAS (à part)
Toga prévoyait ce crimeQuand il a maudit Sicca.
De tous les conjurés j'aurai perdu l'estime,
Mais j'aurai vengé Toga !
(Sicca paraît. Il est vêtu et masqué comme Roupias.)
ROUPIAS
Ah ! vous voilà, Sicca. C'est ici, venez vite.(Ils s'avancent dans l'avenue.)
SICCA
Mais je crains, Roupias, que tu prennes la fuiteVa devant.
ROUPIAS
Non. Allez devant. Je vous suivrai.(A part)
Sicca, Sicca, je te perdrai.
Les POMPIERS, dans la salle
Gloire à Rouget, pompeur illustre !Pompier de qui Lorient s'illustre !
Gloire à Rouget !
Gloire au grand inventeur de la Pompe Rouget !
SICCA
Ces voix... Ces chants... Qu'est-ce ? Quel rêve ?(A part)
C'était un piège... Eh bien ! le rocher que soulève
L'infâme Roupias
Sur lui retombera.
(On entend des cloches)
Ces cloches sont son glas !
(Il s'arrête et se cache dans l'ombre. Roupias passe devant sans s'en apercevoir. On voit les pompiers lever leurs armes des deux côtés de la porte)
LES POMPIERS
Meure, meure Sicca ! Nous n'épargnons personne !SICCA (à part)
Toga ! Toga ! pardonneEt perds mon ennemi !
LES POMPIERS
(Roupias approche de la porte)Que l'œuvre ne soit pas accomplie à demi !
Mort à Sicca ! Vive la Pompe !
SICCA
Ah ! Si Roupias me trompe,II subira mon sort !
(Roupias met le pied dans la salle)
LES POMPIERS
A mort ! à mort ! à mort !(Au moment où la toile tombe, on les voit lever leurs armes)
Fin du second acte.
ACTE III
SICCA
(Une plate-forme immense dont on ne voit qu'une partie. Un parapet très bas au fond. Derrière, on ne -voit que le ciel. Cet acte se passe dix ans après le précédent ?)
Scène I
ROUGET, PET-SEC, PIGEAUX, NEZ-DE-TABAC , POMPIERS.
CHŒUR DES POMPIERS
Rouget, ton Antlium géantSe dresse en cette place
Où l'Antlium n'est pas, là n'est que le néant.
Non, rien ne le surpasse !
Gloire à Rouget !
A Rouget qui créa ce gigantesque objet !
Gloire à Rouget !
ROUGET
Allons ! Qu'on s'apprête !Pompiers, en ces lieux
Faisons une fête
Pour célébrer cet Antle merveilleux !
CHŒUR
Non, nous n'en croyons pas nos yeux !Pompiers, sous cette plate-forme
Elevée au-dessus du terrain de cent pieds
Est une pompe énorme !
Gloire à Rouget, pompiers !
ROUGET
Amis, depuis dix ans, depuis la mort du traître,La Pompe a prospéré. Voilà cet Antlium ! Antlium que j'aurai
Créé, moi, votre maître !
Pompiers, le sort aura couronné nos efforts :
Les Antliaclastes sont morts !
Sicca l'Antliaclaste est là, dans la poussière !
Sicca l'Antliaclaste est là, dans une bière
Depuis dix ans cloué.
Sous cette pompe qui s'élève,
Sous l'Antle qui pompe sans trêve,
Gît Sicca, par les vers troué !
NEZ-DE-TABAC
Pardonnez, Grand Rouget, peut-être je me trompe ;Mais quand Sicca fut massacré
A coups de haches et de pompe,
Qu'est devenu celui qui nous l'avait livré ?
ROUGET
Je l'ignore.PET-SEC
J'ai cru voir se glisser dans l'ombreUn homme masqué. Mais je n'en suis pas bien sûr,
Parce qu'il faisait déjà sombre,
Et qu'auprès de la porte est un recoin obscur.
ROUGET
Au fait, que nous importe ? En dix ans...PIGEAUX
Et la fête ?...ROUGET
Continuons. C'est vrai. J'ai dit que l'on s'apprête,Et pas un de vous tous ne s'en est dérangé.
CHŒUR
Gloire à Rouget !Il ajoute à sa gloire
Un Antle merveilleux
Dont éternellement durera la mémoire !
Un Antle de cent pieds, qui se perd dans les cieux !
Le grand Rouget sera célèbre dans l'histoire !
ROUGET
Amis, un grand festin par moi vous est promis.Sur cette plate-forme,
Sur cette pompe énorme,
On va servir un plat digne de mes amis.
Je l'ai fait faire exprès. — Mais avant, qu'on commence Par dresser une table et par faire silence.
— Non, pourtant : ce jour veut un peu de licence. Chœur, allez.
CHŒUR
Gloire à l'Antle immenseEt gloire à Rouget !
Allons ! qu'on commence !
Chantons, la bombance
En donne sujet.
Mais pour pomper l'on a bien plus d'intelligence
Quand on a mangé.
ROUGET
C'est juste. Servez.CHŒUR
Gloire au grand Rouget !(Deux pompiers mettent le couvert.)
CHŒUR
Gloire à l'Antle immenseEt gloire à Rouget !
Allons ! qu'on commence !
Chantons ! la bombance
En donne sujet !
(Un homme, la figure voilée, montre la tête et les bras au-dessus du parapet et pose un paquet long à terre.)
ROUGET (apercevant le paquet)
Qu'est-ce ?PIGEAUX
Je n'ai rien vu. NEZ-DE-TABAC
Messieurs, cela doit-êtreLe plat par Rouget commandé ;
Mais, pour qui l'apporta, je ne puis le connaître,
Car je n'ai pas regardé.
ROUGET
On le verra tout à l'heure.PET-SEC
Moi, je ne l'ai pas vu ; mais ce doit être bon,Rien que d'y penser, j'en pleure.
PIGEAUX
A-t-on, vu ce Pet-Sec ! Pleurer pour du bonbon !PET-SEC
Dis donc, sais-tu quand se mouche Roupie ? Eh bien ! C'est quand à son nez pend son effigie.NEZ-DE-TABAC
Quels discours indé...cis chez ces jeunes pompiers !Au lieu de troubler par vos propos cette fête,
Vous devriez baisser la tête
Et regarder vos pieds.
(Rouget se met en devoir d'ouvrir le paquet. Tous se mettent à table.)
CHŒUR
Gloire à Rouget, pompeur illustre !Pompier de qui Lorient s'illustre !
Auteur d'un magnifique objet !
Gloire à Rouget ! Gloire à Rouget !
Gloire à Rouget !
SCÈNE II
LES MÊMES, UN HOMME la tête couverte de son manteau. C'est celui qui a apporté le paquet.
L'HOMME MASQUÉ
Qu'on s'arrête !Jour — et nuit !
Toute fête
Veut son bruit !
(Tous les convives s'arrêtent épouvantés. L'homme jette son manteau et paraît)
L'HOMME
Je suis Sicca ! Je suis Sicca ! Sicca !ROUGET
Mensonge !Vous, Sicca ! Vision !
(A part.) C'est un fou !
(Haut)
Quelque songe
Vous a troublé le cerveau.
SICCA
Je suis Sicca ! Je suis Sicca !ROUGET
C'est peu nouveau :Vous venez de le dire ; et, si je ne me trompe,
Voilà dix ans qu'au pied de cette immense pompe
Gît Sicca...
SICCA
Gît Roupias ! — Je suis Sicca, messieurs !
Sicca l'Antliaclaste est vivant, et ces lieux
En recevront bientôt une preuve, j'espère !
ROUGET (à part.)
Après tout, à quoi bon lui prouver le contraire ?C'est un fou. (Haut.)
— Mon ami, nous donnons aujourd'hui Un festin splendide ; et, si vous voulez en être...
SICCA
Oui, je partagerai votre festin, oui.(Il s'assied avec les pompiers)
(A part.) Votre plaisir sera bientôt évanoui.
('Pigeaux ouvre le paquet. Sicca y plonge la main, et en tire un squelette humain qu'il jette sur la table au milieu des plats')
TOUS
Un squelette !SICCA
Celui de Roupias le traître.Il a voulu me perdre et lui s'est perdu.
(On entend un craquement et la table se renverse. La plate-forme s'incline)
— Mais
C'est en creusant la terre au pied de cette pompe
Que j'ai trouvé son corps.
(Nouveau craquement.)
— Etes-vous satisfaits ?
(Craquements répétés plus forts que les autres.)
SICCA, d'une voix de tonnerre
La terre est minée, et tout s'écroule !TOUS
IL nous trompe ! (Craquements de plus en plus forts.)SICCA
Je me perds et je perds la pompe !(Craquement encore plus fort.)
Ecoutez ce bruit ! Au jour radieux succède la nuit !
Toute fête
Veut son bruit !
(Tout s'écroule. Les pompiers poussent un grand cri)
FIN DES ANTLIACLASTES
- ALFRED JARRY