Léo et Thalie

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Entre récit de guerre, romance et descriptions de la montagne, l’histoire de Léo et Thalie nous offre un très beau moment de lecture. La

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Il était huit heures du matin et le ciel était bas lorsque Léo gara sa voiture le long de la D132 qui menait au col du Jaillet. Il éteignit le moteur et sortit de sa voiture. Le bruit de la portière mal huilée déchira le silence du lieu ce qui l'incita à ouvrir le coffre avec délicatesse. Au milieu d'un tas d'objets cassés, il prit un petit sac à dos, l'accrocha sur ses épaules et s'élança en direction du torrent.
Les brumes indolentes du matin commençaient à se retirer des vallées les plus escarpées au rythme des premières bourrasques de tramontane. Un silence étourdissant dégringolait du ciel avec la force du torrent que Léo venait de dépasser. Il en profita pour ramasser deux ou trois cailloux qu'il glissa dans une petite sacoche. Il savait que cette manie de constituer son petit trésor finirait par le ralentir à un moment donné, mais cela faisait partie de son rituel.
Il traversa le pré derrière le hameau de la Crépinière puis s'enfonça dans la forêt, et tout le vacarme qu'il avait en lui disparut en un instant.
Aujourd'hui il avait rendez-vous avec Thalie, et petit à petit son univers visuel se mit à rétrécir jusqu'à ce qu'il ne voie plus que l'unique endroit où il allait poser son pied.
Ça y est, il était désormais dans chacun de ses pas et le monde aurait bien pu s'écrouler qu'il n'en aurait pas entendu le fracas. Il remonta jusqu'à l'orée du bois qui marque le début des alpages de Ramadieu.
Là précisément, à la croix Saint-André, le bleu du ciel d'azur effleurait le vert des pâturages sans jamais le bruler.
Là précisément, l'air frais de l'alpage exhortait la chaleur de l'été à prendre de la hauteur.
Là, précis, aimant, Léo plia le genou et ouvrit sa sacoche, posant en médaillon ses trésors de voyage.
Là, à jamais endormie sous les gentianes et les fleurs d'Arnica, Thalie attendait comme chaque année que Léo vienne lui murmurer tout bas les bruits de la vallée : les petits qui arrivent, les anciens qui s'en vont et à la belle saison, les feux de la Saint-Jean et l'odeur des moissons.
La stèle discrète avait laissé venir à elle une mousse audacieuse qui petit à petit l'avait enveloppée d'ombre et de fraîcheur. On pouvait encore deviner un nom, Nathalie Bossan, et un trait d'union flanqué de deux dates cruelles, 1914-1945. Pour naître au début d'une guerre et décéder à la fin de la suivante, il fallait sans doute la complicité d'un sort bien funeste, mais pour Nathalie c'était plus une marque du destin.
Elle se faisait appeler Thalie depuis ses dix-huit ans, parce qu'elle ne supportait pas de partager la première syllabe de son prénom avec le parti au pouvoir en Allemagne au milieu des années trente.
Pourtant rien ne disposait cette fille de la campagne à s'engager pour les autres comme elle le fit les dernières années de sa trop courte vie. À moins que ce ne soit le rythme des transhumances qui l'ait installée dans cette idée d'accompagner les moins aguerries vers de meilleurs augures.
Alors lorsque les premières familles apparurent sur le plateau, apeurées comme des bêtes fuyant une mort certaine, Thalie sut ce qu'elle avait à faire.
À la tombée du jour, aux aguets des chemins, elle attendait des heures, puis c'étaient les premiers chuchotements souvent mélangés avec des cris d'enfants qu'il fallait contenir. Suivaient alors, et pas toujours dans cet ordre, quelques paroles de réconfort, une nuit dans l'étable, un repas servi chaud, une étreinte.
Puis aux premières heures du jour, elle les guidait jusqu'au bois qui marque la frontière. Ils s'élançaient alors pour un dernier trajet suspendu entre l'enfer de ce qu'ils avaient vécu et l'espoir d'une autre vie. Un monde les avait condamnés, un autre leur ouvrait les bras, c'était à n'y rien comprendre d'autant plus qu'ils avaient tout donné à celui qu'il quittait alors qu'ils ne connaissaient rien à celui qui les accueillait.
Thalie rentrait ensuite à la ferme et aidait son père à terminer la traite comme si de rien n'était, comme si la guerre n'existait pas. Et sans télé ni radio, il y eut des soirs où l'illusion ne peinait pas à convaincre qu'il en était ainsi. Mais à vivre sur un toit, on ne peut longtemps ignorer ce qui se passe dans la maison.
Un soir elle rentra plus tard que d'habitude, et les chèvres attendaient toujours que l'on soulage leurs pis gorgés de lait. Le petit tabouret de son père était à l'autre bout de l'étable et dans la maison, tout était ravagé. Là aussi, Thalie sut ce qu'elle avait à faire.
Elle commença par s'occuper des bêtes, laissant à son esprit le temps de contenir sa rage et de bâtir un scénario fait de vengeance et de sacrifice. C'est ce soir-là que Léo fit son entrée dans la vie de Thalie.
Il s'appelait Léon, comme son père et son grand-père. Élevé dans la pure tradition d'une religion exigeante, il avait du mal à s'y épanouir, lui qui rêvait de découvrir le monde. Cet héritage était trop lourd à porter pour lui alors quand il fut en âge de s'affirmer, il décida de circoncire son prénom. Cette petite cérémonie se déroula dans l'intimité de sa chambre et se révéla nettement moins douloureuse que celle qu'il avait connue à sa naissance.
Bien sûr ses parents et ses frères continuaient à l'appeler Léon, mais partout ailleurs c'était Léo qui régnait en maître. Il était doué pour réparer tous les objets du quotidien alors il louait ses services contre un peu d'argent ou un ticket de rationnement.
Ce mode de vie lui sauva probablement la mise le jour de la rafle où il vit partir toute sa famille dans un halo de fumée blanche soufflée des naseaux d'une locomotive à vapeur qui était à la peine.
Effondré par la scène, il partit en courant en direction des montagnes, convaincu que sur le plus haut des sommets il serait à l'abri.
C'est ainsi qu'un soir de l'été 44 il arriva à la ferme et se retrouva nez à nez avec Thalie qui terminait la traite des biquettes, plongée dans ses tourments.
L'un des deux aurait voulu mourir alors que l'autre voulait vivre sans que l'on sache précisément qui voulait quoi. Ils pansèrent chacun les plaies de l'autre. Elle lui apprit à soigner les bêtes, il lui apprit à réparer les objets du quotidien. Elle lui raconta son amputation, il lui détailla sa circoncision jusqu'à ce que leurs deux mondes n'en fassent plus qu'un. Ils se sauvèrent ainsi la vie et découvrant le goût de l'autre, ils reprirent celui de leurs existences respectives pour renaître.
Cela dura jusqu'à la fin janvier. Elle était sortie une fois encore, mais elle ne revint pas. Il parcourut la montagne de long en large, emprunta tous les chemins gravissant tous les sommets, mais ce n'est qu'au printemps qu'un berger lui dit avoir enterré un corps près de la croix Saint-André.
C'est là qu'il fit poser une stèle laissant sa bien-aimée sur le lieu précis de son départ comme si elle avait attendu elle aussi le train pour son dernier voyage.
Après la guerre, Léo s'enfuit à Paris, car la montagne lui était trop douloureuse. Il y resta quelques années puis rentra et s'installa dans la vallée.
Il continua tous les ans à venir voir Thalie, et bien des années plus tard, un matin de printemps, mourant de son état, il vit entrer en gare ce train qu'il avait voulu prendre déjà par deux fois.
On dit que dans nos derniers instants on voit défiler les grands moments de notre vie. Pour Léo, sa rencontre avec Thalie tournait en boucle depuis ce soir de 1944 et montant dans son train, il sentit alors sa main se poser sur la sienne.
Un monde les avait condamnés, un autre leur ouvrait les bras, c'était à n'y rien comprendre, d'autant plus qu'ils avaient tout donné à celui qu'il quittait alors qu'il ne connaissait rien à celui qui les accueillait.
Aujourd'hui ils reposent tous deux à l'ombre de la stèle, près de la croix Saint-André, et l'on raconte que certains soirs si l'on tend bien l'oreille, on peut les entendre raconter, sous les gentianes et les fleurs d'Arnica, les bruits de la vallée : les petits qui arrivent, les anciens qui s'en vont et à la belle saison, les feux de la Saint-Jean et l'odeur des moissons.

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