Le Midi de la France / Impressions de voyages

Nous partîmes de Paris le 15 octobre 1834, dans l’intention de visiter le midi de la France, la Corse, l’Italie, la Calabre et la Sicile.
Lorsque nous arrivâmes enfin à Vienne nous résolûmes de nous y arrêter un jour ou deux, et, nous laissâmes notre bateau à vapeur continuer sa route rapide vers Marseille.
Que Vienne ait été bâtie par Allobrox, qui régnait sur les Celtes au temps où Ascalade régnait sur les Assyriens, et que par conséquent elle soit contemporaine de Babylone et de Thèbes ou qu’elle ait été fondée par un banni d’Afrique qui aborda dans les Gaules au moment où Amasias régnait à Jérusalem, et que, par conséquent, elle ait précédé Rome de cent huit ans ; il est facile de voir au premier aspect que le sol de Vienne est un de ces emplacements désignés par la nature aux hommes pour y bâtir leurs villes.
Abritée par cinq montagnes, qui forment autour d'elle un demi-cercle et la garantissent du vent du nord et du soleil du midi ; coupée de l'est à l'ouest par la petite rivière de la Gère, qui fait tourner ses moulins ; limitée du nord au midi par le Rhône, qui s'avance large et splendide en portant ses produits à la mer, Vienne était déjà la capitale des Allobroges lorsqu'Annibal descendit des Pyrénées, traversa le Rhône et franchit les Alpes….
L’enceinte romaine est encore aujourd’hui parfaitement reconnaissable, car les remparts sont restés debout sur plusieurs points, et, partout où ils sont tombés, on retrouve et on peut suivre leurs fondations. Quant aux pierres qui manquent aux remparts, elles ont été employées à bâtir les églises, l’hôpital et le collège. Un pont s’étendit ensuite sur le Rhône unissant le faubourg à la ville ; ses collines se couvrirent de riches villas qui lui donnèrent l’air d’un vaste amphithéâtre ; des miracles d’architecture surgirent de tous côtés. C’est alors que Vienne fut appelée Vienne la Belle, que César lui donna pour armes l’aigle maternel, et qu’Auguste en fit la capitale de l’empire romain dans les Gaules.
À l’aigle d’or et aux ailes déployées, succédera bien plus tard l’écusson à l’orme de sinople, chargé d’un calice d’or et surmonté de la sainte hostie d’argent ; Vienne la belle est devenue Vienne la sainte.
La ville privilégiée conserva ce nom jusqu’à la fin du dernier siècle ; mais, balafrée par le baron des Adrets, qui mutila la cathédrale, démantelée par le cardinal de Richelieu, qui fit sauter son château de Labatie, sillonnée par les dragons de Louis XIV, oubliée par Louis XV et par Louis XVI, Vienne, qui avait gardé le souvenir des jours de sa prospérité, adopta avec ardeur la régénération populaire. À l’encontre de Lyon, qui avait accueilli le parti royaliste, Vienne se jeta dans l’opinion républicaine ; confondant la religion avec la royauté, elle renia son blason sacré, coiffa sa pyramide d’un bonnet rouge, et Vienne la sainte disparut pour faire place à Vienne la patriote.
Aujourd’hui la métropole des Allobroges, la vice-reine de l’empire romain dans les Gaules, la capitale des deux royaumes de Bourgogne, n’est plus qu’une ville du second ordre, aux maisons mal bâties et aux rues tortueuses et sales.
Nous vîmes malgré tout la pyramide qu’on désigne, sans aucune raison bien plausible, sous ce nom car ce fut M. Schneider, qui le lui donna. À l’âge de vingt ans, ce jeune peintre avait quitté sa famille, quelque part en Thuringe, où il est né en 1732 ; pris d’amour pour la vieille capitale de l’Allobrogie, il y fixe sa demeure pour un mois, y reste toute sa vie, et y meurt en 1813, après avoir construit en 1782 le théâtre à l'Italienne de Vienne, avec ses seuls deniers…