Le Couple sur le quai

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Le cheveu est terne, coupé court, quelques centimètres. La mèche touche à peine la tempe et allonge le visage fin aux joues abimées par une rosacée. La peau nue est pâle. Le corps disparait sous les vêtements, jupes plissées, chemisiers flottants, larges vestes. Le foulard est curieusement noué.
Elle est grande, parait trente ans, porte des talons plats et des collants épais, même l'été. Même les jours où elle met cette jupe d'une fluidité magnifique que seule une soie de très bonne qualité peut produire.
La tête inclinée, un peu rentrée dans les épaules, elle passe devant moi et me jette de côté un coup d'œil curieux. Des yeux clairs à travers des lunettes trop hautes.
J'observe sa silhouette longue lorsqu'elle s'éloigne, elle est de celles qui peuvent tout porter. Je me demande si elle suit une mode, pourquoi elle porte ces superpositions de vêtements qui la recouvrent et l'enlaidissent.
J'ai envie de la transformer. De l'habiller de vêtements ajustés. Lui choisir des pantalons, la chausser de talons fins, d'escarpins au bout un peu pointu. J'aime l'élégance, je suis tirée à quatre épingles, j'ai mes raisons.
Une des choses que je me suis dites en la voyant la première fois, c'est qu'elle pourrait être très belle. Sa dentition est parfaite, révèle des soins précoces et des parents sans doute attentifs.
Je l'imagine débarrassée de sa couperose en trois séances de laser que je pratique à l'hôpital. Elle porterait les cheveux libres, flottants sur les épaules, égayés par une légère coloration. Ou retenus en un chignon lâche, d'où quelques longues mèches claires s'échapperaient pour lui caresser les joues.
Un homme marche à ses côtés, leurs regards ne se croisent pas, ils ont la même taille, portent l'un et l'autre une alliance.
Je le détaille lui aussi. Gestes brusques, yeux mobiles, un peu protubérants, bouche fine autour de laquelle le muscle orbiculaire est fortement contracté. Des cheveux bruns retenus en arrière par du gel, qui grisonnent sur les tempes. J'essaie de lui donner un âge, quarante peut-être.
Il est 6 h 50, nous sommes une vingtaine de personnes dispersées sur le quai à attendre le train, nos voitures sont garées dans le parking du RER. Dans trente minutes nous serons à Paris.
Tous ces gens me sont devenus familiers, je sais quelles sont leurs habitudes, vers quel endroit ils se dirigent chaque matin, quel journal ils feuillètent. Qui sort son portable, qui achève son maquillage. J'ai appris leurs codes : dire bonjour, sans trop sourire, ne pas les regarder longuement, le regard ici est une intrusion. Ne pas avoir l'air de chercher le contact. En cas d'incident, retard de train ou conditions météorologiques particulières, nous pouvons échanger quelques commentaires concis.
Ni elle ni lui ne saluent les autres passagers. Comme s'ils ne voyaient personne. Et personne ne semble les remarquer. Personne ne se dit que ce couple est étrange, qu'il représente une anomalie au milieu de nos vies privilégiées.
Je monte en tête de train, dans la même rame qu'eux. Je m'assois à distance et je sors une revue médicale que je ne lis pas, je continue de les regarder, lui toujours penché vers elle, parlant à voix basse, trop basse pour que j'entende ce qu'il lui dit. Je l'ai vu plusieurs fois sortir de l'argent de son portefeuille et le lui tendre.
Tous les matins, je me livre au même examen, je cherche une explication à qui ce qui m'a frappée la première fois que je l'ai vue. L'expression de son visage me rappelle celle des gens de mon pays après les massacres. Un mélange de peur et de honte. Je me demande si les autres voient la même chose que moi, je guette le regard des voyageurs, mais il se pose à peine sur le couple et se détourne très vite.
Je ne suis pas encore complètement acculturée, je ne sais pas être indifférente, je les regarde jusqu'à ce que la foule des voyageurs se densifie et les dissimule complètement. Là, je les oublie, me laisse captiver par le paysage gris qui défile à la fenêtre. Je ne sais pas à quel arrêt ils descendent ni s'ils descendent ensemble.
Un matin sur le parking, alors que baissée j'essayais de rassembler le contenu de mon sac vidé sous le siège passager, j'ai vu une Audi aux vitres sombres se garer sans bruit à côté de ma voiture. J'ai reconnu sous la portière qui s'ouvrait le collant trop épais, la ballerine plate. J'ai vu qu'il la giflait sans un mot, avant qu'elle ne sorte maladroitement de la voiture comme encombrée d'elle-même. Ils se sont éloignés sans me voir. Je suis restée prostrée un moment. La peur ne m'a pas quittée de la journée. Toute violence me paralyse.
Je suis retournée en janvier à Kigali que ma sœur ainée n'a jamais quittée. Elle souhaite ma présence auprès d'elle, me dit que je pourrais exercer dans la ville, je suis médecin, un des résultats de la politique féministe rwandaise, un exemple.
Mais j'ai beau faire, je ne sais pas rester dans cet endroit plus de quelques semaines. J'ai peur dès l'aéroport, dès que j'inhale les odeurs de bois brûlé et d'hibiscus. Même si, me dit ma sœur, tout y est reconstruit et transformé, que le souvenir ne subsiste qu'au mémorial du génocide. Je ne lui dis pas que le souvenir est vif dans mes cauchemars et dans certains regards que je croise dans la ville.
Je sais que je ne pourrai jamais me lier à un homme, que je suis vouée à la solitude, mais au moins je peux vivre à peu près apaisée et en sécurité dans un autre pays. Et je me suis installée en France, là où on m'a offert un travail. Je suis utile, du moins j'essaie de m'en persuader. J'ai acheté une maison dans laquelle je me sens à peu près protégée.
De retour en février, à l'aube, grelottant dans la brume je redécouvrais les voyageurs sur le quai. Rien n'avait changé, ils étaient tous là. Sauf elle.
Lui, indifférent au froid, portait toujours le même imperméable, la même sacoche. Il arrivait, s'absorbait dans la lecture d'un journal. Ou bien faisait semblant. Je regardais son visage pour y lire quelque chose. J'espérais y voir de la colère, le signe qu'elle l'avait quitté. Mais peut-être était-elle seulement malade, ou peut-être ne travaillait-elle plus. Je ne me suis jamais résolue à lui demander.
Et il n'est plus venu.
C'est au printemps suivant qu'un matin, après une nuit de garde, mon regard est tombé sur le tas de vieux magazines de la salle d'attente. Une photo d'elle en couverture, même coiffure, même regard derrière les lunettes trop grandes.
Son corps, retrouvé dans la forêt à une dizaine de kilomètres de chez moi, était couvert de blessures, certaines récentes, d'autres beaucoup plus anciennes, ai-je lu.
Je n'ai pas emporté le magazine. Je suis sortie de l'hôpital, l'aube était belle et paisible, la lumière adoucissait les contours des froids bâtiments parisiens.

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