Le chant des pipistrelles

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La force de « Le chant des pipistrelles » réside dans son duo de personnages : Eli et Joshua. Leur complicité donne de la couleur à cette

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Noé, 25 ans, écrivain amateur qui scribouille entre deux lectures.

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La Terre est foutue. De l'avis de Joshua, il n'y a rien à sauver. Les champs sont secs, le sol calcaire avorte ses petits avant qu'ils ne bourgeonnent. Le soleil malade n'offre qu'une poignée d'heures par jour à la ville – ou ce qu'il en reste – pour nourrir les plantes. De toute façon, sa chaleur maigre ne suffit pas à stimuler leurs feuilles froissées. Les tiges s'allongent désespérément, les pousses s'épuisent et s'étalent pour mieux retourner à la terre.
Depuis la Chute, cette planète n'est plus qu'un gros cadavre.
— Je suis pas d'accord.
Un vieux sac plastique plein de terre en main, Eli secoue la tête.
— Y a des solutions, il insiste.
— Tu parles de ton jardin au troisième ?
— Ça marche. Je fais pousser de plus en plus de trucs.
Le troisième, c'est la dernière partie de l'immeuble qui ne s'est pas effondrée. Les murs se déchirent sans logique, comme on découpe une feuille en tirant sur ses extrémités. On y accède par un escalier qui laisse entrer la pluie – quand elle daigne tomber. Eli l'a réquisitionné pour y lancer un potager et, depuis, il disparaît des heures durant au-dessus de sa tête. Joshua s'en moque. Il en profite pour lire de vieux ouvrages qu'il récupère à la bibliothèque commune, quand il n'est pas en train de retaper une vieillerie ou de tester sa connexion. En vain. Rares sont ceux qui arrivent encore à accéder au NewWeb aujourd'hui.
— Eh, Josh.
— Quoi ?
— T'aurais pas envie de lâcher tes machines, des fois ?
Ses machines. C'est comme ça qu'Eli appelle sa radio trafiquée et l'ordinateur qu'il a réussi à relancer. Avec l'énergie qu'il détourne, il arrive à les allumer une heure par jour. C'est peu, ça ne lui sert pas à grand-chose. Mais c'est tout ce qu'il lui reste de sa grande passion d'avant la Chute.
— Pourquoi ?
— J'ai un truc à te montrer.
Joshua hausse les épaules. Il abandonne ses affaires pour se lever.
— Tu peux prendre les palettes en passant ?
Il les attrape sans répondre. Le bois abîmé est clair contre sa peau noire. Il le caresse brièvement pour vérifier la présence d'échardes, puis il les charge sur ses épaules. Il est musclé, beaucoup plus qu'Eli. Même s'il n'a jamais rien fait pour.
Joshua a toujours préféré le silence d'une chambre au soleil d'une journée d'été. Il n'a jamais vraiment travaillé, avant. C'était... compliqué. Ça a toujours été compliqué. Il fait partie de ceux qui ont accueilli la fin du monde avec soulagement.
Il grimpe les escaliers à son rythme. Dehors, le crépuscule l'attend. Si l'immeuble qu'ils squattent était autrefois une fière bâtisse, ce n'est maintenant plus qu'un pilier amputé. Des murs brisés et, au milieu, un tas de pots et de bacs aménagés où Eli étale ses plantes.
— Tu peux poser ça là.
Joshua abandonne son poids.
— Viens.
Il ne comprend pas ce que l'autre attend de lui. Il n'a jamais été doué en jardinage. S'il essayait de tirer une pousse de sa terre, il en briserait sans doute la tige. Quand il veut les arroser, il les noie, et il est bien incapable de deviner quelle maladie change leurs feuilles vertes en drôles de tâches jaunes. Non, Joshua ne comprend pas les plantes. Leur nature l'intimide.
Mais il aime bien les petits cris des chauves-souris qui s'élèvent alors que la nuit tombe.
— Eli ?
— C'est par là.
Il voit ses cheveux blonds s'agiter sur sa nuque. Coupées à l'arrache, les mèches rêches sont des formes revêches. Comme des feuilles brûlées par le soleil. Quand il y passe sa main, la matière lui rappelle la terre morte qu'ils foulent chaque jour. Ce sol trop dur où plus rien ne pousse.
Presque plus rien.
Chaque fois qu'il regarde par la fenêtre, il ne voit qu'un monde sec qui termine de mourir. Il ne comprend pas pourquoi Eli s'évertue à planter ses petites graines. Même s'il aime la forme des feuilles des pieds de tomate.
— Là.
Un bac de terre vide. Bien.
— Regarde.
Puisque c'est lui qui demande, Joshua se penche sans y croire. Il observe et regarde cette matière molle et humide qui semble bouger. Elle grouille. Bouge de sa propre volonté. C'est bizarre, mais il comprend mieux ce qui se passe en discernant les formes roses qui se déplacent les unes au milieu des autres.
— C'est quoi ?
— Des vers de terre.
— C'est moche.
Elija rit. Sa voix, plus puissante que la sienne, explose dans la nuit.
— C'est pas fait pour être beau.
— C'est gluant.
Bien sûr, Joshua connaît les vers de terre. Il en a déjà vu il y a longtemps. Plusieurs années.
— Et ça grouille.
— Je sais. C'est pas très beau à voir.
— Pourquoi tu les mets là ?
— Pour le compost.
Compost. Il a entendu ce mot plusieurs fois, mais il réalise qu'il n'en connaît pas vraiment la définition. Compost. Ça ressemble à compote. Sauf qu'il n'a pas envie d'y mordre.
— Je comprends pas.
Il ne comprend jamais le jardinage, de toute façon. Et il ne comprend pas non plus pourquoi ça fait sourire Eli. À sa place, il se vexerait.
— Ça sert à faire pousser les plantes. À les nourrir.
— Et après ?
— Y a pas d'après. On mélange ça à la terre et on attend que ça pousse.
Il lui prend la main pour le traîner vers ses pots. Pas ceux qui dorment à l'extérieur, non. Ceux dans la grande serre. Là où il aperçoit deux petits ronds verts qui sont sans doute de futures tomates.
— Ça, c'est la vie.
— C'est des plantes.
— Justement.
Eli caresse le rebord en céramique d'un pot. Joshua ne l'imite pas. Il déteste cette matière qui accroche ses doigts.
— Ça fait des années qu'on peut plus rien planter. Les champs crèvent. Mais ça... Ça, ça a poussé. Avec un peu d'efforts et de patience.
Il caresse le dessous d'une feuille incroyablement verte.
— C'est sûr que c'est rien par rapport à ce qu'on pouvait faire avant. Ça demande du temps et on n'a même pas de quoi se nourrir tous les deux. Mais ça pousse.
Il y a des courgettes, plus, loin. Leurs longues feuilles dentelées lui font penser à des dents. Celles des chauves-souris.
Joshua aime beaucoup les chauves-souris. Le cocon recroquevillé que forment leurs corps quand elles se cachent dans un vieux parasol. On dirait une graine tordue prête à éclore.
— Ça sert à quoi, les vers ? il demande en désignant le bac.
— Ça enrichit les sols. Ils aèrent la terre en creusant des trous, ça favorise aussi la pénétration de l'eau, et... C'est compliqué à expliquer, mais c'est ce qui fait que la terre est pas complètement crevée.
Aération, enrichissement. C'est flou dans la tête de Joshua, mais Eli le dit avec tellement de conviction. Il le voit qui file attraper un livre – gros livre, lourd, au dos craquelé.
— J'ai choppé ça à la librairie des Chardons. Faut croire que le jardinage intéressait pas les pilleurs, il explique en tournant les pages. Y a des trucs à faire. Même si c'est la merde, on peut encore faire pousser des plantes, Josh.
Il attrape son regard. Eli a des yeux trop bleus, clairs comme un verre d'eau. Des yeux qui ne savent pas mentir.
— Et tant qu'on peut faire pousser des plantes, y a de la vie.

Un coup de vent agite les feuilles autour d'eux. Celles des pousses qui ne dorment pas dans la serre, sous les lumières artificielles. Joshua scrute le matériel qu'ils ont amassé ici. Ces trésors qu'ils peinent à faire vivre avec leur groupe électrogène volé.
Ces petites vies qui plongent leurs racines dans une terre noire.
— Peut-être.

La plupart du temps, il doute que quelqu'un réussisse un jour à faire sortir de la terre autant de tiges qu'il leur en faudrait. Il s'est habitué aux vieilles conserves trouvées dans un appartement abandonné qui n'a pas encore été dépouillé. Mais quand le regard d'Eli s'illumine pour une pousse qui pointe le bout de son museau, c'est plus fort que lui.
Il se surprend à espérer.

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