La grenouillette

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Il ne restait-là qu'une douzaine de personnes, en comptant deux ou trois marmots qui dormaient, déjà allongés sur les bancs. Le troquet s'était vidé par à-coups au fil des heures qui suivaient la fin de la fête de printemps. Les deux frères Deroin, chauffeurs aux fours à briques, se lèvent, sous les protestations aimables des autres fêtards. Ils empoignent leurs « blaudes » suspendues aux chevilles de la grande poutre et s'en revêtent sous les moqueries bon enfant. Le fond de l'air est plutôt frisquet à cette heure-ci le long du canal des allemands.
Dans le mouvement d'habillage, s'échappe de la poche de l'un d'entre eux, une fine poudre brune qui se dépose sur l'épaule de la Mariette. 
— Tudieu, le Jacquot ! Ce s'rait pas de la grenouillette, au moins ?
Un éclat de rire général secoue la petite assistance. La Mariette secoue vivement son châle de sortie en se signant maladroitement.
— V'la-t-y pas aut'chose ! Le Jacquot qui cherche à me marier.
Reprise de la rigolade, feu aux joues du Jacquot et réveil brusque du petit Martin qui demande d'une voix ensommeillée :
— C'est quoi la « grenouillette », dis, pépé ?
— Ah, ça, mon drôle, c'est une vieille histoire. Maintenant que t'as dix ans, je peux bien te la dire. 
 
Un murmure sourd parcourt le bistrot. L'ambiance devient soudain plus lourde. Des frissons parcourent les échines. Certains se remémorent cette étrange histoire. 
 
— C'était au dernier siècle, quand nous autres avions encore le domaine de Terrefond. En bordure de marais, sur le chemin du Bot, y avait une petite ferme. Oh, trois fois rien ! Une bourrine à une pièce, avec une remise à « bousas », une étable pour deux vaches, une bauge à goret et un lopin de trois acres. Là-dedans vivait la mère Branchart et son fils, le Germain. Un pauvre garçon, comme qui dirait un peu attardé, mais un p'tit  gars travailleur, à ce qu'y s'disait dans le pays.
Le Germain allait sur ses dix-neuf, vingt ans. Un gamin costaud, pas très grand et qui, du fait qu'il avait quitté l'école trop tôt pour aider sa mère, était peu sociable. Les autres jeunes du bourg ne lui adressaient que peu la parole et les jeunes filles encore moins. Ça commençait à lui peser au Germain. La nature, quoi ! Le Germain avait des vues sur une petite. La plus jeune fille Gourdon, le « cardeux » de la route de Coëx, un soulot connu, qui battait femme et enfants quand il rentrait du café. Céleste qu'elle s'appelait, la gamine. Pas plus de quinze ans à l'époque. Une alouette fine comme un jonc, jolie comme un cœur de Marie et fraîche comme une motte de beurre.
Le Germain avait bien essayé de lui causer, mais macache, avec les frères et le père qui montaient la garde... Pas question de lui conter fleurette ! Plus le temps passait plus le Germain était mordu. Sa mère lui disait bien que la petite n'était pas pour lui, mais quand le cœur est poinçonné, il est poinçonné ! Il a bien mis des cierges à Saint Antoine, nouer des fils de laine rouges trempés dans l'eau bénite aux branches d'un figuier, appliqué de la cire fondue sur une branche de gui consacrée, enterré un crucifix sur la route du Bot. Que t'chi ! Le Germain était au bord du désespoir.
En Pentecôte, pour la foire aux canards de Challans, le Germain avise un camelot qui vend des livres. Le v'là-t-y pas qui échange deux belles cailles, racolées sur les terres de l'évêché, contre un vieux grimoire écrit par un moine ermite défroqué, revenu de Jérusalem. Oui, mon gars, un recueil de pratiques occultes, expliquant les rituels et les pactes pour chambarder les têtes et les âmes.
Chaque nuit, dans le fond de la grange, à l'abri des regards, Germain prépare les poudres, mixtures et philtres comme indiqués dans le grimoire. Il fait brûler de l'orge germée, du laurier de cimetière, du poil de rat mélangé à de la cire fondue, le tout en récitant des incantations. Il prépare des potions secrètes avec des plumes de paon, de la grande cigüe, la racine du diable, des peaux de crapaud, de corneilles et des lézards verts. À la pleine lune, il verse les breuvages dans le puits des Gourdon, répand les poudres sur les chemins que la fille prend dans la journée, sème poussières et cendres, sur les bancs d'église, les margelles, les talus où la fille est susceptible de s'asseoir. Résultat : Ballepeau ! Fifrelin et brimborion ! 
 
Le pépé fait une pause pour reprendre son souffle et vider la « fillette » de muscadet avant qu'elle ne s'échauffe. La compagnie s'impatiente aussitôt. Bien qu'on connaisse l'épopée, les mystères en diablerie passionnent.
 
— Où que j'en étais, moi ? Ah oui ! Le gars Germain devenait complètement brindezingue. Il sentait son cœur pourrir dans sa poitrine. Il maigrissait à vue d'œil. Alors, il ne lui restait plus qu'une issue. La pire des solutions : faire appel au « Bouétoux » ! L'infâme « Bouétoux » ! L'envouteur, l'ensorceleur, le sorcier du marais haut. C'était un être hideux, au poil noir, au regard haineux, avec un pied bot qui le faisait clocher. Il vivait dans une sorte de terrier, creusé à flanc d'étier, au ras de l'eau noire. 
Le Germain, la peur au ventre, fini par s'y rendre. Le « Bouétoux » était accroupi devant son antre. Tout autour flottait une odeur de charogne. Avant que Germain ne franchisse le dernier fossé, le sorcier jeta devant lui un gros bâton de néflier qui lui servait à marcher.
— Halte-là, le gniard ! Je sais ce que tu viens demander. Je n'ai rien pour toi. Va-t'en ! Suis la bête ! Et le bâton se change en vipère et disparait dans les herbes.
— Oh, le « Bouétoux » ! Paix ! Il faut que tu m'aides. Je veux juste une nuit avec ma Céleste.
— Le prix en est trop cher pour toi. Passe ton chemin.
— Peu importe le prix, je paierai, même si je dois y passer la vie. Peut-être n'es-tu tout simplement pas aussi puissant qu'il se dit...
Le « Bouétoux » fit un saut, comme frappé par la foudre. Il tourbillonna sur lui-même, déclenchant un courant d'air puissant qui fit tomber le Germain sur le dos. 
— Tu es un fou, mais si tu le veux, moi, je le peux !
— Oui, je le veux !
— Reviens dans treize jours, avorton ! Le prix, ce sera Astaroth, l'ange du Malin lui-même, qui viendra le chercher pour moi. Il prendra ta mère pour le servir. Va, démon ! Ne reviens que convaincu !
Le « Bouétoux » part alors dans les marais, en pleine lune noire. Il capture une grenouille rainette. Il l'enferme dans une boite percée de trous et pose la boite sur une fourmilière. Dix nuits passent. Il ne reste plus dans le piège qu'un squelette difforme que le sorcier réduit en poudre et mélange soigneusement avec des libellules séchées, des toiles d'araignées et une hostie consacrée, volée par ses sbires. On ne connait plus que ces quelques ingrédients. La recette complète de la « grenouillette » a, hélas, été perdue.
Treize jours plus tard, le Germain est devant le terrier du sorcier. De son trou, la voix aigrelette du « Bouétoux », l'interpelle.
— Te voilà, l'attardé ! Tu veux toujours la fille ? Tu en connais le prix ! Si tu es d'accord, alors prends le sac à côté de la porte, répands un peu de la poudre sur son épaule gauche et ce qui doit arriver arrivera. 
 
Le grand-père prend un temps pour taper sa pipe contre le pied de la table. L'assistance est au bout de l'émotion. Le vieux reprend avec un petit sourire en coin.
 
— Le charme a bien dû agir, car à la Saint-Jean, Céleste, Germain et sa mère disparurent et personne dans le pays ne sut jamais ce qu'ils sont devenus. Ce jour-là, pendant que tout le monde les cherchait dans les marais, un terrible orage déversa des nuées d'eau glacée sur la province. Les fossés et les étiers ont débordé inondant les terres basses. Il se dit que le « Bouétoux » est resté coincé dans son terrier, bloqué par des brassées de roseaux arrachés aux rives et qu'il se serait noyé comme un rat, victime de sa propre invocation.
C'est depuis ce temps-là que les soirs d'orage et de grands vents, on entend les hurlements du diable qui court sur les marais.
Le gamin regarde son doigt où est collé un peu de poudre brune.
— Dis-donc, pépé, ta « grenouillette »... elle sent drôlement le tabac !
 
 

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