Essai, impair et passe

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Non, Jacky, t'es pas tout seul ; il y a toujours du monde dans les bistrots, gare de Perrache, place Bellecour ou rue de la Ré.
Lorsque Saint-Jean ouvre ses quinquets, ta carcasse d'ours bringuebale déjà sur les pavés humides. Parfois, un chien errant te suit, puis il retourne fureter dans les poubelles après avoir partagé un peu de ta solitude. Tes souliers gauchis et fatigués frappent le pavé, escortés par les bruits de la cité qui s'éveille. Comme d'habitude, tu as descendu la rue Lainerie, longé le temple du Change, remonté la rue Saint-Jean. Immuable trajet. Ensuite tu t'engouffres dans le café de la Cathédrale. Déco rock'n'roll, ce bistrot sent le passé. Quand tu entres, juste un signe de tête. Le patron a compris et te sert un verre de blanc. Tu n'en boiras qu'un, c'est ta règle ! Ici, on respecte ta façon d'être et tes silences : tout le monde t'appelle Jacky, mais nul ne sait ton nom, ni d'où tu viens. D'ailleurs, ta carrure et ton regard découragent toute curiosité. 
Puis tu sors sur la place Saint-Jean, reprenant ton pas de laboureur, celui des Terres Froides. Tu te rends au local où se trouve la carriole avec pelles et balais. Tu débutes par le quai Romain-Rolland où tu t'appliques à faire disparaître les détritus que certains ont semés pour baliser l'itinéraire de leur connerie. Tu continues par le trottoir des boîtes de nuit, collectant les vestiges oubliés par les fêtards. La journée se passe, sans surprise. À midi, sur un banc du bord de Saône, tu casses la croûte, le regard en errance sur la rivière. Des images fugaces surgissent. Australie. Nouvelle-Zélande. Des pelouses verdoyantes. Des clameurs. Cardiff. Dublin. Des foules multicolores. Mais l'imbécile qui klaxonne vient de noircir l'écran ! Alors tu repars à travers la ville pour assumer cette besogne ingrate. Déjà 17 heures. Il faut ranger le matériel. Quelques courses. Ensuite, tu arrives au café de la Cathédrale vers 18 heures. Des « Salut Jacky ! » auxquels tu réponds par un hochement de tête, et ton ballon de beaujolais qui glisse sur le comptoir, le seul que tu boiras. C'est ta règle. Ne jamais offrir une tournée ni en accepter. Tu sais trop bien où ça te mènerait ! Autour, les esprits s'échauffent à propos de la politique, des faits divers ou du sport. Toi, ça t'est égal, mais si on vient à évoquer le dernier match des rugbymen de Bourgoin-Jallieu, tu tends l'oreille et ton cœur bat plus fort. 

Ce matin, une pluie fine grisaille Lyon ; insensible aux variations du temps, tu reprends ta marche inexorable vers un horizon convenu. Éternelle répétition de gestes, de lieux et de gens. Au bout de cette journée maussade, le passage par le café de la Cathédrale où l'unique ballon de beaujolais t'attend. Ce soir il y a foule. Tu dégustes à petites gorgées, mais un nuage violet apparaît déjà au fond du verre. Alors tu tires ton portefeuille de la poche arrière du pantalon ; ce dernier étant mouillé, tu dois batailler et, en sortant un billet, tu laisses échapper une photo pliée en deux. Derrière toi, un jeune plombier la ramasse et machinalement la regarde. C'est une photo du XV de France, datant de quelques années. Soudain, parmi les troisièmes lignes, l'artisan te reconnaît : Jacky ! Certes, il a un peu grossi et les cheveux ont pris un teint de cendre, mais c'est bien lui.
— Hé ! Les gars ! J'en reviens pas ! Notre pote Jacky avec le XV de France ! Dire que tous les jours on côtoyait un champion et on ne le savait pas ! Regardez !
Tout fier, il fait passer le document aux autres. Sur le coup, tu voudrais saisir le jeune par le colback et lui arracher cette putain de photo, mais tu restes tétanisé par la fascination des clients. Ça te rappelle l'époque où tu signais des autographes pour les mômes dont tu étais l'idole. Alors tu revois toute ta vie en accéléré comme si tu mourais d'une crise cardiaque.

D'abord le rugby, sport qui convenait à ton physique de bûcheron, ce sport où il faut de la force, du courage et l'esprit de sacrifice. Dans un match, on est au coude à coude pour pousser, tirer, avancer. Même lors d'âpres combats, la violence n'est jamais rancunière. Très vite, tu avais été au-dessus du lot ; appelé en sélection régionale, puis la consécration avec l'équipe de France. Le début d'un tourbillon : tournées aux antipodes, Tournoi des Cinq Nations ou test-matches en Argentine. Les meilleurs hôtels. L'argent. Les filles sous toutes les latitudes et les troisièmes mi-temps qui n'en finissent plus.
Entre-temps, tu avais rencontré Cécile qui admirait ton mental de guerrier. Elle était ton refuge. Tes frasques, tes erreurs, tes colères, elle te pardonnait tout. Pourtant, la belle mécanique se déréglait et à force de faire la fête, tu avais franchi le seuil de l'alcoolisme ordinaire. Sur le terrain, le physique ne parvenait plus à compenser le déficit accumulé au comptoir. Tout avait commencé par le biais de journalistes qui n'avaient jamais enfilé un short. En résumé, leurs papiers disaient : « Ne devrait-on pas renouveler les cadres du XV de France ? », « Pourquoi ne sélectionne-t-on pas Machin du Biarritz Olympique ou Truc du Stade Toulousain à la place de Jacky M. qui n'est plus dans le coup ? », et ainsi de suite. Fatalement, le sélectionneur avait fini par écouter les sirènes. L'or de ta gloire commençait à se piquer sérieusement, d'autant qu'au sein du club, même si tu faisais toujours figure de légende, les jeunes poussaient pour prendre la place. C'est pourquoi tu puisais dans tes réserves, tu dissimulais tes blessures, juste pour ne pas perdre ton poste. Comme lors de ce match contre Perpignan où, blessé à l'épaule, tu avais souffert le martyre. Résultat : tu sortis un match calamiteux à l'image de l'équipe qui encaissa un 40 à 12 sans appel. Puis il y avait eu l'après-match dans un bar de Perpignan et ce type un peu grassouillet, sapé comme un commercial. Il avait lancé des réflexions désagréables sur ton équipe et sur le XV de France. Toi, tu avais répliqué mollement, mais, éméché, il avait récidivé. Tu en étais au cinquième pastis lorsqu'il avait lâché : « Une équipe de France de lopettes ! » 
Soudain, la rage t'avait envahi. Pour toi, pour les copains, pour le drapeau tricolore, tu avais voulu le corriger. Lui, sans doute ancien rugbyman, avait riposté. Malgré ta blessure, tu lui avais collé un direct en pleine face. Malheureusement, il s'était pris les pieds dans un tabouret et sa tête avait heurté l'angle du bar. Tout s'enchaîna alors à une vitesse incroyable. Les secours inutiles. Tes équipiers atterrés. La police. Menottes. Garde à vue. Procès. Dix ans ! Échoué à la prison Saint-Paul, tu étais devenu exemplaire, respectant les règles de ce nouveau jeu, comme benjamin tu écoutais les consignes de l'entraîneur. Durant ces années tu t'oubliais, à l'instar d'une entrée en mêlée où seul compte le collectif. Meurtri, piétiné, aveuglé ; il faut que le pack avance et finisse par libérer ce curieux ballon ovale. Peu à peu, ton nom ne devint qu'une image ternie et les amis disparurent. Sept ans plus tard, lorsque tu repensais à ce temps entre parenthèses, tu n'en gardais aucun souvenir. Si ! Lorsque la France avait battu les Blacks en Coupe du Monde ! Derrière les murs, une extrême frustration t'avait étreint, un vrai coup de poignard. Ce fut le dernier match que tu regardas en prison. À ta libération, tu étais resté à Lyon, par peur de t'éloigner de ces barreaux devenus tes uniques repères. Tu aurais aimé retourner là-bas, marcher dans les labours, humer l'air du vieux stade en repassant les images d'autrefois, celles d'une gloire perdue, d'une vie gâchée.

Au lieu de cela, tu es planté comme un con au milieu de ce bar inondé de lumière trouble. Autour de toi, sous la force pénétrante de ton regard, les gens se sont tus. L'un des habitués te rend la photo, mais il n'en mène pas large en t'approchant.

Tu murmures un « Merci » à peine audible et tu sors du café dans un silence si lourd que tu ne sais pas s'il est dû au respect du champion ou à la peur du meurtrier.

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