À plâtrer les blessures

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Partout sur les murs de la ville était annoncée l'exposition de Maurice Deviewre, sculpteur à la réputation sulfureuse. L'affiche faisait scandale. Elle présentait le plâtre d'un corps démembré ; celui de la victime retrouvée le mois précédent au bord du canal.
Encensé ou vilipendé par la critique, Maurice Deviewre faisait polémique. Avec l'accord de la famille, l'artiste avait réalisé un moulage du corps abîmé du jeune homme assassiné.
Cette sculpture était la pièce maîtresse de l'exposition et son image ornait tous les abribus.

Certains, après leur mort, lèguent leur corps à la science. Samuel, étudiant dans ce domaine, l'avait offert à l'art avant d'être incinéré. Cette démarche avait été cautionnée par ses parents quand Maurice Deviewre leur avait expliqué les vertus cathartiques de cette « mise en œuvre » de leur fils. Il avait fini de les convaincre en leur promettant qu'une partie du billet d'entrée de l'exposition leur serait reversée.

Les services de police ne s'y étaient pas opposés. Cette exposition était une occasion inespérée de sensibiliser le public, de délier les langues et, peut-être, de coincer l'assassin revenant voir sa victime. Afin de ne pas rater le coupable pouvant infiltrer les rangs des visiteurs, ces derniers seraient bien évidemment filmés et surveillés de près. Par ailleurs, un dispositif inédit de prise d'empreintes de chacun à l'entrée de l'exposition venait compléter l'éventail des précautions d'enquête.

Les médias nationaux avaient relayé l'information à grand renfort de publicité, faisant de cette exposition un événement sans précédent, avec pour double objectif : éveiller les consciences, par la confrontation à la réalité d'un crime, et venir en aide à la famille de la victime. Toutefois, pour des raisons d'éthique, l'entrée était interdite aux moins de seize ans... de quoi ajouter un peu de soufre au mélange détonnant.

Depuis l'ouverture, la galerie du bord du canal – extrêmement bien placée en regard du contexte – ne désemplissait pas. Pour augmenter le goût du frisson, elle avait proposé des nocturnes dès le premier soir. Un sens indéniable du marketing.
Après cinq jours, la fréquentation avoisinait les quinze mille personnes. Quinze mille voyeurs se repaissant de l'horreur et contribuant sans vergogne à sa commercialisation. Quinze mille hommes et femmes avec, dans leurs regards crasseux, comme une odeur de sang !
Du pain béni pour une étude sociologique et comportementale sur la perversion ordinaire.

Deux ans que je travaillais comme gardienne en complément de mes études à la galerie du bord du canal, et jamais pareille opportunité ne m'avait été donnée ! J'assurais le créneau de 18 heures à 23 heures, et mes soirées avaient pris une saveur toute nouvelle. Chance ultime : je surveillais la salle principale où trônait le fameux moulage.
J'avais eu quelques velléités artistiques par le passé mais j'appréciais mes nouvelles études qui me permettaient d'approcher la psychologie humaine et les comportements sociaux, et puis, après tout, je me retrouvais au cœur d'une exposition fascinante, ce qui ne gâtait pas mon plaisir.
J'observais les gens, ces hommes et ces femmes qui, noyés dans la foule, pouvaient s'adonner sans scrupules à leur goût du macabre. Avec enthousiasme, j'agrémentais mes notes de croquis sur le vif. Je renouais un temps avec mes réflexes d'artiste. Estampes et esquisses.
La police m'avait d'ailleurs incitée à continuer et à gagner en précision. Mes dessins pourraient peut-être apporter, le moment venu, un complément d'information utile. Une expression saisie qui pourrait en dire long. Un geste qui trahit.
Ma posture de gardienne me rendait négligeable aux yeux des visiteurs. Je me fondais dans le décor, faisais partie des meubles. Certains même paraissaient m'oublier quand, malgré l'interdiction de toucher, ils ne pouvaient réprimer un mouvement de la main vers la sculpture. Attirance insolite, conjuration du mal ? Je notais les deux possibles dans mon carnet... et les rappelais à l'ordre doucement, d'un « excusez-moi mais il est interdit de toucher l'œuvre ». Ils s'empourpraient alors, un peu honteux, non pas de leur geste mais d'avoir été pris sur le fait et surtout que les autres, par mon intervention, s'en soient rendu compte. J'avais alors droit à un sourire gêné assorti d'un regard foudroyant. Contraste saisissant.
Il faut dire que le corps de Samuel, même dépouillé de ses bras et ses jambes, était beau.
Un véritable éphèbe, aux proportions parfaites, un appel aux caresses. De quoi donner aux notables, maris et femmes, quelques raisons supplémentaires de se trouver embarrassés par le constat de leurs égarements tactiles.
Pourtant, je ne pouvais pas leur en vouloir.
Chaque soir à la fermeture, une fois la foule évacuée et les caméras éteintes, moi aussi, je m'attardais sur les courbes du corps musclé. Ma main passait sur le torse puis peu à peu se dirigeait vers les plaies ouvertes aux épaules et à l'aine. Alors, je me souvenais de ma sculpture dans le vif et remerciais Maurice Deviewre d'avoir pu l'immortaliser, de m'offrir une postérité sous couvert d'anonymat.

Aux Beaux-Arts, c'est connu, dans une promotion, il y a rarement plus de deux artistes, les autres sont juste d'excellents techniciens. J'aurais pu à l'évidence être l'un des deux mais Samuel, brillant, voulant être l'unique, avait joué des coudes et m'avait fait virer dès notre première année pour d'obscurs problèmes de comportement... Je m'étais réorientée vers la sociologie... Et aujourd'hui, outre mon évidente consécration dans l'art, j'avais un sujet de thèse solide pour prétendre à mon doctorat.

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