Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Impossible de sortir, aller marcher ou aller voir le monde autour de moi. Pas que je n'en ai pas envie. Au contraire. J'en meurs d'envie. Si seulement vous pouvez savoir. Mais parfois, la volonté seule ne suffit pas. Pas même la foi. Seul Dieu suffit. N'est-il pas la mesure de toute chose ? Mais n'empêche que je lui en voulais. Lui qui m'a créée ainsi. Que dire de ma mère alors ? Elle qui devrait être mon premier soutien, mais qui, contre toute attente, était devenue mon premier cauchemar. Mon père ? Bon, le vieux, lui, il n'avait que faire d'une créature comme moi. Il a éjaculé et est passé à autre chose. Le reste n'engage que ma mère. À peine avait-il même payé pour mes soins les rarissimes fois où je fus malade. Je me suis demandé maintes fois si c'est parce que je ne suis pas venue ‘‘tendu, avec une paire de couilles''. Désolé pour lui. Je suis une fendue. Une avec un teint noir sacrément encré d'ébène, bien taillée, svelte et avec un visage ovale au bas duquel un menton pointu me confère, quand je souris, une presque parfaite beauté de ces créatures de ces éthers divins.
Rien ne peut faire mieux le bonheur d'un couple qu'un bébé, surtout la première naissance. Hélas pour les miens, j'étais leur enfer, le diable incarné, une malédiction à briser ! Et quelle fut ma faute ? Quel fut mon crime ? Quel fut mon péché ? Choisit-on ce en quoi on naît, ce qu'on naît ? L'être que je suis, je ne l'ai pas choisi. Aucunement. C'est vrai que si j'étais comme une de ces jeunes femmes à la démarche remarquable, avec un monde fou au balcon, un fessier bien nourri, bien garni, le monde ferait attention à moi, je me dis. Mais est-ce parce que je ne marche pas que rien ne marche avec moi ? Personne d'ailleurs. Je ne suis donc personne. Je vis sans réellement exister.
Je regarde toute la chance que certains ont, mais préfèrent passer leur temps à se plaindre : « Je ne suis pas assez élancée... J'ai une grosse tête... J'ai un gros nez... Pourquoi Dieu m'a créé avec un teint noir ? Pourquoi suis-je nain ? Pourquoi je ne suis pas belle comme la miss monde ? Pourquoi j'ai un petit pénis ? Pourquoi... Pourquoi... ? » Tout un chapelet de pourquoi, d'interrogations, de plaintes, que l'humanité passe son temps à égrener. Je l'ai, c'est vrai, pour un temps, fait. Mais après, je me dis qu'il faut passer à autre chose. Dans mon cas, je suis très vite passée à autre chose. J'ai appris, le temps aidant, à m'accepter telle que je suis. Même si parfois les moqueries des enfants de nos voisins me torpillent et me donnent envie de me lever et d'aller les étrangler. D'autres, des curieux, viennent me regarder, juste pour confirmer de leurs yeux de hibou les rumeurs entendues à propos de la fille étendue, celle que tout Ina (mon village), appelle "l'enfant maudit, l'enfant sorcier, l'enfant serpent". Certains, dans des sanglots, versant des larmes de crocodile parfois, inondent ma mère de questions. Je me souviens de San'nonkpaki, la nouvelle vendeuse de riz du quartier. C'était la première fois qu'elle venait me rendre visite :
- Donc elle n'a jamais marché ? Même pas aller à quatre pattes ? Même pas s'asseoir au moins ? Comment mange-t-elle ? Jamais rien de tout cela ?
- Oui, San'nonkpaki. Rien de tout ça, comme tu peux le remarquer par toi-même.
Après sa réponse, ma mère se tut, puis un long silence s'installa.
-Humm Rahima-mèro (maman Rahima, en langue Baatonou), Dieu te fortifie davantage pour ce faix que depuis plus de trente longues années, paraît-il, tu portes, supportes. On m'a dit, mais je n'ai pas cru. Il fallait que je vienne voir de mes propres yeux.
-La volonté du Très-Haut est toujours la bonne. Il sait ce qu'il fait, et lui seul sait pourquoi il m'a fait don de ce faix. Il paraît qu'il ne confie pas une charge qu'on ne puisse porter, supporter. Voilà comment je supporte ça.
Mais, à dire vrai, ce n'est pas ainsi seulement que Sourougnan (le prénom de ma mère signifie « mère de la patience » en langue dendi) me supporte. Des fois, voire très souvent, c'est sur moi qu'elle se décharge. Si ce n'est pas des taloches pendant qu'elle me douche, ce sont des soufflets pendant qu'elle me brosse les dents. À ce jour, j'en ai perdu cinq, je crois. Et pourtant, Rahima n'a pas chosi d'être ce qu'elle est. On n'est pas qui on naît. On ne naît pas ce qu'on est. Allah n'est pas obligé d'être juste et bon. Rahima non plus. C'est à ce prix que je dois vivre. Hahaha, comme si je pouvais me sucider. Moi qui ne suis bonne quà rester allongée au sol, me pisser ou me déféquer dessus des fois. Mes seuls compagnons sont les mouches qui viennent visiter ma bouche. Mes muscles se sont durcis au point où même déplier les doigts ou le bras est difficile, voire impossible. Ainsi, je n'arrive pas à donner une raclée à ces fichues bestioles. Mais il y a aussi les quatre murs de la véranda ou du salon, avec qui je converse à mes heures perdues. J'ai cessé de me plaindre le jour où je me suis mise dans leur peau pour comprendre ce qu'ils peuvent endurer. Eux, toujours immobiles sans bouger, manger ni boire. C'est quelle vie, ça ? Au moins les arbres, eux autres, sont mieux vivants, et moi mieux que les arbres. Je conclus souvent mes réflexions en me disant « Rien n'est gratuit dans la vie. Tout a un prix. C'est au prix de quelque chose qu'on le paie. Toujours. ».
Je restais là à voyager d'un souvenir à un autre, d'une réflexion à une autre... Il m'est arrivé plusieurs fois de rêver de choses de mon âge, de choses qu'à mon âge je devais voir, admirer, connaître : la mer, quelle couleur est-ce ? Est-ce vraiment vrai qu'elle est salée ? Une plage, ça ressemble à quoi ? Un bateau, comment il fait, malgré son grand poids, pour flotter et ne pas couler ? C'est comment dans un bateau ? Un avion ? Se laver soi-même ? Manger et boire par soi-même, qu'est-ce que ça fait ? Quel effet ça fait de se tenir sur ses deux pieds, danser, marcher, courir, sauter, trébucher, se blesser ? Se sentir bien portant ? Monter des escaliers, prendre l'ascenseur, ça fait quoi ? Sans doute serait-ce alors cela le bonheur ? Oui. Enfin, je crois, je me dis. Et dire que malgré toutes ces capacités, des gens, dans ce monde, continuent de se plaindre au point d'en vouloir au Créateur... Je me dis que ce n'est pas le monde qui est méchant envers les gens, ce sont plutôt les gens qui sont méchants avec le monde. Méchants envers Dieu et sa création. Serait-ce peut-être pour aller lui régler son compte que d'autres s'empressent et se pendent ? Qu'en sais-je vraiment, moi ? Je ne sais rien du dehors, du monde externe. Tout ce que je sais, je le dois à ma mère. J'ai su arrêter de me morfondre sur mon sort. Je vis, et c'est déjà ça l'essentiel. Il y a pire ailleurs, je me dis.
Je suis aujourd'hui une grande femme qui a su avoir, au prix du mépris de sa famille et du monde, confiance en elle-même. C'était le prix à payer pour pouvoir résister, exister, survivre et être. Je sais que jamais je ne connaîtrai la ferveur de l'amour, les ardentes braises d'un baiser, les brûlures que tait une caresse, encore moins le pied qu'on prend dans une partie de jambes en l'air. Jamais. Quid alors des vissicitudes de la grossesse, des douleurs de l'enfantement, ou même du bonheur de donner la vie, de donner la première tétée à son nouveau-né ? Suffit-il d'être mère pour être épanouie ? Non, rien de tout cela. Du moins, pas dans cette vie à moi. Pour le moment, je suis toujours au sol, en train de prendre la vie du bon côté et profiter à fond de chaque instant. Douze mille quarante-cinq jours maintenant. Oui, douze mille quarante-cinq jours sur terre et à terre. Trois cent quatre-vingt-seize mois. Trente-trois ans de vie... En attendant la visite de la Faucheuse pour enfin me débarrasser de cette enveloppe, de cette vie et retrouver ma liberté, une vie meilleure, loin d'ici-bas... En attendant, je souris, je ris, je pleure, je dors. En attendant, je vis ! Moi.
Rien ne peut faire mieux le bonheur d'un couple qu'un bébé, surtout la première naissance. Hélas pour les miens, j'étais leur enfer, le diable incarné, une malédiction à briser ! Et quelle fut ma faute ? Quel fut mon crime ? Quel fut mon péché ? Choisit-on ce en quoi on naît, ce qu'on naît ? L'être que je suis, je ne l'ai pas choisi. Aucunement. C'est vrai que si j'étais comme une de ces jeunes femmes à la démarche remarquable, avec un monde fou au balcon, un fessier bien nourri, bien garni, le monde ferait attention à moi, je me dis. Mais est-ce parce que je ne marche pas que rien ne marche avec moi ? Personne d'ailleurs. Je ne suis donc personne. Je vis sans réellement exister.
Je regarde toute la chance que certains ont, mais préfèrent passer leur temps à se plaindre : « Je ne suis pas assez élancée... J'ai une grosse tête... J'ai un gros nez... Pourquoi Dieu m'a créé avec un teint noir ? Pourquoi suis-je nain ? Pourquoi je ne suis pas belle comme la miss monde ? Pourquoi j'ai un petit pénis ? Pourquoi... Pourquoi... ? » Tout un chapelet de pourquoi, d'interrogations, de plaintes, que l'humanité passe son temps à égrener. Je l'ai, c'est vrai, pour un temps, fait. Mais après, je me dis qu'il faut passer à autre chose. Dans mon cas, je suis très vite passée à autre chose. J'ai appris, le temps aidant, à m'accepter telle que je suis. Même si parfois les moqueries des enfants de nos voisins me torpillent et me donnent envie de me lever et d'aller les étrangler. D'autres, des curieux, viennent me regarder, juste pour confirmer de leurs yeux de hibou les rumeurs entendues à propos de la fille étendue, celle que tout Ina (mon village), appelle "l'enfant maudit, l'enfant sorcier, l'enfant serpent". Certains, dans des sanglots, versant des larmes de crocodile parfois, inondent ma mère de questions. Je me souviens de San'nonkpaki, la nouvelle vendeuse de riz du quartier. C'était la première fois qu'elle venait me rendre visite :
- Donc elle n'a jamais marché ? Même pas aller à quatre pattes ? Même pas s'asseoir au moins ? Comment mange-t-elle ? Jamais rien de tout cela ?
- Oui, San'nonkpaki. Rien de tout ça, comme tu peux le remarquer par toi-même.
Après sa réponse, ma mère se tut, puis un long silence s'installa.
-Humm Rahima-mèro (maman Rahima, en langue Baatonou), Dieu te fortifie davantage pour ce faix que depuis plus de trente longues années, paraît-il, tu portes, supportes. On m'a dit, mais je n'ai pas cru. Il fallait que je vienne voir de mes propres yeux.
-La volonté du Très-Haut est toujours la bonne. Il sait ce qu'il fait, et lui seul sait pourquoi il m'a fait don de ce faix. Il paraît qu'il ne confie pas une charge qu'on ne puisse porter, supporter. Voilà comment je supporte ça.
Mais, à dire vrai, ce n'est pas ainsi seulement que Sourougnan (le prénom de ma mère signifie « mère de la patience » en langue dendi) me supporte. Des fois, voire très souvent, c'est sur moi qu'elle se décharge. Si ce n'est pas des taloches pendant qu'elle me douche, ce sont des soufflets pendant qu'elle me brosse les dents. À ce jour, j'en ai perdu cinq, je crois. Et pourtant, Rahima n'a pas chosi d'être ce qu'elle est. On n'est pas qui on naît. On ne naît pas ce qu'on est. Allah n'est pas obligé d'être juste et bon. Rahima non plus. C'est à ce prix que je dois vivre. Hahaha, comme si je pouvais me sucider. Moi qui ne suis bonne quà rester allongée au sol, me pisser ou me déféquer dessus des fois. Mes seuls compagnons sont les mouches qui viennent visiter ma bouche. Mes muscles se sont durcis au point où même déplier les doigts ou le bras est difficile, voire impossible. Ainsi, je n'arrive pas à donner une raclée à ces fichues bestioles. Mais il y a aussi les quatre murs de la véranda ou du salon, avec qui je converse à mes heures perdues. J'ai cessé de me plaindre le jour où je me suis mise dans leur peau pour comprendre ce qu'ils peuvent endurer. Eux, toujours immobiles sans bouger, manger ni boire. C'est quelle vie, ça ? Au moins les arbres, eux autres, sont mieux vivants, et moi mieux que les arbres. Je conclus souvent mes réflexions en me disant « Rien n'est gratuit dans la vie. Tout a un prix. C'est au prix de quelque chose qu'on le paie. Toujours. ».
Je restais là à voyager d'un souvenir à un autre, d'une réflexion à une autre... Il m'est arrivé plusieurs fois de rêver de choses de mon âge, de choses qu'à mon âge je devais voir, admirer, connaître : la mer, quelle couleur est-ce ? Est-ce vraiment vrai qu'elle est salée ? Une plage, ça ressemble à quoi ? Un bateau, comment il fait, malgré son grand poids, pour flotter et ne pas couler ? C'est comment dans un bateau ? Un avion ? Se laver soi-même ? Manger et boire par soi-même, qu'est-ce que ça fait ? Quel effet ça fait de se tenir sur ses deux pieds, danser, marcher, courir, sauter, trébucher, se blesser ? Se sentir bien portant ? Monter des escaliers, prendre l'ascenseur, ça fait quoi ? Sans doute serait-ce alors cela le bonheur ? Oui. Enfin, je crois, je me dis. Et dire que malgré toutes ces capacités, des gens, dans ce monde, continuent de se plaindre au point d'en vouloir au Créateur... Je me dis que ce n'est pas le monde qui est méchant envers les gens, ce sont plutôt les gens qui sont méchants avec le monde. Méchants envers Dieu et sa création. Serait-ce peut-être pour aller lui régler son compte que d'autres s'empressent et se pendent ? Qu'en sais-je vraiment, moi ? Je ne sais rien du dehors, du monde externe. Tout ce que je sais, je le dois à ma mère. J'ai su arrêter de me morfondre sur mon sort. Je vis, et c'est déjà ça l'essentiel. Il y a pire ailleurs, je me dis.
Je suis aujourd'hui une grande femme qui a su avoir, au prix du mépris de sa famille et du monde, confiance en elle-même. C'était le prix à payer pour pouvoir résister, exister, survivre et être. Je sais que jamais je ne connaîtrai la ferveur de l'amour, les ardentes braises d'un baiser, les brûlures que tait une caresse, encore moins le pied qu'on prend dans une partie de jambes en l'air. Jamais. Quid alors des vissicitudes de la grossesse, des douleurs de l'enfantement, ou même du bonheur de donner la vie, de donner la première tétée à son nouveau-né ? Suffit-il d'être mère pour être épanouie ? Non, rien de tout cela. Du moins, pas dans cette vie à moi. Pour le moment, je suis toujours au sol, en train de prendre la vie du bon côté et profiter à fond de chaque instant. Douze mille quarante-cinq jours maintenant. Oui, douze mille quarante-cinq jours sur terre et à terre. Trois cent quatre-vingt-seize mois. Trente-trois ans de vie... En attendant la visite de la Faucheuse pour enfin me débarrasser de cette enveloppe, de cette vie et retrouver ma liberté, une vie meilleure, loin d'ici-bas... En attendant, je souris, je ris, je pleure, je dors. En attendant, je vis ! Moi.