Zéklè

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Je l'avais accepté depuis bien longtemps, coincés dans leurs moules étroits je ne parvenais à étendre la grandeur de mon âme. J'avais donc fait le choix de ma liberté ne sachant l'immense solitude que celle-ci impliquait.
Il était 17 heures, et comme tous les jours depuis que l'empressement de la ville n'était plus, j'emboîtais le pas de Zéklè. Le carnaval ordinaire avait soudainement laissé place à des déboulés d'un tout nouveau genre ; le bouillonnement de la rue de la liberté était désormais un lointain souvenir. Les marchands de douceurs, les musiciens, le poulet frit, tout avait disparu. J'allais et venais dans le centre au côté de Zéklè, mon compagnon de toujours, un beau chien créole au pelage noir. L'éclair grisâtre au milieu de son dos s'étendait jusqu'à son garrot et lui donnait des allures de justicier. Zéklè était spécial, il était tout jeune quand nous nous sommes rencontrés. Nous errions tous deux à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent et nous nous sommes naturellement appréciés l'un l'autre ; depuis nous ne nous quittions plus. De plus, cette nouvelle entente était fort commode, à deux nous avions plus de chance de trouver à manger. Zéklè marchait devant tandis que j'assurais nos arrières, il parvenait à renifler les bons coups à distance. Nous formions un duo de choc, gare à ceux qui par mégarde s'approchaient trop près de notre territoire. Unis face aux dangers, notamment en présence d'autres chiens, nous subissions depuis peu les attaques répétées d'une meute de cabots venant du haut du port. La nourriture se faisait rare, nous avions les crocs, mais nous nous protégions l'un l'autre.

Nos journées étaient calmes, ponctuées d'une certaine routine. Au petit matin, nous nous rendions au bord de mer près du fort afin de nous débarbouiller. Tous deux très coquets, nous affectionnions ce moment où nous prenions plaisir à faire trempette et nous nettoyer le poil de toutes les impuretés du centre ville. Après, nous fuyions la plage trop fréquentée pour aller nous sécher sur l'herbe chaude. Nous dorions tous deux en contemplant le ciel. Ma crinière brunie par le soleil resplendissait tandis que la longue robe café de Zéklè brillait sous les rayons de lumières qui transperçaient les nuages. C'était sans l'ombre d'un doute la meilleure façon de commencer la journée. Nous effectuions notre tournée habituelle, nous longions le quai avant de nous diriger vers le grand marché aux épices. Zéklè aimait passer ses après-midi à l'ombre de l'ancien palais de justice, on s'allongeait sur le goudron tiède tandis que je m'interrogeais sur les rouages de leur monde.

En fin de journée, les passants avaient pour habitude d'être plus cléments. Nous avions nos rendez-vous quotidiens ; la dame à la voiture rouge qui nous saluait de temps en temps et nous offrait généreusement le goûter avant de repartir pressée. Il y avait aussi ce monsieur, toujours élégamment vêtu, qui venait parfois avec ses deux petites filles nous consacrer du temps et de l'attention. Un jour, la plus âgée des deux a même fait don d'un os en plastique ; les sourires innocents et la bienveillance des deux petites filles nous étaient d'un grand réconfort. Celles-ci avaient bien entendu une préférence pour Zéklè, plus jeune et plus beau, je n'étais pas jaloux, Zéklè était attachant, il aimait jouer avec les enfants et recevoir leurs câlins. Moi, ce n'était plus de mon âge, mais j'avais aussi autrefois, connu mon heure de gloire.

Une fois la nuit bien installée, nous nous adonnions à une dernière ballade qui nous menait à notre tanière. Nous dormions sous l'autoroute, c'était l'endroit parfait, vaste et peu fréquenté. Les jours de bon augure, nous parvenions à trouver sur notre chemin de quoi dîner, aussi parfois, de quoi festoyer lestement, en s'adonnant aux mêmes travers qui nous avaient conduits jusqu'ici. Nous hurlions en cœur et chantions ensemble à la lune nos rêves et nos peines. Les routes à plusieurs niveaux nous couvraient de la pluie. Lors des nuits les plus froides, nous allions nous réfugier dans un petit tunnel à l'abri du vent.

Réveillés par la faim, nous commencions par porter en nous les stigmates et les signes de la male nutrition.
Zéklè, plutôt joueur, devenait chaque jour un peu plus fade. Pour ma part, j'avais déjà connu des temps arides par le passé, le regard vide et la gueule ouverte, je me remémorais les jours d'abondance. Nous en venions à regretter la turbulence face à ces remous qui perduraient davantage que ceux éprouvés auparavant. Les poubelles des bouchers et des restaurants, d'ordinaire très généreuses, témoignaient d'un abandon tel que même les rats n'osaient plus y traîner.

Le soleil se couchait de plus en tôt, ceci annonçait la période des fêtes, des lumières, des chants et du jambon. Cependant, les rues demeuraient vides, et les gens préféraient cacher leur sourire derrière des masques. De surcroît, les passants s'opposaient encore plus que d'habitude à toute approche ou requête de notre part. D'un signe de la main, ils nous ordonnaient d'aller traîner ailleurs. La dame à la voiture rouge ne vînt plus et l'homme au costume venait seul. Zéklè, qui secouait instinctivement la queue à la vue de notre bienfaiteur ronchonnait quelque peu quand il constatait l'absence des deux petites filles. En général, je restais dans mon coin, je regardais timoré, mais reconnaissant.

Les petites filles firent finalement leur apparition avec leur père un après-midi, quel moment de joie ! Alors qu'elles couvraient Zéklè d'étrennes, le père ne me quittait pas des yeux, il me sourit amicalement puis se rapprocha de moi. Il ôta son masque, respira un grand coup et d'un ton solennel il m'annonça que nous traversions une crise majeure. Il me confessa que pour lui et sa famille tout allait pour le mieux néanmoins il était conscient que loin de ses privilèges, d'autres éprouvaient des pertes immenses. Je demeurais assis par terre à l'écouter attentivement. D'un air embêté, il expliqua qu'il avait promis à sa fille aînée un chien. Au début bien qu'il eut été contre, il commençait peu à peu à se faire à l'idée...
Dans l'attente de signe d'approbation de ma part, il m'annonça que ses filles voudraient adopter Zéklè. Il serait heureux avec ses compagnons de jeu, il ferait la sécurité, ils ont de l'espace, il aura un toit, il sera nourri, aimé...

En le voyant s'éloigner, les sentiments de bonheurs se sont mêlés à ceux de tristesses.
J'étais content pour Zéklè, mais déjà nostalgique de mon fidèle compagnon. Ce soir, il dormira à l'abri, cela me remplissait le cœur de joie.
Je déambule de nouveau seul sur le trottoir, si seulement j'eusse été un chien...Mais moi, je suis différent, je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Je l'avais accepté depuis bien longtemps, coincés dans leurs moules étroits je ne parvenais à étendre la grandeur de mon âme. J'avais donc fais le choix de ma liberté ne sachant l'immense solitude que celle-ci impliquait.