Vue de Savoie et de Suisse

Les montagnes semblent jusqu'à présent avoir défié l'art. Est-il possible de les encadrer dans un tableau ? Nous en doutons, même après les toiles de Calame. Leur dimension dépasse toute échelle ; une légère strie au flanc d'une pente, c'est une vallée ; ce qui paraît une plaque de mousse brune est une forêt de pins de deux cents pieds de haut ; ce léger flocon de brume s'étale en nuage immense. En outre, la verticalité des plans change toutes les notions de perspective dont l’œil a l'habitude. Au lieu de fuir à l'horizon, le paysage alpestre se redresse devant vous, accumulant ses hautes découpures les unes derrière les autres. Ses colorations ne sont pas moins insolites que ses lignes et déconcertent la palette. Elles sortent de la gamme terrestre et prennent des irisations prismatiques. Ce sont des tons d'améthyste et de saphir, des verts d'aigue-marine, des blancs d'argent et de perle, des roses d'une fraîcheur idéale qui contrastent avec des bruns sombres, des verts veloutés, des noirs profonds et violents, toute une série d'effets irréductibles aux moyens de l'homme. L'art, selon nous, ne monte pas plus haut que la végétation. Il s'arrête où la dernière plante meurt en frissonnant. Au delà, c'est l'inaccessible, l'éternel, l'infini, le domaine de Dieu. Pour l'artiste, il ne peut que faire entrevoir, dernier et sublime plan, la silhouette glacée d'argent d'une montagne dans les fumées bleues du lointain, et c'est précisément là ce qui rend si précieuses les belles épreuves photographiques de MM. Bisson. Bien qu'elles soient admirables, nous ne nous arrêterons pas aux épreuves qui sont prises d'endroits accessibles et présentent des aspects familiers aux regards, ne laissant voir les montagnes qu'au second ou troisième plan, adoucies par l'éloignement et l'air interposé, noyées de vapeur ou fantasquement illuminées d'un rayon. Certes, rien n'est pittoresque comme ces grands sapins étirant leurs bras, ces chalets aux toits surplombant, ces vallées où miroitent des torrents à travers des lits bouleversés comme des carrières, ces lacs qui endorment le reflet de leurs bords dans leurs coupes d'émeraude ou de lapis, ces roches que côtoie un sentier rapide, ces pentes gazonnées que broutent des vaches agiles comme des chamois ; mais tout cela, c'est encore la terre telle que nous la connaissons : la vraie physionomie planétaire n’apparaît pas nettement.