Violée par mon époux

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre. Mais ce n'était que supputer vainement de sa part. Elle connaissait vraiment celle qu'elle –unique enfant, unique fille– a engendrée de ses entrailles prétendument jadis mangées par des musaraignes avant ma naissance. Ce n'était pas pour moi être éhontée que de revenir dans un quartier où l'on me pointait du doigt avant mon départ. Pas moins maintenant que j'y suis installée avec deux marmots sur les bras et une chéchia de veuve sur la tête. La risée d'autres femmes cabalistiques et jeunes filles chipies, je suis. Le remède de guérir d'un soliloque symptomatique de vieillesse esseulée, ma mère s'y met de tout ce qu'il lui restait de vigueur, ma présence compose à son propre suivi. Les matins quand les enfants s'en vont pour l'école, place aux discours aristocratiques et amazoniens d'une mère qui eût souhaité que sa fille soit comme toutes les femmes « libres » du monde. Une femme affranchie qui se mesure aux humains en pantalon. De sa bouche sortent des noms de figures féminines du monde que je me demande d'où peut-elle diable avoir connaissance de ces noms emblématiquement mystérieux.
-Tu dois aussi être une grande femme de ce monde, celle qui porte le pantalon quand l'homme enfile le costume, me répétait-elle par seconde.
-Quel genre de grande femme voudrais-tu que je devienne, hein ? demandais-je. Une star de Jonquet ? Une proxénète ou de celles qui tiennent le parapluie à un patron goujat ?
Et elle se plait au jeu. Quitte la chambre peinte en pénombre dissimulant quelques minutes plutôt sa silhouette imposante. Se met à ma hauteur et casse en deux son galbe pour me présenter un visage radieusement disparate de toute fermeté, zébré de rides.
-Tu peux continuer tes études universitaires, devenir avocate ou politicienne. Tu peux aussi peut-être écrire des bouquins, défendre les femmes des violences dont elles sont victimes. D'ailleurs, ce dernier point te fera hisser au sommet, car tu en es un exemple. Penses-y ma fille.
-Alors, pour fouler ces chemins que tu me traces là, où dois-je classer les enfants que j'ai. Ils n'ont plus de père, ce que je sache. À qui les confier ? Et Dieu m'en garde de confier mes enfants à de beaux parents radins comme les babas. À ton avis, à qui est-ce que je dois les confier pour satisfaire tes désirs dérisoires ?
À elle alors de continuer sur un ton berceur et maternel :
-Ne parle pas ainsi ma fille, tu vois que ta mère n'a pas eu la grâce du ciel de trainer plusieurs poussins, je ne suis pas aussi sénile pour la garde de mes petits fils. Parce que je sais qu'un jour tu nous sortiras de ce termite et nous installeras dans une grande villa avec une voiture à notre disposition si tu écoutes mes conseils.
Je n'avais pas souvent l'intention de la blesser dans son amour propre. Mais, je me levais, souriais, puis lui répondais en feignant d'aller faire quelque chose.
-Je suis instruite ne veut pas dire qu'il faut que je sois comme toutes les érudites de cette terre, mère. J'ai ma propre appréhension des choses de la vie et ce que je veux c'est d'élever mes enfants aussi bien que j'en serai capable. Les histoires de femmes « courageuses » ne sonnent pas dans mes oreilles. Mais je vais réfléchir à ce que tu dis, mère.
C'est de cette façon que débutent mes journées depuis le retour de la fille au mariage déchu dont je charrie le sobriquet. Mon mari était pour moi un bourreau qu'un époux, un violeur qu'un prince doux. J'en ai subi cinq années durant et ai pris ma revanche un soir où il était revenu ivre de ses exécrables débauches. Les enfants dormaient dans la pièce principale et moi affairée à la cuisine quand j'entendis le grognement des gonds criards de notre porte. Cette nuit-là, je ne portais qu'une robe bleue transparente et un slip comme dessous, la protubérance des perles cernant ma hanche ajouta la dernière touche au manège. Je le désirais, mais ne pouvais le lui dire. Accordant l'acte à la parole de mon amie Louise, j'ai joué au jeu. Il était tombé dans le panier, du moins, c'est ce que je croyais. Le martèlement de ses mocassins sur le carrelage résonna jusqu'à la cuisine. Je sentais son approche à chacun de ses pas et me mis à rincer les derniers plats, dans l'évier. Il se pointa à l'entrée et me fixa des yeux mats. Il m'observa des pieds à la tête comme une œuvre d'art exposée à une foire. Je sentis que j'allais me faire culbuter de la meilleure manière et que sa tige fourrerait les parois de mon intérieur. Je mouillais déjà.
-Tu fais quoi à la cuisine à cette heure de la nuit ? ne me dis pas que les enfants se sont endormis ventre creux.
-Je range ma cuisine. Comme tu le sais bien, jamais je ne laisserai mes enfants affamés, répondis-je d'un ton sec.
-Tu veux sous-entendre que moi je peux affamer mes enfants c'est ça ? Il s'avançait déjà vers moi en proférant des mots insensés à la discussion. Je sentis immédiatement l'aridité de la fente mouillée à l'instant sur mon corps.
-Sénatou, je t'ai toujours dit de contrôler tes mots quand tu me parles. Je suis l'homme de la maison et je mérite du respect.
J'avais son visage dans le mien et ses yeux auguraient un mauvais présage. Le craquement de ses poings qu'il fermait et dénouait me parvint.
-Moïse, tu m'agaces, tu aurais pu passer l'éternité d'où tu viens et le calme derrière toi serait éternel, lui ai-je répliqué sans retenue. J'étais sur le point de lui tourner dos quand atterrissent sur ma joue gauche cinq doigts virils et assourdissants. Il me plaqua contre le muret et me donna des coups sans cible fixe sur mon corps. Moïse fourra la main entre mes jambes et déchira mon dessous que je portais et brisa au passage l'enfilade des perles à ma hanche. Il voulait encore une fois me violer.
« Là-dessus, je ne me laisserais pas faire. J'étais maintenue de force contre le muret et ma main attrapa un des ustensiles à sa portée que je lui assénai sur le sommet de la tête puis me dérobai in médias res pour essayer de calmer la tempête. Je fuis au salon où notre fils aîné était déjà sur pieds. Je me tins debout, pieds fermes et attirai mon fils contre moi. Il surgit tout rougit de la cuisine en claudiquant, passant la main sur le crâne. Il se rapprocha de nous et tira violemment mon fils loin de moi, se rua sur moi ; et de toutes ses forces me rouait de coups au point où je crus que mon esprit allait s'échapper de mon corps. Instinctivement, je tendis la main et saisis la figurine de la vierge Marie posée sur le téléviseur et la lui fracassai sur la tête. Quand je repris mes forces, à la place des éclats de verre sur le sol miroitant à la lumière de la lampe suspendue au plafond, c'est un marre de sang abritant le corps de Moïse que je vis. »

C'est la seule séquence de ma vie aux côtés d'un homme violent, qui passe dans ma tête. Je suis institutrice à l'école primaire de Dodji, mais j'ai demandé un congé maladie que j'ai renouvelé deux fois déjà afin de savoir quoi faire de ma vie. Et quand les enfants s'en vont pour l'école le matin, je me remémore cette scène, accoudée aux fenêtres efflanquées de notre pièce. Je me prépare psychologiquement à expliquer à mon fils ce qu'il a vu cette nuit quand viendra le moment de faire face à ses soubresauts d'adolescent. Ensuite vient cette pensée que je pourrais aller en prison. Je n'ai jamais eu peur de ma vie de femme. Mais la seule peur de mon existence est la réussite et l'épanouissement de mes enfants. C'est en cela que constitue la fierté d'une mère. Je ne cherche pas à être une femme « aux titres » comme le veulent ma mère et mon amie Louise. Je veux simplement être la meilleure mère qui soit pour mes enfants.
-Tu n'iras pas en prison, Sénatou. Même si cette affaire dure l'éternité, tu n'iras pas en prison. C'était de la légitime défense, c'est ce que mon avocat me répète chaque fois.
J'espère simplement qu'un jour, mon esprit ne quittera pas mon corps.