VEINES ENTROUVERTES

Moi je suis différente, Je l'ai toujours été. Pour ma mère c'est comme si que j'étais une extraterrestre. Depuis ma plus tendre enfance elle me répétait sans arrêt que je ne suis pas digne de sa communauté. J'entrevoyais outre cette vie misérable et humiliante que le bourg cas perdu, pouvait m'offrir au travers des brèches du destin. Pour elle, une fille se devait de suivre l'exemple de sa mère et des autres femmes qui ne s'adonnaient qu'à l'agriculture et au foyer. Mais, foyer, est un bien décent mot pour qualifier la structure fondamentale de la communauté; bastion de la polygamie légitime ou pullulent les IST, je préfère. Et le pire, ils en sont ignorants du danger qu'ils courent. Prouver sa virilité en collectionnant des femmes comme des jouets d'enfants c'est la norme. Après tout, comment espérer mieux d'une commune située au centre du pays qui est cependant comme un en dehors d'Haïti; un en dehors de toute civilité, volontairement oubliée par les autorités étatiques? Le pouvoir et l'ego surdimensionnés du sexe masculin dominent.

Entre rêves et réalité, je dandinais. Le poids de cette tradition antique ne se faisait pas trop sentir; jusqu'au jour où mon père décida de se retirer du lit de ma mère pour des femmes plus jeunes qu'elle, nous abandonna ainsi à nos dépens. Nos quotidiens, désormais s'alimentaient de détresses infinies, car perdre mon père revenait à dire perdre également sa nourriture puisque ce dernier lui vola les miettes de terres que grand-père lui avait léguées. Mais, auprès de quelle instance juridique plaider sa cause avec un tyran comme adversaire? Mère suait sang et eau entre la mendicité et le prêt pour essayer de boucher l'énorme fossé laissé par mon père. Elle perdit de valeur aux yeux de la communauté, on l'humiliait, on se moquait d'elle. Puis, un jour las de sa nouvelle situation, elle vint me proposer sur demande, de me mettre avec le voisin de la maison d'à côté car fallait-il retrouver l'honneur aux yeux de la communauté. C'est un homme dans la force de l'âge pour qui les affaires étaient plutôt bonnes; contrairement à la quasi-totalité de la population qui vit au seuil de la pauvreté. En contrepartie, celui-ci subviendrait à nos besoins. J'étais assise et d'un bond je me mis debout en ripostant : « non maman, rassures moi, pas ça, non? » Tout le monde le fait Asefi, me dit-elle. Non maman, j'ai des rêves, hurlai-je. Insolente, me cria-t-elle, les femmes n'ont pas de rêves, nous assurons la descendance aux hommes, c'est la tradition. Qui crois-tu être? D'où tiens-tu ces idées de rêves? Tu seras à ce bienveillant homme, que tu le veuilles ou non. Crois-tu que je peux déplacer des montagnes? Puis elle sortit énervée en claquant la porte en bois de l'entrée de la maison.

En effet, depuis que j'ai fait la rencontre de mon amie Ada qui me donnait régulièrement des serviettes hygiéniques pour femmes, parce-que au bourg il n'y en a pas, j'ai su qu'y a un monde étranger au mien que je voulais de toute force conquérir. Ada est médecin et originaire des Gonaïves. Par moment, dans ses temps libres, elle me lisait quelques histoires parce que je ne savais pas lire. Il n'y a ni école, ni église dans ma communauté. Elle me parlait de sociétés, de cultures, de femmes au parcours inspirant comme Sojourner Truth, comme Rosa Pax. Et je savais me dire en moi-même, pourquoi pas moi un jour, une femme au parcours inspirant.

Aux propos de ma mère, mon sang se glaça, je plongeai dans mes pensées bouillantes : « Je n'ai que quatorze ans, qu'adviendra-t-il de moi maintenant? Vais-je devenir comme les autres filles, Co-concubines, mamans au bourgeonnement de l'adolescence? Et Lifaite pour qui je brule d'amour? Ne vivrai-je donc jamais cet amour avec lui? » J'étais au comble du désespoir. Déjà, ma cousine qui se faisait violer presque tous les soirs par son beau-père ivrogne, sous le regard passif de tante Gilda. Et maintenant moi pour qui les sept coups de l'horloge du mauvais sort venaient de sonner. Vraisemblablement, les loas ancestraux nous punissaient à cause de notre infidélité envers eux; comme l'avait répété grand-mère un soir, assise à l'ombre d'un manguier, quelques jours après le départ de mon père. Depuis mon enfance, je les entends parler d'un trésor enfoui quelque part sous terre, un trésor que les loas leur avait réservé et qu'il revenait à l'élue, après grand-père, de le trouver, si toutefois cette dernière faisait des cultes vodouesques en leur hommage. Ma mère est l'élue dont ils parlaient mais elle n'y croyait pas, parce que selon elle, son père aurait dû le trouver avant.

La terreur me couvrait instant après instant. Je me vidais de moi-même pendant que la maison se remplissait de nourriture. Les sentiments d'indignation, d'impuissance m'habitaient constamment. Puis, comme ça me vint un jour à l'esprit l'idée de fuir; sans réfléchir, je défonce la porte de derrière et je me mis aussitôt à courir, pieds nus, cheveux défaits. Je voulais rejoindre Lifaite, mais au moment même où je longeais la clôture de feuilles de cocotier tressées de la maison de Lifaite, je regardai et voici l'homme qui me veut dans son lit venir en face de moi sur son cheval noir. Il s'arrêta brusquement. J'ai voulu crier mais il me menaça de me tuer et m'intima l'ordre de monter le cheval. Il me ramena chez moi où il me viola en me pressant la bouche. A sa sortie, il raconta à tout le monde, qui l'a d'ailleurs cru qu'il m'avait épargné du fils du houngan qui m'envoutait avec ses mantras pour s'offrir le plaisir de ma chair.

Assez souvent, ma mère partait du matin au soir procéder à des échanges de denrées alimentaires avec quelques autres femmes du fait que notre localité entretenait peu de rapports avec l'extérieur, en raison d'une route longue et impraticable. Que les nécessiteux pratiquaient cette route. L'argent circulait fort peu dans cette zone. Donc pour avoir les denrées qui leur manquaient, les femmes échangeaient entre elles. Et ce faisant, elle me laissait enfermée à l'intérieur, afin que je devienne raisonnable, selon ses dires, et ne plus prendre la fuite; pendant que mon bourreau détenait la clé de la porte. Tous les jours, il venait coucher avec moi. Je déprimais au point de songer à me suicider; puis un jour, submergée par le dégoût, j'ai ouvert mes veines avec un couteau.

- Asefi, rentres avec moi dans ma ville natale. Je t'enverrai à l'école. Tu seras comme une petite sœur que j'ai toujours voulu avoir. Veux-tu?

- Ta mère te croit morte. Elle était vraiment abattue à l'idée de te faire pour toujours ses adieux. Elle t'a ramenée au centre, enveloppée d'un drap blanc après t'avoir vu gisante dans ton sang sur son plancher. Elle t'a abandonnée au morguer qui a vérifié ton pouls avant de te mettre au tiroir.

A la nouvelle, la tristesse m'a envahi; la colère puis une réticence. Je me sentais comme se faire arracher de mes entrailles. Sans aucun respect pour ma mère, Ada comptait me prendre d'assaut. Il me fallait retourner au bourg, rejoindre maman, pensai-je. Il était hors de question que je me sépare d'elle. Ce serait comme une trahison pour moi. Tard dans l'après-midi, je m'échappai, quoique convalescente, pour rejoindre le bourg qui se trouve à quelques kilomètres du dispensaire. Épuisée, je m'appuyai contre un arbre, puis, songeant à l'enfer qui ne changerait pas de couleur, à ma mère pour qui j'étais une éternelle incomprise, je rebroussai chemin. Le crépuscule couvrait déjà le ciel quand je traversais l'entrée du centre médical ou je trouvai Ada debout, bras croisés sur la galerie me disant s'être inquiéter pour moi.

Il était clair que sa proposition fut l'unique issue qui s'ouvrait à moi pour un destin qui révolutionnerait les tares de mon bourg. C'était l'unique issue qui m'offrirait les armes efficaces pour l'affranchissement des filles et des femmes de cette situation pérenne et dévalorisante. Je me séparais de ma mère, certes, mais je gagnais une vie digne de ce nom.

Oui, dis-je!