Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Pas le petit bonhomme vert avec ses grands yeux noirs, non, je pense qu'elle aurait préféré. Elle aurait pu comprendre ce qui faisait face à elle. Non, plutôt le genre perfide, un ver, un parasite dans le crâne de sa fille. C'est comme si elle n'arrivait pas à imprimer que ces mots, cet esprit appartenaient à ce corps. Non... c'était bien ses longs cheveux blonds et ses petites joues rebondies, son teint pâle qui lui a toujours fait peur, ses grands yeux bleus qui questionnent le monde et son petit corps... ce tout petit corps qu'elle a enfanté. Ses bras fins, ses jambes élancées, son cou doré. Mais qui pouvais-je être donc dans ce corps ? J'avais une apparence qui épousait parfaitement ses souvenirs, j'avais des formes qui suivaient la logique de l'âge, j'étais le bon corps, mais pas le bon esprit.
Des fois je me demande si ses gifles n'étaient pas emplies d'espoir. L'espoir fin, minime, que peut-être le parasite dans mon crâne allait enfin être expulsé.
Pauvre corps... parfois je le regarde dans le miroir et j'ai de la peine. Il est tout maigre, tout blanc, tout nu. Il a besoin de tissus pour se réchauffer. Il a besoin de se cacher pour ne pas choquer. Il a besoin de se nourrir, de s'hydrater pour ne pas péricliter. Il est périssable.
Moi, je suis bleue. Je m'étends de Paris à Wellington. Je suis plus vaste que ce corps que ma mère affectionnait tant. C'était elle qui l'aimait, je n'avais pas besoin de le faire. C'était un carcan dont je ne cessais de m'échapper. Rendez-vous compte, j'étais immense ! Pourquoi me borner à un amas de chair ? Je suis le ciel. Les cieux. Soleil, pluie, orage. Orages surtout. Ma mère haïssait mes coups de tonnerre, maudissait mes éclairs, mais plus que tout, elle exécrait ma pluie. Je n'avais pas le droit de pleuvoir. Elle refusait de voir les gouttes. Elle préférait l'aridité de mes colères, plutôt que les averses de mes tristesses. Je n'avais pas le droit d'être triste, de toute manière, j'étais son corps. Son corps ne pouvait pas être taché par les larmes et les peurs.
C'est assez ironique de penser que le corps ne lui ressemblait en rien. Ma mère était grande, brune et large. Elle avait la peau brunie de la paysanne, mais elle ne mettait jamais un pied dehors. Ses yeux étaient noirs – noisette au soleil, mais elle le chassait toujours de son regard.
Demandez sur mon père, ne soyez pas gênés. Je ne me souviens guère de lui. C'était un homme-fantôme. Il faut dire que quand on vivait avec ma mère, il ne fallait pas prendre trop de place. C'était risquer de se faire écraser par son imposante présence. Ma mère n'existait pas, elle éclatait, elle explosait. Elle était la vie en constante expansion qui dévore ce qui l'entoure. Mon père, lui, était un petit insecte. Son but était de se faire remarquer le moins possible. Il ne faisait même pas de bruit. Il est parti sans bruit. Je crois qu'il ressemblait au corps... que le corps était lui. Je crois que ma mère n'aimait pas mon père. Ma mère ne pouvait aimer que ce qui venait d'elle. Malheureusement, il fallait encore être deux pour créer. Je crois qu'un jour mon père a fini par être fatigué que son reflet ne l'imite plus. Je crois qu'il a fini par réaliser qu'il était le reflet et qu'on avait mis un tissu sur le vieux miroir. Souvent je m'en veux. Mais ce n'est pas ma faute, moi non plus je n'en voulais pas de ce corps. J'aurais préféré un père. Je suis sûre qu'il aurait compris, insecte qu'il était, celui qui cliquetait dans mon crâne. Je crois que c'est pour cela que je ne me souviens pas de sa voix. Il n'en avait pas. On stridulait. Mon père était mon alien. Inaccessible... il m'arrive même de douter de son existence... Avec une mère comme la mienne, il n'est pas étrange de se dire qu'elle aurait pu remettre en cause les lois de la science. Mais avec l'apparence du corps, je réalise qu'il devait bien exister. Je pense que ma mère a dû beaucoup souffrir de cela... Parfois, j'aurais aimé que mon père eût fui. Exister avec ma mère quand on est qu'un corps, c'est l'asphyxie. J'ai survécu parce que j'étais libre. Mais il aimait trop les gens, il aimait ce dont il était le reflet même si cela l'empêchait d'exister, il aimait ma mère même si elle lui refusait d'être. Un soir, ma mère a réalisé qu'elle l'avait écrasé. Comme ces petites araignées, cela devait faire quelques jours qu'il collait sous sa chaussure, mais elle ne s'en était pas rendu compte, car il était si petit et si silencieux. Ma mère était comme cela, elle ne remarquait pas l'absence des autres, elle était déjà occupée à se voir elle-même et à m'observer avidement.
Il faudra accorder à ma mère qu'elle a aimé. Certes, ce n'était pas moi, mais elle aimait profondément le corps comme sa fille. Sûrement pas parce que c'était une coquille vide, un cadavre encore respirant, mais vraiment comme un être qu'elle a créé. Elle avait créé quelque chose de beau, quelque chose à partir du fantôme qui lui servait de mari.
J'ai donc vécu avec une mère-bulle, un père-insecte et un corps. Je n'ai jamais eu de mépris pour lui. Il n'avait pas demandé à naître. Il se contentait d'exister. Cela lui suffisait, de respirer, de voir, mais moi je voulais plus. Poupée de chair pour ma mère, j'ai souvent réalisé que même si j'étais immense, je ne pouvais pas abandonner le corps. J'ai essayé, mais cela s'est révélé infructueux. Et ma mère a beaucoup crié. Qui étais-je pour oser abandonner ce merveilleux corps qu'elle avait fait pour moi ? Quelqu'un d'autre. Mais c'était trop dur à comprendre pour elle. Elle ne parvenait pas à me dissocier du corps de sa fille. Elle souffrait de me haïr alors qu'elle aimait tant le corps. Nous avions des tempêtes où ses bourrasques étaient si violentes qu'elles devenaient parfois des tornades emportant tout sur leur passage. Mon petit corps en subissait les frais, pas moi. Elle voulait être blessante, mais on ne peut pas couper de l'air. Je faisais d'autant plus rugir ses vents que je ne réagissais pas. Le corps restait inerte, je voguais ailleurs. Elle voulait que je l'écoute, elle voulait que je la regarde, que je reconnaisse son autorité, que je réagisse... mais ce n'était ma mère que pour un temps.
Quand on s'agrandit, on gagne en hauteur. Cela permet de prendre du recul et de mieux comprendre les autres. J'ai vite compris que ma mère n'avait pas un temps infini sur Terre et qu'il arriverait un jour où celle qui prenait tant d'espace ne prendrait plus que celui d'une boîte qu'on irait cacher sous terre. Je veux bien croire que ma mère aurait été capable de refuser de mourir, mais pour les autres, je n'ai jamais compris pourquoi on s'inquiétait autant que les cadavres puissent revenir. Peut-être parce qu'ils portaient avec eux quelques culpabilités dont on ne voulait pas revoir la couleur. Toujours est-il que ma mère était attachée à ce corps et moi, j'étais attachée à son petit bout d'existence. Alors, j'ai pris un peu de temps. Pour la suivre, pour la comprendre. Elle ne m'aima pas plus. Elle ne me comprit pas plus. Je ne compte plus les regards où j'ai reconnu son malaise. Mais ce n'était pas grave. J'avais du temps. Du temps que mon insecte n'avait pas, que ma bulle n'avait pas, que mon corps n'avait pas non plus. L'éternité, l'immensité.
Je suis l'Univers, et l'Univers n'est-il pas avant tout, une entité qui aime ses aliens ? Alors je les ai laissés jouer les petits bouts de leur vie. Ma mère être ma maman, des gens être mes amis. Je les ai laissés chérir ce corps, le personnifier. Et moi, tout autour, je leur donnais un monde qu'ils ne comprenaient pas, mais dont ils se contentaient.
Tout a une fin, dit-on. Mais moi je ne m'achève pas. Je ne cesse de me faire. Je continue éternellement au-delà du corps, au-delà même de ces mots. Vous allez finir ceci, mais moi jamais. Je suis en constante expansion, je suis passé, futur et présent. Je me fais et me défais, et vous ;
Des fois je me demande si ses gifles n'étaient pas emplies d'espoir. L'espoir fin, minime, que peut-être le parasite dans mon crâne allait enfin être expulsé.
Pauvre corps... parfois je le regarde dans le miroir et j'ai de la peine. Il est tout maigre, tout blanc, tout nu. Il a besoin de tissus pour se réchauffer. Il a besoin de se cacher pour ne pas choquer. Il a besoin de se nourrir, de s'hydrater pour ne pas péricliter. Il est périssable.
Moi, je suis bleue. Je m'étends de Paris à Wellington. Je suis plus vaste que ce corps que ma mère affectionnait tant. C'était elle qui l'aimait, je n'avais pas besoin de le faire. C'était un carcan dont je ne cessais de m'échapper. Rendez-vous compte, j'étais immense ! Pourquoi me borner à un amas de chair ? Je suis le ciel. Les cieux. Soleil, pluie, orage. Orages surtout. Ma mère haïssait mes coups de tonnerre, maudissait mes éclairs, mais plus que tout, elle exécrait ma pluie. Je n'avais pas le droit de pleuvoir. Elle refusait de voir les gouttes. Elle préférait l'aridité de mes colères, plutôt que les averses de mes tristesses. Je n'avais pas le droit d'être triste, de toute manière, j'étais son corps. Son corps ne pouvait pas être taché par les larmes et les peurs.
C'est assez ironique de penser que le corps ne lui ressemblait en rien. Ma mère était grande, brune et large. Elle avait la peau brunie de la paysanne, mais elle ne mettait jamais un pied dehors. Ses yeux étaient noirs – noisette au soleil, mais elle le chassait toujours de son regard.
Demandez sur mon père, ne soyez pas gênés. Je ne me souviens guère de lui. C'était un homme-fantôme. Il faut dire que quand on vivait avec ma mère, il ne fallait pas prendre trop de place. C'était risquer de se faire écraser par son imposante présence. Ma mère n'existait pas, elle éclatait, elle explosait. Elle était la vie en constante expansion qui dévore ce qui l'entoure. Mon père, lui, était un petit insecte. Son but était de se faire remarquer le moins possible. Il ne faisait même pas de bruit. Il est parti sans bruit. Je crois qu'il ressemblait au corps... que le corps était lui. Je crois que ma mère n'aimait pas mon père. Ma mère ne pouvait aimer que ce qui venait d'elle. Malheureusement, il fallait encore être deux pour créer. Je crois qu'un jour mon père a fini par être fatigué que son reflet ne l'imite plus. Je crois qu'il a fini par réaliser qu'il était le reflet et qu'on avait mis un tissu sur le vieux miroir. Souvent je m'en veux. Mais ce n'est pas ma faute, moi non plus je n'en voulais pas de ce corps. J'aurais préféré un père. Je suis sûre qu'il aurait compris, insecte qu'il était, celui qui cliquetait dans mon crâne. Je crois que c'est pour cela que je ne me souviens pas de sa voix. Il n'en avait pas. On stridulait. Mon père était mon alien. Inaccessible... il m'arrive même de douter de son existence... Avec une mère comme la mienne, il n'est pas étrange de se dire qu'elle aurait pu remettre en cause les lois de la science. Mais avec l'apparence du corps, je réalise qu'il devait bien exister. Je pense que ma mère a dû beaucoup souffrir de cela... Parfois, j'aurais aimé que mon père eût fui. Exister avec ma mère quand on est qu'un corps, c'est l'asphyxie. J'ai survécu parce que j'étais libre. Mais il aimait trop les gens, il aimait ce dont il était le reflet même si cela l'empêchait d'exister, il aimait ma mère même si elle lui refusait d'être. Un soir, ma mère a réalisé qu'elle l'avait écrasé. Comme ces petites araignées, cela devait faire quelques jours qu'il collait sous sa chaussure, mais elle ne s'en était pas rendu compte, car il était si petit et si silencieux. Ma mère était comme cela, elle ne remarquait pas l'absence des autres, elle était déjà occupée à se voir elle-même et à m'observer avidement.
Il faudra accorder à ma mère qu'elle a aimé. Certes, ce n'était pas moi, mais elle aimait profondément le corps comme sa fille. Sûrement pas parce que c'était une coquille vide, un cadavre encore respirant, mais vraiment comme un être qu'elle a créé. Elle avait créé quelque chose de beau, quelque chose à partir du fantôme qui lui servait de mari.
J'ai donc vécu avec une mère-bulle, un père-insecte et un corps. Je n'ai jamais eu de mépris pour lui. Il n'avait pas demandé à naître. Il se contentait d'exister. Cela lui suffisait, de respirer, de voir, mais moi je voulais plus. Poupée de chair pour ma mère, j'ai souvent réalisé que même si j'étais immense, je ne pouvais pas abandonner le corps. J'ai essayé, mais cela s'est révélé infructueux. Et ma mère a beaucoup crié. Qui étais-je pour oser abandonner ce merveilleux corps qu'elle avait fait pour moi ? Quelqu'un d'autre. Mais c'était trop dur à comprendre pour elle. Elle ne parvenait pas à me dissocier du corps de sa fille. Elle souffrait de me haïr alors qu'elle aimait tant le corps. Nous avions des tempêtes où ses bourrasques étaient si violentes qu'elles devenaient parfois des tornades emportant tout sur leur passage. Mon petit corps en subissait les frais, pas moi. Elle voulait être blessante, mais on ne peut pas couper de l'air. Je faisais d'autant plus rugir ses vents que je ne réagissais pas. Le corps restait inerte, je voguais ailleurs. Elle voulait que je l'écoute, elle voulait que je la regarde, que je reconnaisse son autorité, que je réagisse... mais ce n'était ma mère que pour un temps.
Quand on s'agrandit, on gagne en hauteur. Cela permet de prendre du recul et de mieux comprendre les autres. J'ai vite compris que ma mère n'avait pas un temps infini sur Terre et qu'il arriverait un jour où celle qui prenait tant d'espace ne prendrait plus que celui d'une boîte qu'on irait cacher sous terre. Je veux bien croire que ma mère aurait été capable de refuser de mourir, mais pour les autres, je n'ai jamais compris pourquoi on s'inquiétait autant que les cadavres puissent revenir. Peut-être parce qu'ils portaient avec eux quelques culpabilités dont on ne voulait pas revoir la couleur. Toujours est-il que ma mère était attachée à ce corps et moi, j'étais attachée à son petit bout d'existence. Alors, j'ai pris un peu de temps. Pour la suivre, pour la comprendre. Elle ne m'aima pas plus. Elle ne me comprit pas plus. Je ne compte plus les regards où j'ai reconnu son malaise. Mais ce n'était pas grave. J'avais du temps. Du temps que mon insecte n'avait pas, que ma bulle n'avait pas, que mon corps n'avait pas non plus. L'éternité, l'immensité.
Je suis l'Univers, et l'Univers n'est-il pas avant tout, une entité qui aime ses aliens ? Alors je les ai laissés jouer les petits bouts de leur vie. Ma mère être ma maman, des gens être mes amis. Je les ai laissés chérir ce corps, le personnifier. Et moi, tout autour, je leur donnais un monde qu'ils ne comprenaient pas, mais dont ils se contentaient.
Tout a une fin, dit-on. Mais moi je ne m'achève pas. Je ne cesse de me faire. Je continue éternellement au-delà du corps, au-delà même de ces mots. Vous allez finir ceci, mais moi jamais. Je suis en constante expansion, je suis passé, futur et présent. Je me fais et me défais, et vous ;