Une petite valise

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Pourtant, je suis petite, brune, les cheveux longs et le regard clair, comme elle. Dans ce monde où le déterminisme social n'existe plus, où, comme chaque enfant, j'ai changé de famille tous les étés, je suis, en apparence du moins, le portrait de ma mère du moment. Pour le reste, pour tout le reste, c'est une autre affaire. Nos goûts, notre humour, nos centres d'intérêt, nos rêves et idéaux, tout nous oppose. Aujourd'hui, elle a dépassé les bornes. Me défendre de nager dans la piscine sous prétexte que je l'empêche de faire la sieste, soit. Me forcer à mettre cette robe bleue soi-disant « mignonne », d'accord. Me confisquer ma carte d'abonnement à la bibliothèque, non ! Non, non, non. Je retourne le problème dans ma tête depuis des heures maintenant et elle évidemment n'a pas bougé, toujours au soleil, un sourire satisfait sur les lèvres...
Nous sommes vendredi. Il me reste exactement 2 semaines et 3 jours avant de changer de foyer à nouveau et d'être envoyée à l'autre bout du pays. Le système a ses inconvénients mais il a aussi ses avantages. Comment faisaient les enfants avant, quand ils devaient rester dans la même famille toute leur vie ? Il parait que l'origine de nos parents, l'endroit où l'on vivait et même la couleur de notre peau pouvaient conditionner notre niveau social. J'ai lu un livre là-dessus, il n'y a pas si longtemps, à la bibliothèque justement. Cela m'a paru incroyable. Au début, on pensait que la notion de pauvre et de riche allait disparaître. Cela n'a pas vraiment fonctionné je crois. Je me rappelle le rire de l'un de mes pères devant mon air ébahi lorsque je découvris la baignoire-jacuzzi. Pour ma défense, je venais de passer un an à me doucher un jour sur trois et à utiliser un seau pour récupérer l'eau ensuite. Le progrès par rapport à avant, c'est que notre niveau social ne dépend que de nous, en principe. Cependant, la notion de parenté biologique a complètement disparue, mais je ne suis pas très sûre de ce que cela est censé impliquer. Ce que je sais en revanche, c'est que ce ne sera ni le système, ni la biologie qui m'imposera mon entourage dans les jours à venir. Et ce qui est sûr, c'est que dans le foyer que je choisirai, « lire » ne sera pas synonyme « d'abrutir ». La solution est toute simple finalement : fuir quelques jours. Une fugue pour ne jamais revenir serait vouée à l'échec, on me retrouverait dans la journée et le soir même je serais revenue. Mais une petite fugue ? Des vacances en quelque sorte ? Cela semblait réalisable.
Dans le même temps, je balayais ma chambre du regard, estimant spontanément ce qui me serait nécessaire. Et hop ! Je pris mon plus gros sac à dos et y mis soigneusement mon pyjama, ma brosse à dent, des vêtements et quelques livres : Le Lion, A la Croisée des Mondes,... des héroïnes courageuses pour me donner confiance. Oh ! J'oubliais mon chapeau ! Toute aventurière se doit de porter un chapeau. Je le posais à côté de mes affaires. J'arrachai une page d'un carnet et écrivit un mot pour mes parents : « Je pars pour quelques jours, je serai revenue avant mon départ, ne vous inquiétez pas, ne me cherchez pas. » Je relis mon message, essayant de me convaincre de sa crédibilité. Jamais cela ne marcherait. Je soupirais. D'un autre côté, « qui ne tente rien n'a rien ». Maintenant, il me faut m'attirer les bonnes grâces parentales sans que cela soit douteux. Je mis la robe bleue en bougonnant, m'arrangeai même les cheveux, me regardai dans le miroir en prenant un air convaincu et sortis dans le jardin avec mon sac. Je le laissai discrètement près du mur et allai vers la piscine. « Je sors Maman, je vais prendre l'air. » Elle me regarda d'abord étonnée puis ravie à la vue de ma tenue. « Tu fais bien, va donc ! » Elle réfléchit puis ajouta : « Prend un peu de monnaie en partant si tu veux t'acheter quelque chose à manger ou aller au cinéma. » Je la remerciai puis partis. « C'était donc si simple ? » me demandais-je en franchissant le portail, mon sac sur le dos.
Je pris la direction du petit parc le plus proche tout en réfléchissant. Il me fallait trouver un foyer avant la nuit mais pourquoi ne pas profiter de ma liberté éphémère le temps d'une après-midi ? Le parc était désert à cette heure-ci. Il faisait bien trop chaud pour y emmener les enfants prendre l'air. Je m'allongeais dans l'herbe, regardais les nuages et écoutant les oiseaux, savourant cette sensation d'indépendance totale. Je commençais à somnoler mais je ne voulais absolument pas m'endormir. Je me levais donc et posai mon sac au pied des jeux pour enfants. Je m'assis sur la balançoire et me mis à chanter à tue-tête en m'élevant dans le ciel. Une petite voix autoritaire m'interrompit : « A moi ! A moi ! C'est mon tour ! ». Je m'arrêtais et me retournais pour voir un petit garçon s'avancer vers moi. « T'es tout seul, toi ? » lui demandai-je. Il me désigna de la main un homme et une femme en pleine conversation à l'autre bout de l'allée. Ils paraissaient très énervés et semblaient avoir oublié l'existence de l'enfant. Quant-à-moi, je lui cédai ma place. « Allez viens » lui dis-je en le soulevant pour l'installer sur le siège « je vais te balancer ». J'accompagnais le mouvement en chantonnant « balan-balan-balançoire, belle-hi-belle-hi-belle histoire... ». « Encore, encore » répétait le garçon. C'était bien dommage que je ne puisse pas le prendre avec moi, cela m'aurait fait « un petit frère ». Mais je dois déjà être acceptée quelque part, et à deux, ce serait plus difficile, sans parler des problèmes que ses parents pourraient causer... L'après-midi était déjà plus avancée et le parc commençait à se remplir. J'arrêtai la balançoire et, soudain inspirée, je débitai : « Je suis désolée petit mais je dois y aller. L'aventure m'appelle ailleurs. Peut-être on se recroisera un jour, qui sait ? » L'enfant me regarda avec de gros yeux ronds, perplexe. Pourtant j'étais très fière de ma réplique, aucun de mes personnages n'aurait dit mieux. Je haussai les épaules, repris mon sac et partit, un peu honteuse de l'abandonner.
Je comptais demander l'asile chez ma professeur de français, Mme Clère. Elle avait un air doux et gentil. Si je devais choisir ma maman, je la choisirais. Cela tombait très bien car je savais où elle habitait : en face de la boulangerie. Je l'avais aperçue rentrer chez elle parfois, quand je devais acheter du pain. «Je suis sûre qu'elle voudra bien de moi... » j'essayais de me persuader. Je fis une halte devant la vitrine d'une fleuriste. Avec le billet que ma mère m'avait donné, j'avais de quoi acheter un minuscule arbuste à fleurs orangées dans un tout petit pot. Cela serait parfait ! Mon cadeau dans les bras, je ressortis de la boutique. Direction la boulangerie ! Mes pas me menèrent sur la petite place que je connaissais. Quelques passants s'arrêtaient acheter du pain pour le repas du soir. Cela sentait bon. Il faisait déjà plus frais. Je m'approchai du portail de Mme Clère. Elle avait un jardin bien fleuri et des volets colorés. Je remarquai des silhouettes à l'intérieur derrière des rideaux légers. « Ouf » soupirai-je de soulagement, elle devait être chez elle. Je poussai le portillon qui n'était pas fermé et m'avançai doucement jusqu'à la porte d'entrée. Je m'apprêtais à sonner lorsque la porte s'ouvrit silencieusement. Derrière elle, un garçon de mon âge me découvrit, stupéfait. Nos regards effrayés se croisèrent un instant puis, il baissa la tête.
De sa main gauche, il tirait une petite valise.