« Moi, je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre », pensait Jeanne, un verre de vin en main, assise sur un fauteuil observant son fils, sa seule préoccupation. Martin venait de finir son deuxième plat de haricot, bu à grandes gorgées deux verres de lait et s'amusait avec une bouteille d'eau. Sur la table, le regard de la jeune maman restait braqué sur son fils, le cœur lourd, la bouche muette. Cette inquiétude soudaine qui l'avait prise lui enlevait l'appétit. Comme elle le regrettait, comme elle sentait, pour la première fois, un sentiment d'aversion pour son fils ! Pourquoi devrait-il tout gâcher, lui ? Cette visite, la première qu'elle fût depuis bien longtemps, devait être sa cure, à elle. Elle avait pensé à toutes les étapes, toutes sauf celle-là. Insouciant, l'enfant continuait à se gaver sans réel souci. Et en elle montait, à centimètre incalculable, la nette impression que le seul responsable de son malheur serait son propre enfant.
Le menu avait de quoi séduire. Sur la table, les arômes se confondaient dans une symphonie harmonieuse. À l'occasion de leur quatrième anniversaire de mariage, les hôtes ne faisaient pas les choses à moitié. Il y avait de la viande grillée, des rôties, des poissons secs, des Mikebuka frits, une soupe faite à base d'oignons et de l'eau dans laquelle on avait bouilli la viande. Les plats de légumes fumants, disposés au milieu de la table, que l'on servait accompagné de la soupe dans laquelle flottaient des œufs durs accompagnaient les bananes plantains cuites ou frites. Tout le monde était heureux, tout le monde sauf Jeanne.
À l'autre bout de la table, elle observait son fils, qui riait à gorge déployée, la joue pendante, le front en sueur tandis qu'il mordait à pleines dents dans un morceau gras d'une cuisse de poulet. On riait, on se rappelait des souvenirs, on se taquinait puis on voyait des plats faire des va-et-vient. Jeanne pensait qu'elle était heureuse, elle se disait qu'elle devait de l'être, pour son amie et pour sa famille. En ces rares moments de la soirée, elle buvait rapidement, invitée par un désir en elle enfoui, quelques gorgées courtes, mais rapides de la boisson la plus proche de sa main. Désir auquel elle voulait se détacher, sans succès. Elle combina, sans y penser, vin et quelques verres de bière, jus et quelques verres d'eau. Puis, sans le vouloir, son regard tombait sur son fils, ce gamin, rieur et presque moqueur. Jeanne essayait, par des gestes furtifs, à ordonner à son fils de se lever de la table, mais le regard du petit la fuyait, elle sentait une indifférence qui la blessait.
Quand on se mit à servir des plats légers, elle s'excusa de laisser ses amies seules à table pour un court moment. Stéphanie avait interdit des mouvements entre les invités. « La soirée sera un peu longue chers amis », avait-elle dit, la voix solennelle, un verre levé, une main dans sa coiffure pour écarter une mèche de son visage. Les invités accueillirent l'annonce à grands coups de bruit entre tintements des verres. Jeanne, ayant raté les deux premières pauses, passa un sale quart-heure à attendre la suivante. Elle fut donc la première à se lever de la table.
Sur le balcon, la brise du soir soufflait et les rideaux de soie flottaient à son gré. Elle s'approcha au bord de l'enclos, posa son verre sur les bords. Son regard perdu dans l'immense vide, elle prit un grand bol d'air. Elle sentait malheureuse, mais ne savait pas pourquoi. Ou plutôt, elle voulait ignorer la raison de sa solitude qui l'étreignait au milieu pendant toute la journée. Depuis le matin, elle avait passé sa journée à surveiller son garçon. N'avait-il rien pris de trop sucré ? Avait mangé décemment ? jouait-il modérément. Elle comptait bien le surveiller toute la journée quand Stéphanie, son hôte, la choisit pour l'accompagner au salon. Elle protesta, formula des échappatoires, son amie fit mine de ne rien comprendre. Jeanne vint même à évoquer son fils, qu'il était dans un moment de fragilité, qu'elle se faisait des soucis, mais Stéphanie insista en mettant l'une de ses jeunes demoiselles de ménage à la disposition du garçon. Jeanne pensait à son gamin. Que lui donneraient ces demoiselles insouciantes ? Pouvaient-elles l'empêcher même de trop manger en son absence ? À la seule idée que le petit se montrerait capricieux, elle sentait la chair de poule courir sur ses bras.
Jeanne se souvenait encore de la dernière réception à laquelle elle assista. Elle datait de deux semaines. Le lendemain de la fête, les enfants de sa tante étaient sortis de leur chambre en riant. On se moquait, un drap mouillé, trainant sur le pavé, parfumant la maison d'une odeur peu commode. On se moquait de son fils que l'on trouvait, pour son âge, encore immature pour ce « genre d'habitude » se plaignit sa tante. Jeanne accepta de salir ses mains pour nettoyer la couche, promettant d'avoir un œil sur son fils, en dehors de son toit familial. L'air la frappa au visage pour la sortir de ses pensées. D'un regard rapide vers le salon, elle vit Stéphanie servir son fils, lui versant du jus, le tapant sur la joue. Un vague sentiment, qu'elle ne voulut pas définir sur le champ, la prit. « Elle n'a pas d'enfant malgré tout ce luxe. Elle se comporte avec le mien tout juste s'il lui appartenait. ». Rassurée par cette pensée, elle rentra au salon.
On venait de changer de cadre. Les invités s'installaient sur des canapés, le regard rivé vers une mini-estrade en bois. Jeanne s'assura que son fils avait été soigné, insistant qu'il passa la nuit dans la même chambre qu'elle. « C'est toujours le cas chaque fois que nous dormons loin de chez nous », dit-elle d'un ton ferme. Didier et Stéphanie s'installèrent, puis annoncèrent la raison de la réception. « Nous vous annonçons aussi, avec beaucoup d'émotion, que nous entendons, quatre après notre mariage, notre premier enfant ». On applaudit fort, on félicita le couple. Jeanne chancela, son cœur se souleva, une grande tristesse l'envahit. Quelques minutes plus tard, elle s'excusa pour une indisposition, se précipitant dans sa chambre.
Martin dormait, entortillé sous les draps blancs. Cette couleur irrita Jeanne. « Si jamais il retombait dans ses travers, les servantes qui passeraient,... » Elle s'assit doucement au bord du lit, passa sa main sous les draps, retenant sa respiration. Aucune humidité. Pour la première fois depuis des mois, Jeanne se coucha sans son éternel rituel de remplacer les draps blancs. Toute la nuit, elle ne sut fermer l'œil. Quand elle le fit, elle ne s'en aperçut pas. Il faisait encore noir quand d'un coup brusque Jeanne se réveilla. Les lumières tamisées baignaient l'air du matin, l'alarme indiquait cinq heures du matin. Sans y penser, elle respira profondément, retint son souffle puis sentit son cœur battre plus fort. Elle sentit l'odeur qui parfumait la chambre. Elle sauta du lit, couru vers celui de son fils. Sa main gauche glissa sous les draps, elle palpa doucement sous la chaleur corporelle de Martin, qui ronflait. Aucune humidité.
Crispée, elle se sentit soulagée. Martin n'avait pas fait pipi dans son lit. Un froid soudain la saisit, elle sentait cette odeur d'urine taper dans l'air. La main droite de Jeanne descendit vers ses cuisses, la chaleur de sa pomme croisa le froid sur son pyjama. Elle enleva sa main gauche sous Martin, qui bougea. Elle referma la porte entrouverte. Les mains moites, le cœur battant la chamade, elle n'eut pas le temps de bailler. Elle rassembla ses forces pour soulever le garçon. « Énième exercice de musculation. Je m'y suis habituée », pensa-t-elle. Elle le prit dans ses bras et alla le coucher dans le l'autre lit de la chambre. D'un pas rapide, elle changea son pyjama, fourra le mouillé, sous le lit. Elle s'aspergea un parfum et sauta dans le lit. Elle se demandait son parfum sentirait plus fort que l'innommable. Dans sa tête, elle entendait déjà les enfants crier « Martin a encore fait pipi dans son lit ».
Le menu avait de quoi séduire. Sur la table, les arômes se confondaient dans une symphonie harmonieuse. À l'occasion de leur quatrième anniversaire de mariage, les hôtes ne faisaient pas les choses à moitié. Il y avait de la viande grillée, des rôties, des poissons secs, des Mikebuka frits, une soupe faite à base d'oignons et de l'eau dans laquelle on avait bouilli la viande. Les plats de légumes fumants, disposés au milieu de la table, que l'on servait accompagné de la soupe dans laquelle flottaient des œufs durs accompagnaient les bananes plantains cuites ou frites. Tout le monde était heureux, tout le monde sauf Jeanne.
À l'autre bout de la table, elle observait son fils, qui riait à gorge déployée, la joue pendante, le front en sueur tandis qu'il mordait à pleines dents dans un morceau gras d'une cuisse de poulet. On riait, on se rappelait des souvenirs, on se taquinait puis on voyait des plats faire des va-et-vient. Jeanne pensait qu'elle était heureuse, elle se disait qu'elle devait de l'être, pour son amie et pour sa famille. En ces rares moments de la soirée, elle buvait rapidement, invitée par un désir en elle enfoui, quelques gorgées courtes, mais rapides de la boisson la plus proche de sa main. Désir auquel elle voulait se détacher, sans succès. Elle combina, sans y penser, vin et quelques verres de bière, jus et quelques verres d'eau. Puis, sans le vouloir, son regard tombait sur son fils, ce gamin, rieur et presque moqueur. Jeanne essayait, par des gestes furtifs, à ordonner à son fils de se lever de la table, mais le regard du petit la fuyait, elle sentait une indifférence qui la blessait.
Quand on se mit à servir des plats légers, elle s'excusa de laisser ses amies seules à table pour un court moment. Stéphanie avait interdit des mouvements entre les invités. « La soirée sera un peu longue chers amis », avait-elle dit, la voix solennelle, un verre levé, une main dans sa coiffure pour écarter une mèche de son visage. Les invités accueillirent l'annonce à grands coups de bruit entre tintements des verres. Jeanne, ayant raté les deux premières pauses, passa un sale quart-heure à attendre la suivante. Elle fut donc la première à se lever de la table.
Sur le balcon, la brise du soir soufflait et les rideaux de soie flottaient à son gré. Elle s'approcha au bord de l'enclos, posa son verre sur les bords. Son regard perdu dans l'immense vide, elle prit un grand bol d'air. Elle sentait malheureuse, mais ne savait pas pourquoi. Ou plutôt, elle voulait ignorer la raison de sa solitude qui l'étreignait au milieu pendant toute la journée. Depuis le matin, elle avait passé sa journée à surveiller son garçon. N'avait-il rien pris de trop sucré ? Avait mangé décemment ? jouait-il modérément. Elle comptait bien le surveiller toute la journée quand Stéphanie, son hôte, la choisit pour l'accompagner au salon. Elle protesta, formula des échappatoires, son amie fit mine de ne rien comprendre. Jeanne vint même à évoquer son fils, qu'il était dans un moment de fragilité, qu'elle se faisait des soucis, mais Stéphanie insista en mettant l'une de ses jeunes demoiselles de ménage à la disposition du garçon. Jeanne pensait à son gamin. Que lui donneraient ces demoiselles insouciantes ? Pouvaient-elles l'empêcher même de trop manger en son absence ? À la seule idée que le petit se montrerait capricieux, elle sentait la chair de poule courir sur ses bras.
Jeanne se souvenait encore de la dernière réception à laquelle elle assista. Elle datait de deux semaines. Le lendemain de la fête, les enfants de sa tante étaient sortis de leur chambre en riant. On se moquait, un drap mouillé, trainant sur le pavé, parfumant la maison d'une odeur peu commode. On se moquait de son fils que l'on trouvait, pour son âge, encore immature pour ce « genre d'habitude » se plaignit sa tante. Jeanne accepta de salir ses mains pour nettoyer la couche, promettant d'avoir un œil sur son fils, en dehors de son toit familial. L'air la frappa au visage pour la sortir de ses pensées. D'un regard rapide vers le salon, elle vit Stéphanie servir son fils, lui versant du jus, le tapant sur la joue. Un vague sentiment, qu'elle ne voulut pas définir sur le champ, la prit. « Elle n'a pas d'enfant malgré tout ce luxe. Elle se comporte avec le mien tout juste s'il lui appartenait. ». Rassurée par cette pensée, elle rentra au salon.
On venait de changer de cadre. Les invités s'installaient sur des canapés, le regard rivé vers une mini-estrade en bois. Jeanne s'assura que son fils avait été soigné, insistant qu'il passa la nuit dans la même chambre qu'elle. « C'est toujours le cas chaque fois que nous dormons loin de chez nous », dit-elle d'un ton ferme. Didier et Stéphanie s'installèrent, puis annoncèrent la raison de la réception. « Nous vous annonçons aussi, avec beaucoup d'émotion, que nous entendons, quatre après notre mariage, notre premier enfant ». On applaudit fort, on félicita le couple. Jeanne chancela, son cœur se souleva, une grande tristesse l'envahit. Quelques minutes plus tard, elle s'excusa pour une indisposition, se précipitant dans sa chambre.
Martin dormait, entortillé sous les draps blancs. Cette couleur irrita Jeanne. « Si jamais il retombait dans ses travers, les servantes qui passeraient,... » Elle s'assit doucement au bord du lit, passa sa main sous les draps, retenant sa respiration. Aucune humidité. Pour la première fois depuis des mois, Jeanne se coucha sans son éternel rituel de remplacer les draps blancs. Toute la nuit, elle ne sut fermer l'œil. Quand elle le fit, elle ne s'en aperçut pas. Il faisait encore noir quand d'un coup brusque Jeanne se réveilla. Les lumières tamisées baignaient l'air du matin, l'alarme indiquait cinq heures du matin. Sans y penser, elle respira profondément, retint son souffle puis sentit son cœur battre plus fort. Elle sentit l'odeur qui parfumait la chambre. Elle sauta du lit, couru vers celui de son fils. Sa main gauche glissa sous les draps, elle palpa doucement sous la chaleur corporelle de Martin, qui ronflait. Aucune humidité.
Crispée, elle se sentit soulagée. Martin n'avait pas fait pipi dans son lit. Un froid soudain la saisit, elle sentait cette odeur d'urine taper dans l'air. La main droite de Jeanne descendit vers ses cuisses, la chaleur de sa pomme croisa le froid sur son pyjama. Elle enleva sa main gauche sous Martin, qui bougea. Elle referma la porte entrouverte. Les mains moites, le cœur battant la chamade, elle n'eut pas le temps de bailler. Elle rassembla ses forces pour soulever le garçon. « Énième exercice de musculation. Je m'y suis habituée », pensa-t-elle. Elle le prit dans ses bras et alla le coucher dans le l'autre lit de la chambre. D'un pas rapide, elle changea son pyjama, fourra le mouillé, sous le lit. Elle s'aspergea un parfum et sauta dans le lit. Elle se demandait son parfum sentirait plus fort que l'innommable. Dans sa tête, elle entendait déjà les enfants crier « Martin a encore fait pipi dans son lit ».