Un orphelin ambitieux

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Elle n'arrive vraiment pas à se l'expliquer. Quand l'ironie du sort fait du silence alentour son seul compagnon, elle se perd dans des rêvasseries monotones, rafales de souvenirs douloureux qui lui arrachent les larmes amères d'une âme sensible. Nul doute qu'elle se souviendra encore longtemps de ce jour lugubrement mémorable où, en présence de mes frères Dominique, Roméo, Serge et moi, une apoplexie foudroya son cher époux, et le conduisit au bout de son périple terrestre. Mon écritoire tremble à l'idée de vous narrer cette histoire sinistre que nul oubli ne saurait oblitérer. Ce jour-là, notre père tira sa révérence aux environs de quinze heures, alors même que le soleil ardent, dardant ses rayons, provoquait une chaleur caniculaire. Tout autour de nous était sombre et on se perdait dans l'imbroglio des ombres fugitives. Sous le coup d'un subit déchirement intérieur, mes entrailles frémissaient de douleur comme si des stryges voraces me croquaient de l'intérieur. Contrairement à tout l'entourage qui versait des larmes à profusion, je restai égal à moi-même. Mes glandes lacrymales, aussi fermes que mon mental d'adolescent, se dérobèrent à l'idée de s'activer. Mon père étant pour moi un cadeau d'exception dont je ne pouvais m'offrir l'ingrate prétention d'estimer le prix ; il eût été tout à fait normal que j'extériorisasse la douleur lancinante creusée au fond de moi par la perte d'un être si cher. D'où me venait alors cette intrépidité si proche de l'indifférence ? Je ne puis le savoir avec exactitude. J'étais le plus jeune, et pour moi qui n'étais qu'en classe de 6ème, la route restait encore longue avec un horizon flou. Dans les regards inquisiteurs braqués sur moi par mes amis, parents et alliés depuis le début des funérailles, je pouvais lire subrepticement : « le benjamin de Célestin a une étoffe humaine très rare, un mental fort et une magnanimité indescriptible : il est simplement différent de ses frères ». J'avais, à vrai dire, pris conscience de l'irréversibilité du fait.
Après le deuil, le temps poursuivant sa mission, les secondes se changeaient vite en minutes et drainaient à leur suite une cohorte de semaines, qui raccordant à leur wagon mes soucis à peine voilés par ma grandeur d'âme, me lançaient sur les orbites d'un interminable boulevard fait de hauts et de bas. Il fallait que nous reprissions, mes frères et moi, le traintrain quotidien de la vie en ne comptant que sur la force de notre poignet. L'enjeu était de taille et le jeu en valait bien la chandelle. Un soir, alors que je revenais de l'école, je vis au loin ma mère qui se battait bec et ongle pour nous concocter notre pitance vespérale. Je m'approchai d'elle pour la saluer.
-Bonsoir maman.
-Ah ! Eugène, dit-elle. J'espère que tu as fait beaucoup ?
-Bien évidemment maman ; ne pas beaucoup travailler relèverait de la négation de mon être. Puisque mon rêve de toujours, est de braver les éventuels aléas de la vie pour vous rendre la joie, la vraie joie qui vient du cœur. Là-dessus, il me faut avoir aussi du cœur à l'ouvrage. C'est ce qui maintient les fibres de mon être.
-Mon fils, sois béni. Tu fais ma fierté même aux heures d'angoisse. Car tes convictions me donnent de nouvelles raisons de croire en l'avenir et d'espérer au moins que l'un des fruits de mes entrailles, me portera une attention filiale digne du nom au crépuscule de ma vie.
Après cette brève conversation teintée de promesses et d'espérances, je compris qu'il était urgent pour nous de redoubler d'ardeur pour rester plein d'élan et d'allant, afin de redorer le blason familial. En effet, pour faire face vaillamment à notre destin, le besoin d'enfiler le tablier du courage avec ses dentelles de bonne volonté et de détermination s'imposait, pour espérer ceindre la couronne de laurier au bout du combat. Très tôt, nous avions compris que la vie nous a ouvert une nouvelle page de l'histoire sur laquelle il nous revenait de graver en lettre d'or les effets de notre abnégation. Pour ce faire, durant les premières années après le décès de papa, notre seul leitmotiv était de changer le cours de notre commune histoire. Je n'étais pas peu fier de me lancer dans cette dynamique combien responsable. Mais toujours est-il qu'entre le dire et le faire, il y a toujours un fossé difficile à enjamber.
Le temps qui sépara le décès de mon père et l'année où j'obtins mon BEPC, a gravé des souvenirs peu reluisants. Tout en souffrant la morsure du manque, nous avions essayé vaille que vaille de joindre les deux bouts. Notre bonheur apparaissait malgré tous nos efforts, comme un horizon fuyant, s'évadant à mesure qu'on croyait l'atteindre. Découragés, mes frères se sont laissés balloter au gré du vent du suivisme aveugle et ont rebroussé chemin. Leur détermination baissa d'un cran, leur ardeur tomba comme un château de cartes, et le zèle du départ, jadis vert tel un cyprès, jaunit et tomba comme les feuilles en automne. Un beau matin, Serge, Roméo et Dominique quittèrent la maison pour une aventure inconnue dans un pays lointain. Leur comportement scabreux me laissa sans voix. Je les voyais comme des jeunes en train de saborder leur vie. Mais de mon côté, je ne cessais de rasséréner ma mère, en lui rappelant qu'avec un peu d'endurance, le désert de notre vie refleurira. Je travaillais d'arrache-pied à l'école comme à la maison. J'accompagnais ma mère au champ lors des saisons pluvieuses, et je lui prêtais main forte dans plusieurs activités parallèles. Pour maintenir l'équilibre, je défrichais le champ sans dédaigner mon jardin intellectuel. Aussi, me dissimulais-je souvent derrière la maison de mes camarades au soir tombant, pour suivre les explications de leur moniteur. J'avais une passion indicible pour les belles-lettres et je dévorais les œuvres avec un appétit d'ogre. C'est d'ailleurs pourquoi au lycée, je caracolais toujours en tête de peloton. Ma mère était fière de moi et me trouvait différent de mes frères ; et moi-même, j'en étais conscient. Sans m'en enorgueillir, je pouvais dire fièrement que j'étais différent de mes frères. J'étais certain que rien de beau ne pouvait se réaliser sans peine et que la victoire est au bout de l'effort. L'essentiel, c'était de faire de la patience, la cuirasse de mon navire existentiel, afin de pallier tout naufrage lié aux vents contraires et aux soubresauts de la vie. Pour faire bref, je gardais présent à l'esprit que dans la vie, le chemin le plus sûr pour atteindre le vrai bonheur c'est d'aller au rythme du temps.
Auprès de ma mère, j'étais un jeune polyvalent. Faudra-t-il le préciser, j'ai obtenu mon baccalauréat avec une mention Très-Bien. La nouvelle, telle une drainée de cendre, se répandit dans tout le village. Qui l'eût cru ? Les félicitations fusaient de partout pour saluer ma prouesse intellectuelle. La joie de ma mère était à son faîte. Je parus, plus que jamais à ses yeux, comme un joyau précieux, un cadeau venu du ciel, un enfant pas comme les autres. J'obtins ma bourse d'étude universitaire et contrairement à mes amis qui prenaient la leur pour faire sauter les monacos en bande « d'enfants huppés », j'ambitionnai d'investir dans les petites activités lucratives à même de nous fournir rentes et lucres. Je venais en aide à ma mère avec mes moyens de bord, sans manquer d'être mirliflore. Car, dans mon cœur comme dans ma conscience, « assumer sa dignité » était plus qu'une simple idée, un idéal noble à poursuivre. A l'université, j'agissais toujours à bon escient. Ma visibilité intellectuelle faisait de moi une vedette d'exception. Les jeunes étudiantes avaient naturellement une profonde admiration pour moi. Mais à aucun moment, je n'ai perdu mon point de mire : l'indépendance et le bonheur. J'ai réalisé avec le temps que je faisais la seule fierté de ma mère : en tout, elle me trouve différent.