Un oeil regarde la vie, l'autre les souvenirs

Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Les yeux ne trompent pas, et les siens, pleins de candeur, témoignaient la joie d'observer un objet qu'elle ne comprenait pas. Malgré les années vécues ensemble, je n'arrive toujours pas à savoir comment je peux être si différent de cette femme d'une simplicité poétique, dont les gestes, les mots, semblent provenir de son cœur sans passer par la machine des réflexions. Tôt chaque matin, elle sort pendre le linge, et son visage tout juste sorti du sommeil, renferme déjà un profond bonheur mystérieux. Debout, au centre du jardin, entre les draps blancs en mouvement, ses yeux bleus tendent vers le ciel avec un léger sourire, tandis que dans mon lit, sous ma couette immobile, mes yeux bruns plongent dans le chagrin d'une journée rythmée par l'absurdité. J'ai parfois le sentiment d'avoir été adopté, je ne sais pas pourquoi. J'ai même la sensation de ne pas appartenir à ce monde.
Dès les premières heures du jour, ma chambre baigne d'une lueur rouge dans un silence religieux. Je me demande alors déjà à quoi ça rythme, pourquoi aller en cours, étudier, travailler pour finalement mourir et être oublié de tous ? Ces premières idées m'emmènent à prendre un mélange de Prozac et de Xanax pour amuïr ce brouillard derrière mes yeux et me lance dans un quotidien où mon corps est guidé joyeusement par une extinction de l'effroi. Certes je deviens un être passif, peut-être mou, mais cela est préférable à un dynamisme confronté au néant.
Mes céréales flottent, se baladent entre elles, coulent et se réunissent au sein de ma cuillère. Rien n'est forcé, ni strident ou brusque, tout est doux et harmonieux. C'est tout simplement beau. Quand je regarde ma nourriture avec un sourire naturel, j'imagine très bien le visage incompris de ceux qui me regardent. Comment peut-il trouver du bonheur en regardant un repas ? Je ne sais pas, les médicaments aident sans doute, mais j'arrive à apercevoir la musique des éléments invisibles du quotidien. Les branches du sapin dans le vent, l'écoulement de l'eau dans la bouche d'égout ou bien cet homme aux yeux vides, au bras tendu avec un gobelet dont le corps s'efface par le passage incessant de la foule. Il est agréable de s'arrêter observer ce qui nous entoure, de capter l'environnement, sa force et sa richesse. Assis sur un banc mouillé, mon regard se pose sur le mouvement ininterrompu des visages que je croise. Où vont-ils ? Pourquoi ? Dans quel but ? Cela a-t-il un sens ? Je pense que mon véritable problème se situe là, sur le sens. Si un médecin me voyait, le pronostic serait la dépression. Pour moi c'est uniquement se poser la bonne question. Mais celle-ci me hante dans tous les choix que je fais. Ma différence vient peut-être de là, car lorsque je parle avec des camarades de classe, ou les regarde, il me semble que l'objectif du sens ne soit pas dans leur conscience. Ils vivent naturellement, sans se troubler avec des questions existentielles. Ne pas si confronter est un choix ou une ignorance, mais pas une solution.
Je me baladais au Parc Sainte-Croix avec ma copine quand j'appris le décès de mon père. Ce fut le déclic. Après cet instant, je n'eus plus jamais les mêmes sensations, et ni les mêmes pensées. Un après-midi, un homme s'est disputé avec sa femme et a décidé de boire dans un bar. Au retour, dans une Volvo, sa colère et l'alcool furent le combustible qui déclencha l'accident. A 160km/h sur une petite route de campagne, les maïs cachaient le véhicule de mon père d'une mort certaine. Le soir même mes yeux se fixèrent dans le miroir à la recherche d'une réponse. Mon père n'aimait pas son travail, était rarement heureux et ne semblait pas profiter de sa vie, puis il est mort. A quoi rime donc l'existence ? Après la mort, il y a les souvenirs, mais ceux-là s'effacent dans le temps pour laisser la place à d'autres. Je me rappellerai toujours quand mon père buvait une bière avec un cigarillo, le dimanche midi. La fumée montait au-dessus de ses cheveux gominés, ses lèvres embrassaient sa bouteille fraiche aux goutes tombantes. Je lui demandais : « A quoi ça sert de boire et de fumer ? », et il me répondait « Tu comprendras quand tu seras grand. », puis ses yeux se perdaient vers les pommiers dont les branches bougeaient au rythme du vent.
Le soir, à table, quand ma mère m'interroge sur ma journée, je n'ose jamais lui avouer le fond de ma pensée. Ma bouche sèche s'ouvre automatiquement pour laisser s'envoler des mots arides, sans émotions, sans vérités. Mes pupilles se figent sur l'ampoule de la terrasse où les insectes tournent autour. Je vois les mains de ma mère débarrasser les assiettes dans le silence. Elle allume la télévision où les informations sont les mêmes depuis 6 mois et je monte dans ma chambre. Les visages sur les posters me fixent et ma tête se jette sur l'oreiller pour que personne ne la voit. Les soupirs, les larmes et sanglots sortent et soulagent mon esprit qui ne supporte plus le sourire. Chaque jour, je vis dans le silence, je n'arrive plus à parler aux autres, en tout cas je n'en ai plus l'envie. J'ai quitté ma copine et mes amis, en ce moment le monde et la vie pour m'envoler loin dans l'espace, où mes seuls compagnons sont les étoiles et le vide. Quand je redescends, aux alentours de 3 heure, je prends une douche froide. Les muscles, la mâchoire se contractent. Un frisson de bien-être parcourt tout mon corps, puis j'expire un grand souffle où s'évapore mes maux. Les cheveux légèrement mouillés, j'entrouvre ma fenêtre pour m'y assoir et regarder la nuit bouger. Je reste là, comme mon père, à contempler et savourer l'instant. Je comprends maintenant. J'inspire un grand coup pour capter les dernières saveurs d'un printemps au souffle d'été, j'éteins mon mégot et rentre m'installer sur mon fauteuil. A cet instant, j'oublie toutes les tortures dont je souffre la journée, je suis apaisé. C'est uniquement dans cet état, cette ataraxie, que j'arrive à entrapercevoir le sens, le mien. Une lueur s'allume au sein de mon âme, mes yeux brillent d'une force invisible qui pousse tout mon être à se vouer à une tâche, loin des yeux de tous. Écrire.