Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. On me dit souvent de vivre chaque jour comme le dernier. Oublie un peu demain et profite de l'instant présent. Continue d'avancer tout en étant certain de respirer à pleins poumons l'air frais du vivant. Mais comment savoir quel jour sera véritablement le dernier? Comment savoir l'instant quand le cœur décidera de se reposer?
Au fur et à mesure qu'on grandit, les jours deviennent un peu les mêmes. Nous nous retrouvons dans la grande machinerie de la société. Se lever. Travailler. Se reposer. L'homme n'est plus qu'un petit boulon dans l'assemblage. On se perd donc un peu et résume la vie à ces moments au travail, à l'école, à l'université. Les échelons dont on nous parle depuis notre conception sont là, devant nous. À nous de tout faire pour les gravir.
Tous les jours sont les mêmes jusqu'à ce qu'on n'y pense plus. Étudiant, on se lève toujours un peu trop tard lors de la période des examens. Après une nuit presque blanche à télécharger peau pour peau tout un semestre, le cerveau tend vers la fatigue. Surtout sous cette petite ampoule rechargeable, les yeux perdent peu à peu de leur clareté. D'ailleurs, l'ED'H a peut-être oublié l'existence de notre région. C'est la seule expliquationL'heure n'est plus à la compréhension. D'ailleurs, tout ce semestre a eu lieu en deux semaines vu que le professeur était un peu trop occupé pour dispenser le cours. Quelques heures lui auront suffi pour vomir les mêmes paroles qu'ils prononcent depuis maintenant des années alors que la science se renouvelle tout le temps. Mais bon, se lamenter sur son propre sort à l'université sera pour un autre jour, pas vrai? On a qu'à passer cet examen.
L'heure avance, les minutes passent. On se prépare en moins de dix minutes. Nouveau record! Le petit-déjeûner est un luxe ces jours-ci. L'estomac lui-même ne gargouille plus. Il a fini par s'adapter à la carence au fil du temps. Un verre d'eau et on est prêt pour la route.
Le téléphone sonne alors qu'on est sur le pas de la porte aujourd'hui? Du nouveau! Mais ce n'est que maman. Aujourd'hui n'est pas le jour, mère. On a trois courses à prendre, sans compter de l'inévitable blocus qui nous attend. Merci cependant du rappel: mettre le portable sur vibration. Ce serait mieux de mettre ça dans le sac (on est à Port-au-Prince après tout!) mais ceci n'empêchera pas aux voleurs de l'inspecter. Alors, il faut y aller.
Le soleil s'est déjà levé. Pas de bol! Faut faire vite. La première course est la plus courte. En temps normal, les deux pieds auront fait l'affaire. Mais non. Pas ce matin. Une motocyclette pour aller directement dans la station. Heureusement, après deux années passées à passer par la même route, quelques uns des motocyclistes ont déjà pris contact avec le petit capois des environs. Il se contente du prix habituel sans se plaindre.
Étudiant en composition, les informations bouillonnent là-haut. Se rappeler de quoi que ce soit est pratiquement impossible sous ce stress. Stress qui augmente quand cette inéluctable pensée traverse l'esprit: les examens passés sur le groupe. La veille est toujours le moment attendu pour les partager. Personne ne sait pourquoi. Mais c'est ainsi. Ils sont la clef de la réussite, surtout pour cette matière. Étudier toutes les notes sans y jeter un coup d'œil revient à jouer à la roulette russe. Et on en connait très très peu de bons joueurs.
Finalement arrivé à la station, plus qu'une course à faire. C'est la plus longue alors on pourra sûrement vérifier son téléphone en chemin.
Deux appels manqués: mère à deux reprises. Troisième fois en quelques minutes. Elle s'inquiète sûrement un peu trop. Cependant, il faut la rappeler, seulement une fois l'examen terminé. Pas de distraction. Un échec n'est pas acceptable. Pas à ce stade. Pas à ce niveau. Peu importe les obstacles qui encombrent la route. On reste sourd face aux cris de papa sur maman, on fuit les pensées noires qui nous remplit l'esprit et on ne pleure que dans son petit coin, seul à la maison. Maman a trop de problèmes à gérer. Papa est déjà assez sévère et ne rentre que tard le soir à la maison. Pourquoi donc s'attarder là-dessus? Une forte moyenne satisfait tout le monde. Une forte moyenne apporte le sourire à la maison, pour un instant au moins. Il faut donc travailler dur, c'est ce qu'on dit toujours. Les fêtes, les sorties, ça viendra quand on sera plus grand.
Et maintenant on est plus grand, au siège devant d'un tap-tap, coincé entre le chauffeur et un autre passager. Le levier de vitesse faisant pression sur la cuisse. Mais bon, tout cela c'est passager. Les nouvelles expériences, les fêtes et les sorties sont venues mais on ne doit pas oublier l'objectif principal: étudier pour progresser.
Portable en main, on vérifie directement le groupe WhatsApp de la promotion. Sans grande surprise, les images ont été envoyées ce matin vers 4h. Comme prévu, la plupart de ces questions sont étrangères à quiconque n'ayant regardé que les notes de cours. Le blocus étant un plus loin, la mémorisation peut avoir lieu. On se demande bien à quoi ça sert de continuer à suivre des cours si on peut tout simplement retenir toutes les réponses des anciens tests et réussir. On se trouve en Haïti après tout. Le diplôme sert à peu de choses si on n'a pas les relations nécessaires.
Mais bon, pas de distraction maintenant. Plus que deux et ce sera terminé. On est pratiquement prêt. À cette vitesse, on aura sûrement quelques minutes de retard mais on sait tous qu'ils ne respectent jamais l'heure. Un peu de blocus par devant. Pour l'éviter, le chauffeur choisit un raccourci un peu risqué. Il dit l'emprûnter chaque matin. Par mesure de précaution, on glisse le téléphone dans les chaussettes, la monnaie dans le sac. Le peu d'argent avec lequel on se déplace ne suffit que pour le déplacement et le déjeûner. Vivre loin de ses parents transforme même le plus haineux des maths en comptable. Chauque gourde est déjà allouée. Généralement, il n'y a que les jours quand l'un mange avec l'autre qu'on peut mettre de côté pour les loisirs. La charité aux voleurs, on l'évite.
Le tap-tap continue d'avancer. Le chemin est un peu rétrécit. Presque personne ne le fréquente à cette heure. Bizarre. Les gens de la capitale se déplacent de bonne heure d'habitude car leur destination pour la journée ne se trouve jamais à portée de main. Mais au tournant d'un carrefour, on comprit pourquoi: quatre bandits, armés, fouillent rapidement les passagers d'un mini-bus devant nous. Deux autres nous repèrent et nous abordent. Le chauffeur hésite puis tente de faire marche-arrière. Mauvais choix: les deux tirent. Les projectiles éclaboussent le pare-brise alors que la voiture s'abbat dans un mur.
On cesse de prêter attention à ce qui se passe au dehors quand son corps est troué par des balles. Tous les bruits deviennent sourds. Il ne reste que la douleur, intense, rongeant tout son être. Les passagers se sont-ils enfuient? Le chauffeur s'est-il sorti? Et la demoiselle qui était aussi par devant? On pense pas à tout ça. On ne pense plus à l'examen qui a ruiné toute soirée. On ne pense plus à faire tourner la machine sociétale en réussissant à la faculté. Les rêves, les fêtes, les sorties, le dur labeur: tout cela laisse place à ce petit instant où tout s'en va. Et au moment où la douleur semble s'estomper, au moment où l'esprit semble abandonner le corps, un dernier picotement à la jambe droite: le téléphone vibre encore. Sûrement maman. Ô qu'on aimerait une toute dernière fois entendre sa voix, même pour ses prévisions jugées trop souvent empiriques. Qu'on aimerait qu'elle soit là, avec soi. Si ce n'était pas pour cette balle dans la gorge, son nom est la première chose qu'on aurait crié. Mais voilà, on s'en va sans même dire aurevoir. Quelles manières! Désolé, maman.
Au fur et à mesure qu'on grandit, les jours deviennent un peu les mêmes. Nous nous retrouvons dans la grande machinerie de la société. Se lever. Travailler. Se reposer. L'homme n'est plus qu'un petit boulon dans l'assemblage. On se perd donc un peu et résume la vie à ces moments au travail, à l'école, à l'université. Les échelons dont on nous parle depuis notre conception sont là, devant nous. À nous de tout faire pour les gravir.
Tous les jours sont les mêmes jusqu'à ce qu'on n'y pense plus. Étudiant, on se lève toujours un peu trop tard lors de la période des examens. Après une nuit presque blanche à télécharger peau pour peau tout un semestre, le cerveau tend vers la fatigue. Surtout sous cette petite ampoule rechargeable, les yeux perdent peu à peu de leur clareté. D'ailleurs, l'ED'H a peut-être oublié l'existence de notre région. C'est la seule expliquationL'heure n'est plus à la compréhension. D'ailleurs, tout ce semestre a eu lieu en deux semaines vu que le professeur était un peu trop occupé pour dispenser le cours. Quelques heures lui auront suffi pour vomir les mêmes paroles qu'ils prononcent depuis maintenant des années alors que la science se renouvelle tout le temps. Mais bon, se lamenter sur son propre sort à l'université sera pour un autre jour, pas vrai? On a qu'à passer cet examen.
L'heure avance, les minutes passent. On se prépare en moins de dix minutes. Nouveau record! Le petit-déjeûner est un luxe ces jours-ci. L'estomac lui-même ne gargouille plus. Il a fini par s'adapter à la carence au fil du temps. Un verre d'eau et on est prêt pour la route.
Le téléphone sonne alors qu'on est sur le pas de la porte aujourd'hui? Du nouveau! Mais ce n'est que maman. Aujourd'hui n'est pas le jour, mère. On a trois courses à prendre, sans compter de l'inévitable blocus qui nous attend. Merci cependant du rappel: mettre le portable sur vibration. Ce serait mieux de mettre ça dans le sac (on est à Port-au-Prince après tout!) mais ceci n'empêchera pas aux voleurs de l'inspecter. Alors, il faut y aller.
Le soleil s'est déjà levé. Pas de bol! Faut faire vite. La première course est la plus courte. En temps normal, les deux pieds auront fait l'affaire. Mais non. Pas ce matin. Une motocyclette pour aller directement dans la station. Heureusement, après deux années passées à passer par la même route, quelques uns des motocyclistes ont déjà pris contact avec le petit capois des environs. Il se contente du prix habituel sans se plaindre.
Étudiant en composition, les informations bouillonnent là-haut. Se rappeler de quoi que ce soit est pratiquement impossible sous ce stress. Stress qui augmente quand cette inéluctable pensée traverse l'esprit: les examens passés sur le groupe. La veille est toujours le moment attendu pour les partager. Personne ne sait pourquoi. Mais c'est ainsi. Ils sont la clef de la réussite, surtout pour cette matière. Étudier toutes les notes sans y jeter un coup d'œil revient à jouer à la roulette russe. Et on en connait très très peu de bons joueurs.
Finalement arrivé à la station, plus qu'une course à faire. C'est la plus longue alors on pourra sûrement vérifier son téléphone en chemin.
Deux appels manqués: mère à deux reprises. Troisième fois en quelques minutes. Elle s'inquiète sûrement un peu trop. Cependant, il faut la rappeler, seulement une fois l'examen terminé. Pas de distraction. Un échec n'est pas acceptable. Pas à ce stade. Pas à ce niveau. Peu importe les obstacles qui encombrent la route. On reste sourd face aux cris de papa sur maman, on fuit les pensées noires qui nous remplit l'esprit et on ne pleure que dans son petit coin, seul à la maison. Maman a trop de problèmes à gérer. Papa est déjà assez sévère et ne rentre que tard le soir à la maison. Pourquoi donc s'attarder là-dessus? Une forte moyenne satisfait tout le monde. Une forte moyenne apporte le sourire à la maison, pour un instant au moins. Il faut donc travailler dur, c'est ce qu'on dit toujours. Les fêtes, les sorties, ça viendra quand on sera plus grand.
Et maintenant on est plus grand, au siège devant d'un tap-tap, coincé entre le chauffeur et un autre passager. Le levier de vitesse faisant pression sur la cuisse. Mais bon, tout cela c'est passager. Les nouvelles expériences, les fêtes et les sorties sont venues mais on ne doit pas oublier l'objectif principal: étudier pour progresser.
Portable en main, on vérifie directement le groupe WhatsApp de la promotion. Sans grande surprise, les images ont été envoyées ce matin vers 4h. Comme prévu, la plupart de ces questions sont étrangères à quiconque n'ayant regardé que les notes de cours. Le blocus étant un plus loin, la mémorisation peut avoir lieu. On se demande bien à quoi ça sert de continuer à suivre des cours si on peut tout simplement retenir toutes les réponses des anciens tests et réussir. On se trouve en Haïti après tout. Le diplôme sert à peu de choses si on n'a pas les relations nécessaires.
Mais bon, pas de distraction maintenant. Plus que deux et ce sera terminé. On est pratiquement prêt. À cette vitesse, on aura sûrement quelques minutes de retard mais on sait tous qu'ils ne respectent jamais l'heure. Un peu de blocus par devant. Pour l'éviter, le chauffeur choisit un raccourci un peu risqué. Il dit l'emprûnter chaque matin. Par mesure de précaution, on glisse le téléphone dans les chaussettes, la monnaie dans le sac. Le peu d'argent avec lequel on se déplace ne suffit que pour le déplacement et le déjeûner. Vivre loin de ses parents transforme même le plus haineux des maths en comptable. Chauque gourde est déjà allouée. Généralement, il n'y a que les jours quand l'un mange avec l'autre qu'on peut mettre de côté pour les loisirs. La charité aux voleurs, on l'évite.
Le tap-tap continue d'avancer. Le chemin est un peu rétrécit. Presque personne ne le fréquente à cette heure. Bizarre. Les gens de la capitale se déplacent de bonne heure d'habitude car leur destination pour la journée ne se trouve jamais à portée de main. Mais au tournant d'un carrefour, on comprit pourquoi: quatre bandits, armés, fouillent rapidement les passagers d'un mini-bus devant nous. Deux autres nous repèrent et nous abordent. Le chauffeur hésite puis tente de faire marche-arrière. Mauvais choix: les deux tirent. Les projectiles éclaboussent le pare-brise alors que la voiture s'abbat dans un mur.
On cesse de prêter attention à ce qui se passe au dehors quand son corps est troué par des balles. Tous les bruits deviennent sourds. Il ne reste que la douleur, intense, rongeant tout son être. Les passagers se sont-ils enfuient? Le chauffeur s'est-il sorti? Et la demoiselle qui était aussi par devant? On pense pas à tout ça. On ne pense plus à l'examen qui a ruiné toute soirée. On ne pense plus à faire tourner la machine sociétale en réussissant à la faculté. Les rêves, les fêtes, les sorties, le dur labeur: tout cela laisse place à ce petit instant où tout s'en va. Et au moment où la douleur semble s'estomper, au moment où l'esprit semble abandonner le corps, un dernier picotement à la jambe droite: le téléphone vibre encore. Sûrement maman. Ô qu'on aimerait une toute dernière fois entendre sa voix, même pour ses prévisions jugées trop souvent empiriques. Qu'on aimerait qu'elle soit là, avec soi. Si ce n'était pas pour cette balle dans la gorge, son nom est la première chose qu'on aurait crié. Mais voilà, on s'en va sans même dire aurevoir. Quelles manières! Désolé, maman.