Singulier

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre. Peut-être est-ce le cas. Après tout, la seule preuve que j'ai d'être né sur cette planète, c'est justement la parole de ma mère. Et quelle parole. Et quelle mère.
Je ne dis pas qu'elle est à blâmer, ou du moins, seule à blâmer. J'ai moi aussi ma part de responsabilité dans ce qui m'arrive. Mais tout de même. Elle aurait dû être là, à un moment ou l'autre. Elle aurait pu, simplement, faire acte de présence. Au lieu de ça, elle s'est appliquée à faire la seule chose qu'elle ait jamais su faire. Se cacher. M'oublier. Fuir.

Déjà, j'étais seul.

En y repensant, c'est peut-être ce pourquoi je suis ici, au milieu d'un monde qui semble si bien fonctionner pour les autres. Je n'y ai tout simplement pas ma place. Je dois me contenter de l'observer, apprécier ses qualités et ses défauts, sans jamais y prendre part. Je suis spectateur de cette machine infernale, dont les rouages sont érodés depuis si longtemps que les engrenages n'entraînent plus rien. Voilà. Cette machine tourne dans le vide, et chaque pièce fonctionne pour elle-même.
Et moi ? Je ne sais pas. Suis-je à-même de fonctionner ? Et quelle est ma fonction ? Je n'ai jamais eu besoin de personne, mais cette auto-suffisance ne me suffit plus. J'ai besoin d'être. C'est ça, être. Mais comment être ? On me dit que je suis différent. Je suis donc quelque chose, mais différent de qui, de quoi ? De toute façon pour être différent, il faut pouvoir se comparer aux autres, et je m'y refuse. Je ne veux pas que l'on me trouve un point commun avec cette masse sauvage qui ne sait que haïr.

Ils me haïssent car ils ont peur.

Ce n'est pas de moi qu'ils ont peur. Je ne suis pas impressionnant, et ils sauraient m'annihiler sans même s'en rendre compte, êtres insensibles qu'ils sont. Non, ils ont peur d'être comme moi. Peur d'être différents. En un sens, je les comprends, mon sort est peu enviable ; mais eux ne me comprennent pas. Je ne sais comment m'exprimer. J'aimerais pourtant leur montrer la souffrance et la peine qui me consument autant qu'elles me définissent. Malheureusement, nous ne parlons pas le même langage, ou plutôt, nous faisons semblant. Je reste à l'écart, et eux se contentent de m'ignorer, comme on ignore un mendiant qui nous réclame une pièce.
Peut-être un jour aurai-je le courage de m'ouvrir cette masse. Peut-être devrais-je déjà l'avoir fait. Mais je ne peux pas. C'est aussi pour ça que je suis l'individu que je suis. Souffrance, complainte, lâcheté. Voilà mon métro-boulot-dodo à moi. Même dans la routine ; tout ce qu'il y a de plus universel ; je suis différent.

Différent mais semblable.

Quand nos chemins se sont-ils séparés ? Ont-ils jamais suivi la même voie ? Je suis né comme eux, et je me trouve pourtant à des années-lumière. Me voilà de nouveau extra-terrestre. Ou plutôt comme une étoile. Oui, un astre qui depuis la Terre ressemble à des millions d'autres, mais qui en son cœur se montre unique. Et si c'était là ma réalité ? Si, là où d'autres ont évolué en trou noir, j'étais devenu une supernova ? La métaphore est belle, mais elle implique que j'aie déjà explosé, que mon parcours soit achevé.
Au fond, je dois admettre avoir parfois souhaité que mon voyage parmi les vivants s'arrête. J'ai souvent même eu l'impression que c'en était fini, sans savoir si j'avais gagné ou perdu. Sais-je seulement ce que c'est de gagner ? Le destin ne m'a jamais fait de faveur. Aurais-je pu forcer la chance ? Décider de mon sort ? Non. Il n'y rien que l'on puisse décider, tout est conditionné. Nous ne faisons que subir une succession d'évènements, j'en suis convaincu. On essaye de leur donner un sens, afin de s'en donner à nous-même, mais au final, tout est vain.

Alors à quoi bon ?

A quoi bon s'obstiner à jouer ce rôle de figurant ? Sont-ils conscients que dès qu'ils auront laissé leur place, ils seront oubliés aussi ? Ou bien s'accrochent-ils à cette illusion d'importance qui fait avancer ce monde ? Pour ma part, j'étais oublié avant même de pouvoir être remarqué. Quel fardeau, que d'être éclairé sur sa propre condition, mais de ne pas être en mesure d'apporter la lumière à d'autres. Ne pas s'y méprendre, je ne m'imagine pas en prophète. Je ne parle pas de religion. La religion n'éclaire pas, elle aveugle et obscurcit tout. Elle contribue à cette société folle et autodestructrice, qui ne prendra jamais la mesure de ce qu'elle est, encore moins de ce qu'elle aurait pu être.
Le potentiel du tout et de chacun est si vaste que nul ne peut en deviner la teneur. Ni moi ni personne. On ne peut que formuler des poncifs si récurrents qu'ils semblent avoir été établis avant même l'origine du monde. Du remplissage. Une forme sans fond. Voilà ce qu'est l'existence, et la mienne n'y échappe pas. Voilà peut-être ce qui me lie aux autres. Voilà assurément l'essence de tout individu. Une essence vide, vaine et vicieuse, qui nous laisse nous complaire dans le confort de l'ignorance. Mais moi, je suis différent. Je n'ai jamais connu le confort.

Enfin, je suis résolu.

C'est décidé, je vais mettre un terme à cela. Je sais que ce choix n'est pas le mien, qu'il était défini avant même que je ne sois ne serait-ce qu'un fragment de pensée. Ce n'est pas grave, je suis – enfin ! – habité par un sentiment de plénitude. Je ne serai ni le berger ni le loup de ces moutons, encore moins me prendrai-je pour Panurge. Je n'ai que faire d'eux, ne l'avais-je donc jamais compris ? Mon rôle est tout autre, à présent j'en suis persuadé.
Désormais je suis à la fois tout et un, infini et perpétuel. Ce sentiment de grandeur, si grisant et galvanisant me fait doucement sombrer dans la folie. Cela n'a pas d'importance. J'ai réalisé la seule chose qui vaille d'être imaginée. Voilà que je ne suis plus ni différent, ni identique à qui que ce soit. Je suis sur le point de ne plus être.

Et je me sens plus vivant que jamais.