Rose

« Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Quant à mon père, il n'existe pas ». Tels étaient les premiers mots qu'elle m'avait adressés. Il faut croire que j'étais la première de toute la classe à lui avoir adressé la parole. Je me souviens de sa première journée d'école. Elle était la nouvelle, et bien sûr les nouveaux avaient toujours ce côté intriguant au début, mais avec elle, c'était pire. Notre première discussion, ou plutôt le premier monologue que je lui ai adressé ne correspondait pas tout à fait à ce à quoi je m'attendais. On aurait dit qu'elle ne m'écoutait pas, qu'elle avait la tête ailleurs. J'étais là à essayer d'être amicale, à essayer de m'entendre avec elle, puisqu'elle n'avait encore aucun ami, mais elle avait l'air de s'en foutre. Je n'étais pas la seule à avoir essayé. Il faut avouer qu'elle est jolie et très attirante. Mais les autres n'avaient aucune patience, et n'ayant obtenu aucune réponse à leur question, ils ont commencé à la traiter d'orgueilleuse. J'avais une toute autre opinion d'elle, peut-être, je me disais, avait-elle récemment perdu un être cher et ce regard qu'elle portait à longueur de temps vers le ciel signifiait simplement qu'elle pensait à lui. Peut-être qu'elle était muette. Je n'étais pas près d'abandonner, elle suscitait trop ma curiosité, alors j'ai commencé à la harceler. La sonnerie annonçant la fin des cours avait retenti. Le professeur disparut aussitôt. Les élèves avaient commencé à bavarder, à fermer les fenêtres sauvagement pendant que d'autres criaient. Elle avait fermé les yeux et avaient sorti un cri des plus aigus, le genre qui perce carrément le tympan. Le reste de la classe présent dans la salle s'était figé et avait pointé leur regard désapprobateur vers elle. La seconde d'après, le monde avait repris son cours. Et c'est comme ça qu'elle ne s'était faite aucun ami.

« Mais je comprends ma mère, et les autres, moi non plus, je n'aime pas ce qui est différent ». Avait-elle continué. Alors j'ai compris qu'elle ne faisait pas exprès. Elle parlait très doucement, trop doucement même. On aurait dit qu'elle avait peur, mais peur de quoi ? En tout cas, j'étais contente qu'elle m'ait enfin parlé.

J'étais dans sa chambre, assise sur une chaise au coin, elle tenait à ce que je ne m'asseye que sur cette chaise et elle voulait que je ne touche à rien, même sans un mot, c'était clair. Ça ne me dérangeait pas, déjà que le fait qu'elle ait accepté que je vienne chez elle est assez étonnant. Ou pas, elle n'avait pas le choix, j'ai un peu poussé le professeur d'histoire à nous mettre en binôme pour un exposé.

« Hum ». C'était le seul mot qui m'était sorti de la bouche après sa confession. Je voulais continuer mais mon cerveau était en bug. Comment répondre à ce genre de déclaration. Je me demandais à quel genre de réponse elle s'attendait, sûrement pas un « hum ».

« Moi, j'aime ce qui est différent, comme mon t-shirt jaune à paillettes ». Un t-shirt jaune à paillettes, sérieusement. Mais c'était tout ce qui m'était venu à l'esprit pour éviter un silence gênant. Elle avait répondu qu'elle n'aimait pas ce t-shirt, et on avait discuté un bon moment avant de se décider à commencer notre exposé.
Et là, j'étais restée bouche bée, elle parlait des évènements historiques comme si elle les avait assistés. Avec tellement de passion, beaucoup d'intrigue et certains détails qui n'apparaissaient pas dans nos livres d'histoire. Elle donnait carrément envie de tout savoir sur la seconde guerre mondiale. C'était plus fort que moi, je lui avais coupé la parole pour lui demander comment elle savait tout ça mais elle s'était contenté de sourire pour poursuivre son récit sur la guerre froide.

Il était 18h, je devais rentrer. En sortant de sa chambre, j'ai croisé sa fameuse mère, elle sentait un peu l'alcool et semblait étonnée de me voir. J'ai vite fait de la saluer en essayant d'atteindre la porte le plus vite possible. Mais elle m'avait barré le chemin, en me demandant qui j'étais. Je lui avais dit que j'étais une amie de sa fille et elle en avait rigolé. Je ne comprenais pas trop pourquoi. Je lui avais chuchoté un au revoir avant de quitter l'appartement.

« Au plaisir de te revoir ma meilleure amie ». Tels étaient ses mots d'au revoir qui résonnaient à présent dans ma tête. Je le redis, elle était vraiment bizarre. Nous étions devenues plus proches mais quand même pas au point d'être les « meilleures amies du monde », c'était trop tôt à mon goût. Qui plus est, elle était tellement distante avant cet après-midi, et là voilà à me « meilleure amie-ser », dans ma tête c'était mollo ma jolie.

Le lendemain, elle s'était assise à côté de moi. Elle m'a collé pendant la récré et m'a attendu à la fin des cours. On n'avait pas discuté, j'étais trop mal à l'aise pour lui adresser le moindre mot contrairement à elle qui se contentait de me suivre partout comme un pot de colle et de me sourire quand je me tournais vers elle pendant qu'elle me fixait. Je me disais qu'elle était tarée et regrettait aussitôt d'avoir tant essayé d'être amie avec elle. Mais j'avais peur de m'éloigner d'elle, de ce qu'elle pourrait ressentir et de comment elle allait réagir.

Une semaine s'était écoulée. Une semaine de torture, je n'en pouvais plus. J'avais plus que marre de l'entendre parler d'évènements historiques et j'avais sérieusement besoin d'air. Je m'étais cachée à chaque fois qu'elle était dans les parages, et quoique c'était méchant, ça me soulageait.

« Pourquoi tu fais ça ? ». Elle s'en était rendu compte. Une des plus palpitantes secondes de ma vie. Je n'avais pas le choix, je devais lui dire qu'elle me gênait, mais je ne voulais pas la vexer.

« Toi aussi, tu trouves que je suis comme une extraterrestre ? ». Sincèrement oui, j'avais compris le sens des dires de sa mère. Elle me laissait le temps de répondre mais je réfléchissais beaucoup trop pour y parvenir.

« Ce n'est pas ce que tu crois, j'étais... pressée ». A cet instant j'ai vraiment expérimenté le sens de la phrase « tout ce que vous dîtes pourra être retenu contre vous ». Je sentais que je m'enfonçais.

« Je croyais que tu me comprenais, je croyais qu'on était amies, les amies, ça discutent quand ça ne va pas tu sais ». Elle aurait pu écrire un livre sur comment faire culpabiliser quelqu'un. Je m'en voulais à mort. Elle était partie, me laissant seule avec des remords.
Malgré, notre exposé fût un succès.
J'avais essayé de lui parler, en vain. Elle détournait toujours le regard. J'avais essayé de m'excuser, mais c'était peine perdue. Je ne supporte pas l'idée que quelqu'un m'en veuille. La seule chose qu'il me restait à faire était de venir chez elle.

Ce jour-là, j'avais séché les derniers cours de l'après-midi pour être sûre d'arriver chez elle avant elle. J'ai frappé à la porte, sa mère m'avait ouverte. On avait commencé à discuter et après une vague hésitation, je lui avais raconté la situation, elle semblait sobre.

« Cette gamine est une malade mentale ma petite, faut pas faire attention à elle, faut juste la laisser vivre sa vie et raconter ses histoires. C'est quoi déjà ce mot... Ah, les médecins disent qu'elle est autiste, il paraît que c'est incurable mais pas grave, ils me disent d'essayer de la comprendre, mais je te dis, elle est cinglée. »

Elle s'appelle Rose, elle est autiste et je ne l'ai pas notifié du premier regard. Quoi qu'il en soit, elle a un comportement bizarre. Elle adore parler d'histoire, elle adore les documentaires et les revues historiques. Elle n'aime pas les choses qui sortent trop de son ordinaire. Elle a du mal à se faire des amis. Mais elle est comme moi, une adolescente, en crise parfois. Elle est juste une fille comme les autres un peu spéciale : elle est sincère.