Rêves noirs

Moi, je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extra-terrestre, un extra-terrestre venant d'une planète sombre. Mais non ! Je ne suis pas un extra-terrestre. Je suis bien né ici, sur ce terrain comme les autres êtres-humains. C'est juste que le soleil qui donne la vie à tout être vivant à Kigoma me fait mal. Ça me brûle la peau ; les rayons me rendent aveugle. Ce qui me soulage est le coucher de soleil. Le soir me redonne ma liberté : Je peux sortir de la maison. Je peux rester sous le ciel pendant des heures. Je peux aller mendier à la grande place avec mes deux frères durant les jours de marché du village. D'autres jours, je peux courir et je peux me promener sans souffrir du soleil. Je peux même jouer à cache-cache si je trouve un ami qui veuille jouer avec moi. Pourtant, je ne peux rien faire de tout ça désormais. Je ne sors plus de chez nous car j'en ai peur après tout ce qui est arrivé à Hasan. J'ai peur que ce qui lui est arrivé m'arrive aussi : Il a été attaqué il y a une semaine sur le chemin du retour de l'école par un homme qu'il ne connaissait pas. D'abord il l'a suivi dans une voiture jusqu'à ce que Hasan prenne une petite route. Quand il n'y eut personne, il descendit de sa voiture et il l'arrêta. Ensuite...Il lui coupa sa main gauche. Quand les gens autour ont entendu sa voix et sont arrivés sur place, c'était trop tard et l'homme était déjà parti. L'un des villageois a immédiatement cautérisé la blessure d'Hasan mais sa plaie morale demeura. Comme il est traumatisé, il ne va plus à l'école.

Quand j'ai appris que Hassan ait été attaqué par un homme inconnu, cela m'a immédiatement rappelé un événement que j'ai vécu il y a quelques mois. J'étais en train de marcher avec mes frères quand une voiture s'est arrêtée à coté de nous et un homme nous fixa du regard à travers la vitre. Il ne ressemblait pas aux gens de la région. Ensuite, il nous a demandé où on habitait. On n'a rien dit et il est parti. Je n'ai plus vu cet homme encore après ce jour-là mais j'ai le sentiment qu'il reviendra. J'ai entendu les villageois dire que la main de Hasan a sans doute été vendue sur le marché noire. « Les gens riches les achètent car elles portent chance ». J'ai demandé à Kassim, mon grand frère, si c'était vrai. Il me dit non mais je ne me sens plus en sécurité. C'est pourquoi je ne sors plus de la maison et je ne reste plus tout seul.

Ça fait une semaine que je ne vais plus à l'école et elle me manque déjà. Rester à la maison toute la journée n'est pas intéressant du tout. D'autre part, peut-être que les autres enfants à l'école sont contents de mon absence car je n'ai pas beaucoup d'amis. Les autres enfants ne veulent pas jouer avec moi. En effet, certains ont tellement peur de moi qu'ils n'osent même pas me parler ou me toucher. Ils pensent que s'ils me touchent, je disparaîtrai. C'est pourquoi ils m'appellent « fantôme ». Ceux qui sont un peu plus gentils m'appellent « le Blanc ». Franchement, ils ont raison. Je me regarde parfois dans le miroir et Je suis tout blanc. Ma couleur de peau est blanche. J'ai des cheveux, des poils et même des cils clairs. Je ne ressemble pas à ma mère, ni à mon père. En fait, je ne ressemble à personne autour de moi sauf Hassan. On n'est que deux dans ce village qui est atteint d'albinisme. Je me demande s'il rêve comme moi. Moi, j'ai des « rêves noirs ». J'espère qu'un matin quand on se réveille, nous aurions aussi les bras et les jambes noirs afin que les autres arrêtent de nous dire « fantôme » et que nous puissions jouer avec eux.

J'espère qu‘un jour je me réveille avec la peau noire non seulement pour jouer avec les enfants mais aussi pour plaire à ma mère. Je pourrais ainsi gagner son amour. C'est un grand mensonge qu'aimer est plus fort que d'être aimé. Non ! J'ai tellement besoin d'être aimé par d‘autres et surtout par ma mère. Toutefois, elle ne m'a jamais montré son amour. Elle est si froide envers moi. Je crois qu'elle me considère comme une sorte de malédiction. Je ne sais même pas si elle regrette de m'avoir donné naissance ou de ne pas m'avoir empoisonné quand je suis né comme beaucoup de villageois lui avaient suggéré. Ce que je sais est qu'aux yeux de ma mère, je suis inutile. Je suis fragile. Je suis malade ! Il est vrai que je suis extrêmement sensible au soleil et je souffre des problèmes de vision mais je ne comprends pas pourquoi une mère n'aimerait pas son enfant pour cela ! Malgré ça, je l'aime beaucoup.

Hier, les parents de Hasan sont venus chez nous. D'abord, ils ont raconté qu'ils ont appris par les médias l'existence d'un établissement scolaire qui propose un enseignement inclusif et spécial pour les enfants albinos dans le nord du pays et qu'ils allaient envoyer Hasan dans ce camp pour qu'il soit en sécurité au-delà des portes protectrices de l'établissement. Ils ont peur que les persécutions contre lui continueraient ici. Ils veulent aussi qu'il y continue ses études et sorte de la pauvreté. Enfin, ils ont proposé à ma mère de m'y envoyer avec Hasan. Je me demandais ce que ma mère allait répondre. Elle fut facilement convaincue et m'ordonna de me préparer sans même me demander mon avis. Je crois qu'elle est contente de se débarrasser de moi. Par contre, mes frères ont l'air tristes. Moi aussi, je suis un peu triste de quitter ma famille mais je voudrais y aller car ma mère veut que j'y aille. Pour une fois dans ma vie, je dois lui plaire et y aller. Ainsi, je peux continuer mes études là-bas et montrer à ma mère que je suis utile. Peut-être que je me ferai même des amis comme moi. Je peux jouer avec eux à des jeux auxquels je ne peux pas jouer ici. Avec ces pensées dans ma tête, je mis mes affaires dans un sac pour le lendemain et je dormis dans mon lit pour la dernière fois. Ma curiosité et ma tristesse m'ont empêché de dormir pendant un moment mais ensuite je me suis finalement assoupi.

Au milieu de la nuit, un bruit nous réveilla. Quelqu'un frappait fortement à la porte. Ma mère ne l'a pas ouverte et nous a dit de rester silencieux mais les hommes ont défoncé la porte. Ils étaient trois. Ils nous ont dit de ne pas crier et nous ont menacé de nous tuer. J'ai pensé qu'ils cherchaient de l'argent. Mais non ! Ils me cherchaient. L'un d'eux était l'homme qui m'avait fixé du regard dans la voiture il y a quelques mois. Son visage est toujours dans ma mémoire. Je savais qu'il allait revenir. Ma mère criait pour se faire entendre des voisins mais personne ne vint. Nous avions tous si peur. Puis... Je ne me souviens pas du reste. Je ne sais pas ce qu'ils ont fait à ma mère et à mes frères.

Je me suis réveillé dans un endroit inconnu. Je suis dans une chambre. Il fait trop sombre à l'intérieur. Ils m'ont probablement assommé et kidnappé ici. J'ai très mal à la tête. Je ne sais pas où je suis et depuis quand. J'ai peur. Des pensées indésirables encombrent mon esprit : « Les gens riches les achètent car elles portent chance. » Cette phrase résonne dans mes oreilles. Moi aussi, je vais porter chance à quelqu'un. Mon corps sera maintenant utilisé pour porter chance, peut-être pour rendre un homme riche ou pour guérir un patient, parce que je suis blanc. Quelle ironie ! Ma mère m'a toujours regardé comme une sorte de malchance puisque je suis blanc. Par conséquent, j'ai toujours voulu me réveiller noir. Cependant, maintenant, je n'espère plus me réveiller à la peau noire. Je suis né albinos, je vis albinos et je mourrai albinos.