Récit d'une ouvrière

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Le terme est peut-être exagéré, mais je n'en demeure pas moins étrange, différente pour quiconque a des yeux pour voir, différente pour quiconque d'assez lucide pour en juger. Aussi loin que je m'en souvienne, ma difformité n'a guère joué en ma faveur auprès de mes pairs, de mes sœurs et encore moins aux yeux de celle qui m'a mis au monde. J'ai fait un rêve, où j'étais une autre personne. Je me retrouvais au milieu de nombreuses femmes, toutes de pareille vêtues: un pagne autour de la taille et d'un grand panier en raphia solidement attaché à notre dos. Mes pieds, nus, foulaient le sol recouvert d'herbes encore imbibées de la fraîcheur des pluies passées. Je sentais le soleil me harceler la peau, une peau pâle recouverte de rougeurs, les cheveux roux et raides... j'étais pour ainsi dire l'opposée des autres. L'astre du jour, à peine à son paroxysme provoquait chez moi de grandes suées; alors je passe la main au front, une main calleuse, sentant la terre et les herbes : des mains de paysanne, de travailleuse. Mes consœurs pénétraient dans la forêt selon diverses directions. Parfois seule, tantôt les unes à la suite des autres. Je ne dérobais pas à la règle bien que je ne puis dire pourquoi je le faisais. Ceci dit, je savais pourtant quoi faire ; tel un réflexe, je m'arrêtais systématiquement devant chaque champignon croisé. Je cueillais toujours les mêmes, encore et encore, m'enfonçant davantage dans les bois, je faisais fi de mon entourage jusqu'à ce que de vifs mouvements dans les hautes herbes ne me fassent émerger. Ces inquiétantes sonorités semblaient me tourner autour quand soudain, je vis au plus sombre recoin d'un buisson, une paire d'yeux jaune et luisants. Je m'abstiens de jouer de la voix telle une folle et pris plutôt mes jambes à mon cou sans demander mon reste telle une poule sans tête. Ma course frénétique pris fin en un lieu inconnu, près d'un village méconnu. C'était un tout petit village, d'une dizaine de cases environ. Les toitures étaient en paille et les murs en terre cuite. Mais ce n'était point ces habitats si pittoresques qui me fascinaient, mais plutôt ses habitants. Ils étaient pareils que moi: la peau pâle usée par le soleil, les yeux clairs aux pupilles tremblantes, des cheveux allant d'une teinte jaunâtre à rougeoyante. Je pris la résolution de m'avancer vers eux tout en conservant une once de méfiance. Je crû alors que comme à l'accoutumée, mon entrée allait me placer au centre de l'attention, que je serai le sujet d'un tout nouveau et palpitant débat, que j'allais être suivie par tous les regards, pointée du doigt, et j'en passe... rien ne fit. Personne n'a daigné m'accorder ne serait-ce qu'un bref instant du coin de l'œil. Ni les femmes qui broyaient des céréales, ni les celles qui devisaient autour d'une marmite au feu et encore moins des vieillards savourant leurs crus avec un zèle qui ne s'acquiert qu'à l'âge de la sagesse. Bien que la situation me paraissait déconcertante, je sentais monter en moi une émotion similaire à de la joie. Je me trouvais au cœur du village lorsqu'une jeune voix cria quelques mots. Tous ont cessés leurs activités pour se tourner vers moi comme un seul homme. Chacun se lève et marche vers ma personne. J'étais cernée de toute part et puis soudain ils se mettent à chanter et à taper des mains, le tout avec le sourire aux lèvres. Ils me tournent autour en entamant des chants festifs sans que je ne puisse rien comprendre mais au lieu de cela, mon anxiété ne faisait que croître à chaque instant. Sans crier gare, je fus saisie par deux hommes pour me retrouver assise sur leurs épaules. Ils me font pavaner dans tout le village, suivis par une troupe d'autochtones.
Ainsi filait bon train jusqu'à ce que du haut de mon perchoir, je vis deux femmes attiser des flammes sous un gigantesque chaudron. Un récipient d'une contenance suffisante pour cuire un homme à priori. Allaient-ils se repaitre de ma chair ?... C'était absurde ! La folie me guette, ou suis-je enfin clair d'esprit ? Le sort en avait tranché; mes deux porteurs se dirigeaient droit vers le chaudron bouillonnant de feuilles et d'écorces agrémentées. Je pris panique. Je voulais me défaire de leurs compagnies le plus promptement possible. Hélas, à chaque fois que je me débats, les deux hommes resserrent leurs entraves. Croyant la fin venue, je succombais aux larmes, regrettant ma misérable vie de pariât, qui l'eût cru ? Pas moi en tout cas. Les deux porteurs me posent délicatement au sol près du chaudron et devant moi s'avance l'ancien du village qui me supplie de cesser de pleurer, que mes malheurs sont à présent loin derrière moi. J'ai eu droit à tout une série de discours réconfortant, mais surtout faisant l'apologie des enfants de la lune; des personnes comme eux... comme moi. Venais-je enfin de trouver mes semblables ? Je dois avouer que mon envie d'y croire était prépondérante à mon scepticisme. Le soir venu, nous festoyâmes du contenu du grand chaudron, des danses furent organisées autour d'un grand feu de joie et tout ceci en l'honneur de la nouvelle venue. Cela fait plusieurs saisons que je demeure à présent à leurs côtés, je n'étais plus rabaissée, tourmentée ; j'étais acceptée. Mais le ressenti de complaisance des premiers jours s'était émoussé au point de ne plus pouvoir tailler une part de gaieté à mon existence. Jadis, parmi mes sœurs à la peau d'ébène je me voyais tel le grumeau d'une calebasse de lait, la petite distinction que l'on ne peut passer outre, que l'on aspire à retirer au plus vite du breuvage. Mais ici, je ne suis qu'une goutte de lait dans la calebasse, me noyant progressivement dans les flots lactés. Se pourrait-il que je sois une martyre, aimant souffrir de différence ? Ou une ingrate qui ne sait être contentée ? Je dirais ni l'une, ni l'autre. Je ne cherche qu'à me trouver moi, en tant que personne, non pas en tant que groupe. D'ailleurs qu'est-ce être "normale" ? Ce terme est bien trop relatif aux personnes qui l'emploient pour être targué d'un caractère universel. Mais même après moult remises en question, je restais avec les enfants de la lune jusqu'à ce qu'un jour, lors d'une balade en forêt où je ne comptais ni les pas, ni les lieux car en pleine introspection que me voilà de retour au village, chez ma mère. Sidéré par ce qui s'était produit, je m'allonge aux pieds du baobab sur la colline surplombant le village et m'assoupi, le cœur en paix et l'esprit apaisé. Voilà ce qui fut de ce songe. Je me réveille au beau milieu de mes innombrables sœurs, toutes plus semblables les unes aux autres mis à part moi; que ce soit au niveau de la couleur, de la taille des membres, j'étais hors normes. Ceci étant, ma hardiesse au travail, ma détermination à chercher de quoi nourrir la colonie n'en demeure pas moins égale à celle des autres fourmis. Notre brave petite fourmi sortit alors de la fourmilière, fourmilière bâtie par une colonie de fourmis-esclavagistes qui avaient élues domicile sous un grand baobab au sommet d'une colline surplombant un village d'hommes. Dans sa quête de ripaille, elle gravit le corps d'une jeune fille albinos qui sommeillait là, tout en laissait derrière elle une traînée de phéromones indiquant le chemin à ses consœurs ouvrières.