Promenades du rêveur solitaire

La nuit est différente pour chacun ; pour les amoureux, c'est le moment romantique de leur journée, celui qui réchauffe leurs cœurs transis sous la lumière de la lune. Pour les amateurs d'horreur, c'est le moment le plus propice aux horribles crimes et à la naissance des pires monstres... Pour monsieur Moreau, c'est le moment de sa journée où il peut se laisser aller à ses rêveries. Lors de cette période, il s'échappe de son quotidien triste et lassant. 
Monsieur Moreau est un homme d'une quarantaine d'année, qui perd un peu ses cheveux, d'1m 65, qui vit dans un deux pièces exigu à peine salubre, qui n'a ni femme ni enfants et qui travaille à l'usine de conserves depuis une vingtaine d'années. Il a des petits yeux gris sans aucune lumière, un petit nez relevé et une bouche fine et toute craquelée. Il n'a jamais vu le soleil des îles exotiques dont les photos tapissent sa chambre, il n'a jamais vécu ses rêves d'enfants, il n'a jamais connu le bonheur, le vrai. Il est un petit bout d'humain, tout rabougri et courbé par le poids écrasant de sa vie sans intérêt. Alors pour ne pas s'enfermer dans le malheur constant qu'est sa vie, il rêve éveillé pendant la nuit.
Mais sa particularité c'est qu'il ne rêve pas dans son lit, dans les livres ou dans son canapé mité ; il rêve sous le regard bienveillant de la lune du parc en bas de son HLM. 
Une fois par semaine, à minuit passé, il sort dans le « Sighs Garden » et il marche sur le gravier du petit sentier, qui supporte le jour les pas des petits enfants, et la nuit les siens. Il passe devant la fontaine, le banc à la peinture écaillée, la statue de Marianne, les bosquets bien taillés et le toboggan abandonné. Arrivé à la balançoire, il s'assoit et se laisse porter doucement par le vent. Il lève la tête et regarde les étoiles. En cet endroit du parc, elles ne sont jamais cachées par les nuages, comme un soupçon d'espoir déposé dans la vie morne du pauvre homme. La nuit devient moins sombre et les joues de monsieur Moreau reprennent couleur. Il se balance et repense à sa vie. C'est comme un film, projeté de sa tête au ciel noir et profond. Il repense aux petits bonheurs insignifiants qu'il aimerait tant revivre, aux occasions manqués, au chemin qui l'a mené à une existence aussi dénuée de sens. 
Alors il pleure, et les larmes roulent sur ses joues qui ont déjà supporté tant d'eau salée qu'elles s'en sont creusées. Mais monsieur Moreau n'est pas seul dans l'obscurité glaçante de la nuit qui l'enveloppe chaque nuit ; les astres le scrutent et s'agitent au-dessus de lui. 
Les étoiles brillent plus fort, d'une manière si intense que ses larmes sèchent avant de quitter ses yeux. Elles réchauffent son âme, refroidie par la solitude et les nombreuses déceptions de sa vie. 
Et monsieur Moreau entraine le ciel dans une danse nocturne : il fredonne à mi-voix les chansons qu'il aurait clamé sur scène s'il avait eu le courage de réaliser son rêve. Il fredonne, chante puis crie tout son malheur, son espoir perdu qu'il retrouve un peu chaque soir grâce aux étoiles et à la lune, à qui il raconte sa vie plate et inintéressante. 
Il court sur le sentier et refait sa vie. Il remonte le temps, choisit un autre chemin, prend d'autres décisions et transforme son existence. Dans son esprit, elle est pleine de couleurs, d'émotions et de rebondissements : elle est la vie que cent personnes vivent et que mille espèrent, en vain.
Mais à lui, les astres semblent chuchoter que ses pleurs ne sont pas inutiles ; qu'un jour, ils se transformeront enfin en rires. 
La lune devient son soleil, la nuit devient son jour, le moment de la journée où son âme est chatoyée de douceur et de chaleur. 
Alors il ralentit sa course, stoppe sa chanson et le ciel reprend la couleur noire et terne qui reflète sa vie. Les étoiles ne bougent plus, elles brillent de manière plus terne, moins heureuse. Il s'allonge ensuite dans les fleurs, l'herbe, les feuilles mortes ou la neige et il les regarde, ses amis, les seuls qu'il peut se vanter de posséder. La nuit, la lune, les étoiles et les nuages noirs. 
Ceux qui le consolent et le rassurent, lui redonnent espoir. Puis il se relève, fourre ses mains au fond de ses poches et rentre dans son HLM, comme chaque semaine, avant de reprendre le train-train monotone de la vie et du travail à l'usine. Ce moment semble toujours être la fin d'un songe merveilleux, l'épilogue d'une histoire incroyable. 
Mais un soir glacé de janvier, monsieur Moreau n'est pas rentré. Il est resté allongé dans la neige, voulant continuer son rêve. La nuit l'a bercé encore et encore, maintenant la mince flamme de sa joie. 
Au petit matin du 10 janvier 2024, on trouva le corps transi de froid de monsieur Moreau, replié comme un bébé dans les bras de sa mère, qui avait fermé les yeux pour la dernière fois dans la neige. 
Les rares personnes qui réussirent à l'identifier furent des camarades de travail usiniers, qui furent d'ailleurs les seuls présents à ses funérailles austères. Ce jour-là, ils avaient failli ne pas reconnaitre monsieur Moreau, qui affichait un sourire béat, très différent de la mine triste qui leur était commune. 
Monsieur Moreau avait confié son dernier souffle aux étoiles, à la nuit infinie et à la lune, qui l'avaient emmené vers une vie constituée d'heureux rêves interminables pleins de couleurs et de chaleur, comme il l'avait toujours souhaité... 
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