Poussière des toiles

Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extra-terrestre. Elle me dit souvent qu'il faut pas pleurer. "Tiens-toi bien, sois sage, reste polie et souris", qu'elle me dit. Et surtout "ne parle pas trop". Elle me dit de me faire discrète pour ne pas avoir d'ennuis.

L'autre jour en cours d'histoire, quand le professeur m'a interrogée, je n'ai rien dit. Je connaissais la réponse, mais je ne devais pas me faire remarquer. Pas encore. Alors, j'ai haussé les épaules et j'ai articulé ces trois petits mots d'une voix tremblante : « Je sais pas ». Je déteste mentir, presque autant que je déteste me taire.

Moi ce que je voudrais, c'est être astronaute. Déjà parce qu'aller dans l'espace, c'est le meilleur moyen de rencontrer mes semblables. Et puis j'ai toujours la tête dans les nuages : j'aimerais bien aller voir ce qu'il y a derrière. Prendre de la hauteur, voir tout ce que l'on connaît rapetisser jusqu'à n'être que de tout petits points qui disparaissent un à un à mesure que l'on s'éloigne.

Chez moi, dans mon quartier, les gens sont terre-à-terre. Mon père dit que j'aurai de la chance si je trouve un jour des employeurs qui me supportent. Pour lui aussi, je parle trop. Mais c'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher d'exprimer à haute voix tout ce qui me passe par la tête. Il paraît que c'est pas bien, de prendre trop de place, quand on est une fille.

Il paraît qu'une fille, c'est doux et calme. Moi je suis pas comme ça. J'aime courir, crier, danser, chanter, rêver, râler, vivre. Un jour, quand je serai plus grande, je dirai à tout le monde que je me fiche bien de ce qu'ils peuvent penser, qu'ils n'ont qu'à passer leur chemin si je ne leur plaît pas. Pour l'instant, je me tais et j'écoute. J'écoute pour mieux savoir répondre quand on me donnera la parole. Non, pas quand on me la donnera : quand je la prendrai. Même si c'est difficile, je patiente : je sais que le moment viendra.

Dans quelques mois, je prendrai l'avion pour la première fois. Ma famille a économisé depuis des mois pour pouvoir payer ce voyage et aller voir mes grands-parents. Ça fait longtemps que je ne les ai pas vus : je ne sais même plus à quoi ils ressemblent. Est-ce qu'ils ont les cheveux blancs et des rides au coin des yeux, comme la plupart des grands-parents ? Je ne comprends pas pourquoi la plupart des grandes personnes ne veulent pas vieillir, alors qu'on est toujours triste quand quelqu'un de jeune monte au ciel. Avoir des rides et les cheveux blancs, c'est avoir la chance de rester sur Terre longtemps. J'espère que mes grands-parents auront plein d'histoires à raconter.

Et puis j'espère que dans très, très longtemps, j'aurais des cheveux blancs, des rides au coin des yeux et surtout des histoires à raconter. Je me vanterai d'avoir été une petite fille modèle, comme mes parents me l'avaient demandé, ou bien j'avouerai toutes les bêtises que j'ai pu faire en douce et pour lesquelles je n'ai jamais été punie. À ce moment-là, il y aura prescription. Je parlerai de l'enfant que j'étais, et de l'adulte que j'aurais été. Je raconterai toutes les aventures que j'ai vécues, les endroits où je suis allée, les personnes que j'ai rencontrées. Et là, on m'écoutera.

Moi je veux être astronaute, même si je suis une fille et même si c'est difficile, comme le disent mes parents. Je veux aller sur la Lune, sur Mars et même sur des astres que l'on ne connaît pas encore. Je veux franchir toutes les barrières, dépasser l'horizon, traverser les nuages. Il n'y a de limite à nos vies que celles que l'on se fixe. Je veux vivre entre la Terre et le Ciel avant que soit venu pour moi le moment d'y monter pour toujours.

Je veux dépoussiérer la grande toile de ma vie et en extraire de la poussière d'étoile.