LE PAPA, LA MAMAN, PIERRE, BERTHE
I
La Maman
Cette pièce d’eau est ma terreur. Vidons-la.
Le Papa
Pourquoi ? Nous serons heureux de l’avoir en plein été, aux grandes chaleurs » Elle rafraîchira le jardin. D’ailleurs, tranquillise-toi. Je pose solidement mes fils de fer : les enfants ne passeront pas.
La Maman
Tu m’assures qu’il n’y aura aucun danger ?
Le Papa
Veux-tu que je mette un fil de plus ?
La Maman
Oui. La moindre inquiétude me voilerait le charme de cette campagne.
Le Papa
J’ajoute deux fils. (Au petit Pierre.) Appuie-toi. Rien ne bouge. Essaye de te glisser entre les fils. Un chat même y renoncerait. Tâche d’enjamber. Ouiche ! Je te conseille de doubler tes assiettes de soupe pour grandir, mon garçon. Ça va-t-il ainsi, maman ?
La Maman
Très bien. Avons-nous prévu tous les accidents possibles ?
Le Papa
Le feu et l’eau étaient seuls à craindre. Tu réponds du feu ?
La Maman
On n’allume du feu qu’à la cuisine et les enfants n’y vont jamais.
Le Papa
Reste l’eau, et il me semble que j’ai pris contre elle les précautions nécessaires.
La Maman
Enfin, je dormirai sans trouble.
Le Papa
Que ce fil de fer abîme donc les mains ! Il noircit la peau, coupe le doigt et casse l’ongle.
La Maman
À la bonne heure, tu as bien travaillé. Je t’embrasse pour ta peine.
II
Et leurs visages se touchent presque quand ils entendent le bruit sourd d’une chute. Ils tournent vivement la tête. Le père se précipite, affolé. La mère dit : Oh ! oh ! avec détresse, et tremble, tremble, comme si son corps était tout en feuilles. Mais déjà le père a saisi par les pieds et relevé la petite Berthe tombée dans un baquet, un étroit baquet où s’égoutte la pompe, et dont ils ne se défiaient pas plus que d’un bol.
La Maman
Couche-là... de côté ! vite, une serviette, un médecin, le pharmacien !
Le Papa
Rien... n’est rien... ce n’est rien. La petite fille n’est pas tombée. C’est le papa, le papa...
La Maman
Mets-la sur mes genoux, que je l’essuie. Oh ! ces cheveux collés, ces yeux blancs ! Et elle venait de manger.
Le Papa
Elle suffoque ; elle en a avalé un peu.
La Maman
Donne-lui des claques dans le dos.
Le Papa
Crache, crache, ma petite. Le méchant papa te bat. Crie ! crie ! Elle crie. Tant mieux, tant mieux.
La Maman
Elle revient. Elle n’a presque pas rendu.
Le Papa
C’est fini. Dis que c’est fini, Berthe. Je l’ai ramassée à temps.
La Maman
Elle grelotte, toute mouillée.
Le Papa
Change-la au soleil. Je frotterai ses membres, sa poitrine avec un linge bien sec. Elle se calme. Elle n’a plus dans les yeux qu’un reste de surprise.
La Maman
Maintenant, je ne redoute que les suites, une indigestion.
Le Papa
Je crois que nous en serons quittes pour l’angoisse. Une fois de plus, nous l’aurons arrachée à la mort.
La Maman
Et, cette fois, c’est toi qui la sauves.
Le Papa
Je suis content, comme si, à mon tour, je venais de la mettre au monde.
La Maman
Quelle secousse ! Laisse-moi pleurer, afin que mes nerfs se détendent.
Le Papa
Pleure. J’avoue aussi que les paupières me picotent.
III
La Maman
Elle sourit. Elle se réchauffe. Ses joues se colorent. On dirait qu’elle veut s’endormir de lassitude.
Le Papa
Je préfère qu’elle remue. Mets-la par terre.
La Maman
Elle chancelle. Marche doucement, Berthe !
Le Papa
Elle n’a rien de noyé. La voilà qui trotte comme une aiguille à secondes.
La Maman
Est-elle gentille ! Prenons garde. Elle va droit au baquet.
Le Papa
Berthe, qui a fait la culbute dans le baquet ?
Berthe
C’est Berthe.
Le Papa
Tu vois ce qui arrive quand on désobéit.
La Maman
Pauvre petite ! nous ne lui avions rien défendu.
Le Papa
Tu ne toucheras plus au baquet.
Berthe
Pu toutouche au baquet.
Le Papa
Et qui t’a tirée du baquet ?
Berthe
C’est maman.
Le Papa
Mais non, vilaine ingrate, c’est papa.
La Maman
Elle dit que c’est moi, parce qu’elle n’a vu clair que dans mes bras, lorsque je lui changeais sa chemise. Qui t’a déshabillée, Berthe ?
Berthe
C’est papa.
Le Papa
Elle confond. Elle reste légèrement étourdie. Qu’importe ? elle vit.
La Maman
Grâce au ciel ! Je déteste les patenôtres, mais j’ai envie de prier, de remercier quelqu’un.
Le Papa
On a beau être un esprit fort. D’habitude le mol providentiel me choque. Pourtant il vient de se passer quelque chose d’extraordinaire. Berthe jouait souvent autour du baquet, seule et loin de nous. Son frère même jouait d’un autre côté.
La Maman
De temps en temps, j’appelais : Berthe ! Berthe !
Le Papa
De temps en temps ! Mais le malheur qui guette, profite d’une minute de distraction. Par hasard ou par miracle, nous étions là au moment fatal.
La Maman
Je t’en prie, n’insinue pas que c’est de ma faute.
Le Papa
C’est de notre faute, ou plutôt ce n’est de la faute à personne. Pour dire la vérité, nous n’avions peur que de la pièce d’eau. La pièce d’eau, unique ennemie, nous hypnotisait. Nous ne songions qu’à ses menaces, et tandis que je la treillissais de mes fils de fer, le baquet sournois attirait l’accident.
La Maman
Qui pouvait imaginer cette mauvaise chance ?
Le Papa
Je t’engage à nous plaindre.
La Maman
Le baquet contenait-il un verre d’eau ? On la boirait.
Le Papa
Précisément. S’il avait été plein, Berthe y aurait seulement trempé ses menottes, debout. Il était presque vide. Elle a dû se pencher et basculer.
La Maman
Je vivrais un siècle avant d’oublier ses deux petites jambes qui battaient l’air, et ton mouvement si rapide que je me sentais inutile et que, plantée, je ne respirais plus, dans la crainte de te gêner. Les hommes perdent moins facilement la tête que les femmes.
Le Papa
Je t’assure que j’ai couru et agi d’instinct.
La Maman
Jamais elle n’en serait sortie toute seule !
Le Papa
Comment veux-tu qu’une enfant de son âge ?... Quel âge a-t-elle au juste ?
La Maman
Deux ans, quatre mois et huit jours.
Le Papa
Parbleu ! Son nez portait au fond du baquet. Son visage seul baignait. Ses mains n’avaient aucune prise. Du reste, remarque-le, quand un enfant qui tombe se fait mal, il ne veut pas se relever. Et Berthe ouvrait la bouche au lieu de la fermer.
La Maman
Je frissonne. Devine à quoi je pense : aux tableaux piqués le long de la Seine et qui portent, écrites en grosses lettres, des instructions pour ranimer les noyés. On se garde de les lire. Ah ! je les lirai et relirai désormais.
Le Papa
Oh ! moi, je savais. Berthe hors de l’eau ne m’embarrassait plus.
La Maman
C’est égal, procurons-nous un dictionnaire où se trouvent ces renseignements pratiques.
Le Papa
D’abord, couvrons le baquet.
La Maman
Brise-le, jette-le.
Le Papa
Toujours les moyens extrêmes ! Outre que son propriétaire nous le réclamerait, la place de ce baquet est sous la pompe.
La Maman
Il nous rappellera sans cesse cette journée maudite.
Le Papa
Sa vue nous servira de leçon.
La Maman
Alors bouche-le hermétiquement.
Le Papa
Espères-tu que je bâtirai une maison dessus ? Quelques vieilles planches suffiront.
La Maman
Cesse de plaisanter. Le ciel me paraît moins pur qu’avant. Il s’obscurcit d’une teinte terreuse, lugubre.
Le Papa
Regarde plutôt ta petite fille gambader dans les allées. Elle ne se ressent de rien. Le Dieu des ménages nous protège. Mérite ton bonheur et fais-lui joyeuse mine, sinon il se détournera de toi. Il te comble et le ruban qui nouait les cheveux de Berthe s’est dénoué dans le baquet, afin que tu puisses le sécher, le baiser et le garder précieusement.
IV
La Maman
Comme on les aime ! mais nous sommes environnés de pièges. Loin de nous reposer dans une sécurité fausse, redoublons d’attention, et puisqu’il est indispensable que tu ailles à ton bureau, que je couse une heure ou deux par jour, que la bonne fasse son ouvrage, il faut que tu achètes un chien, de ceux qu’on dresse à sauver les enfants, un chien de race docile, qui nous supplée.
Le Papa
Et nous le médaillerons chaque fois qu’il nous rapportera Berthe ou Pierre par la culotte ou la robe.
La Maman
Je me tais : Je cause avec Pierre. Écoute, mon petit Pierre. Tu as vu tomber ta petite sœur dans le baquet. Tu ris. Je te défends de rire. Ton rire m’afflige.
Pierre
Je te jure, maman, que je ne l’ai pas poussée.
La Maman
Il ne manquerait plus que cela. Personne ne t’accuse. Sans ton père, Berthe mourait. Allons, ne pleure pas. Donne tes deux mains ; montre tes yeux et réponds comme un homme. Au cas d’un nouvel accident, si Berthe retombait devant toi, dans l’eau, par exemple, dans le feu ou sous une voiture, que ferais-tu ?
Pierre
Moi, je saurais bien me relever, maman.
La Maman
Pierre, il s’agit de Berthe, que ferais-tu pour Berthe ?
Le Papa
Laisse-le, il ne se rend pas compte, tu le tourmentes.
La Maman
Il faut qu’il comprenne. Pierre, tu es l’aîné, le plus grand, le plus sage...
Pierre
Oui, maman, et je dois toujours céder.
La Maman
Attends donc que j’aie dit ce que je veux dire. Nous mettons Berthe sous ta protection. Nous te la confions. Surveille-la en gardien responsable et, dès qu’elle tombe, relève-la sans hésiter une seconde.
Pierre
Et si elle est trop lourde, maman ?
La Maman
Efforce-toi quand même de la relever et appelle-nous à ton secours.
Pierre
Je t’appellerai, maman.
La Maman
Moi ou ton papa.
Pierre
Est-ce que je peux appeler aussi la bonne ?
La Maman
N’importe qui, pourvu que tu cries. Crie afin que je t’entende.
Pierre
Maman ! maman ! Comme ça, maman ?
La Maman
Plus fort.
Pierre
Comme quand tu me grondes ?
La Maman
Des fois tu t’en moques. Crie aussi fort que tu pourras.
Pierre
Comme si j’étais perdu dans les bois.
Le Papa
Raidis-toi sur la pointe des pieds, gonfle ta gorge, jette toute ta voix.
Pierre
Comme quand j’ai tellement envie d’un joujou que ça me fait mal au ventre.
La Maman
Oui, c’est ça, ou plutôt comme quand tu as mal au ventre la nuit et que tu nous réveilles, brusquement, d’un seul cri de douleur.
I
La Maman
Cette pièce d’eau est ma terreur. Vidons-la.
Le Papa
Pourquoi ? Nous serons heureux de l’avoir en plein été, aux grandes chaleurs » Elle rafraîchira le jardin. D’ailleurs, tranquillise-toi. Je pose solidement mes fils de fer : les enfants ne passeront pas.
La Maman
Tu m’assures qu’il n’y aura aucun danger ?
Le Papa
Veux-tu que je mette un fil de plus ?
La Maman
Oui. La moindre inquiétude me voilerait le charme de cette campagne.
Le Papa
J’ajoute deux fils. (Au petit Pierre.) Appuie-toi. Rien ne bouge. Essaye de te glisser entre les fils. Un chat même y renoncerait. Tâche d’enjamber. Ouiche ! Je te conseille de doubler tes assiettes de soupe pour grandir, mon garçon. Ça va-t-il ainsi, maman ?
La Maman
Très bien. Avons-nous prévu tous les accidents possibles ?
Le Papa
Le feu et l’eau étaient seuls à craindre. Tu réponds du feu ?
La Maman
On n’allume du feu qu’à la cuisine et les enfants n’y vont jamais.
Le Papa
Reste l’eau, et il me semble que j’ai pris contre elle les précautions nécessaires.
La Maman
Enfin, je dormirai sans trouble.
Le Papa
Que ce fil de fer abîme donc les mains ! Il noircit la peau, coupe le doigt et casse l’ongle.
La Maman
À la bonne heure, tu as bien travaillé. Je t’embrasse pour ta peine.
II
Et leurs visages se touchent presque quand ils entendent le bruit sourd d’une chute. Ils tournent vivement la tête. Le père se précipite, affolé. La mère dit : Oh ! oh ! avec détresse, et tremble, tremble, comme si son corps était tout en feuilles. Mais déjà le père a saisi par les pieds et relevé la petite Berthe tombée dans un baquet, un étroit baquet où s’égoutte la pompe, et dont ils ne se défiaient pas plus que d’un bol.
La Maman
Couche-là... de côté ! vite, une serviette, un médecin, le pharmacien !
Le Papa
Rien... n’est rien... ce n’est rien. La petite fille n’est pas tombée. C’est le papa, le papa...
La Maman
Mets-la sur mes genoux, que je l’essuie. Oh ! ces cheveux collés, ces yeux blancs ! Et elle venait de manger.
Le Papa
Elle suffoque ; elle en a avalé un peu.
La Maman
Donne-lui des claques dans le dos.
Le Papa
Crache, crache, ma petite. Le méchant papa te bat. Crie ! crie ! Elle crie. Tant mieux, tant mieux.
La Maman
Elle revient. Elle n’a presque pas rendu.
Le Papa
C’est fini. Dis que c’est fini, Berthe. Je l’ai ramassée à temps.
La Maman
Elle grelotte, toute mouillée.
Le Papa
Change-la au soleil. Je frotterai ses membres, sa poitrine avec un linge bien sec. Elle se calme. Elle n’a plus dans les yeux qu’un reste de surprise.
La Maman
Maintenant, je ne redoute que les suites, une indigestion.
Le Papa
Je crois que nous en serons quittes pour l’angoisse. Une fois de plus, nous l’aurons arrachée à la mort.
La Maman
Et, cette fois, c’est toi qui la sauves.
Le Papa
Je suis content, comme si, à mon tour, je venais de la mettre au monde.
La Maman
Quelle secousse ! Laisse-moi pleurer, afin que mes nerfs se détendent.
Le Papa
Pleure. J’avoue aussi que les paupières me picotent.
III
La Maman
Elle sourit. Elle se réchauffe. Ses joues se colorent. On dirait qu’elle veut s’endormir de lassitude.
Le Papa
Je préfère qu’elle remue. Mets-la par terre.
La Maman
Elle chancelle. Marche doucement, Berthe !
Le Papa
Elle n’a rien de noyé. La voilà qui trotte comme une aiguille à secondes.
La Maman
Est-elle gentille ! Prenons garde. Elle va droit au baquet.
Le Papa
Berthe, qui a fait la culbute dans le baquet ?
Berthe
C’est Berthe.
Le Papa
Tu vois ce qui arrive quand on désobéit.
La Maman
Pauvre petite ! nous ne lui avions rien défendu.
Le Papa
Tu ne toucheras plus au baquet.
Berthe
Pu toutouche au baquet.
Le Papa
Et qui t’a tirée du baquet ?
Berthe
C’est maman.
Le Papa
Mais non, vilaine ingrate, c’est papa.
La Maman
Elle dit que c’est moi, parce qu’elle n’a vu clair que dans mes bras, lorsque je lui changeais sa chemise. Qui t’a déshabillée, Berthe ?
Berthe
C’est papa.
Le Papa
Elle confond. Elle reste légèrement étourdie. Qu’importe ? elle vit.
La Maman
Grâce au ciel ! Je déteste les patenôtres, mais j’ai envie de prier, de remercier quelqu’un.
Le Papa
On a beau être un esprit fort. D’habitude le mol providentiel me choque. Pourtant il vient de se passer quelque chose d’extraordinaire. Berthe jouait souvent autour du baquet, seule et loin de nous. Son frère même jouait d’un autre côté.
La Maman
De temps en temps, j’appelais : Berthe ! Berthe !
Le Papa
De temps en temps ! Mais le malheur qui guette, profite d’une minute de distraction. Par hasard ou par miracle, nous étions là au moment fatal.
La Maman
Je t’en prie, n’insinue pas que c’est de ma faute.
Le Papa
C’est de notre faute, ou plutôt ce n’est de la faute à personne. Pour dire la vérité, nous n’avions peur que de la pièce d’eau. La pièce d’eau, unique ennemie, nous hypnotisait. Nous ne songions qu’à ses menaces, et tandis que je la treillissais de mes fils de fer, le baquet sournois attirait l’accident.
La Maman
Qui pouvait imaginer cette mauvaise chance ?
Le Papa
Je t’engage à nous plaindre.
La Maman
Le baquet contenait-il un verre d’eau ? On la boirait.
Le Papa
Précisément. S’il avait été plein, Berthe y aurait seulement trempé ses menottes, debout. Il était presque vide. Elle a dû se pencher et basculer.
La Maman
Je vivrais un siècle avant d’oublier ses deux petites jambes qui battaient l’air, et ton mouvement si rapide que je me sentais inutile et que, plantée, je ne respirais plus, dans la crainte de te gêner. Les hommes perdent moins facilement la tête que les femmes.
Le Papa
Je t’assure que j’ai couru et agi d’instinct.
La Maman
Jamais elle n’en serait sortie toute seule !
Le Papa
Comment veux-tu qu’une enfant de son âge ?... Quel âge a-t-elle au juste ?
La Maman
Deux ans, quatre mois et huit jours.
Le Papa
Parbleu ! Son nez portait au fond du baquet. Son visage seul baignait. Ses mains n’avaient aucune prise. Du reste, remarque-le, quand un enfant qui tombe se fait mal, il ne veut pas se relever. Et Berthe ouvrait la bouche au lieu de la fermer.
La Maman
Je frissonne. Devine à quoi je pense : aux tableaux piqués le long de la Seine et qui portent, écrites en grosses lettres, des instructions pour ranimer les noyés. On se garde de les lire. Ah ! je les lirai et relirai désormais.
Le Papa
Oh ! moi, je savais. Berthe hors de l’eau ne m’embarrassait plus.
La Maman
C’est égal, procurons-nous un dictionnaire où se trouvent ces renseignements pratiques.
Le Papa
D’abord, couvrons le baquet.
La Maman
Brise-le, jette-le.
Le Papa
Toujours les moyens extrêmes ! Outre que son propriétaire nous le réclamerait, la place de ce baquet est sous la pompe.
La Maman
Il nous rappellera sans cesse cette journée maudite.
Le Papa
Sa vue nous servira de leçon.
La Maman
Alors bouche-le hermétiquement.
Le Papa
Espères-tu que je bâtirai une maison dessus ? Quelques vieilles planches suffiront.
La Maman
Cesse de plaisanter. Le ciel me paraît moins pur qu’avant. Il s’obscurcit d’une teinte terreuse, lugubre.
Le Papa
Regarde plutôt ta petite fille gambader dans les allées. Elle ne se ressent de rien. Le Dieu des ménages nous protège. Mérite ton bonheur et fais-lui joyeuse mine, sinon il se détournera de toi. Il te comble et le ruban qui nouait les cheveux de Berthe s’est dénoué dans le baquet, afin que tu puisses le sécher, le baiser et le garder précieusement.
IV
La Maman
Comme on les aime ! mais nous sommes environnés de pièges. Loin de nous reposer dans une sécurité fausse, redoublons d’attention, et puisqu’il est indispensable que tu ailles à ton bureau, que je couse une heure ou deux par jour, que la bonne fasse son ouvrage, il faut que tu achètes un chien, de ceux qu’on dresse à sauver les enfants, un chien de race docile, qui nous supplée.
Le Papa
Et nous le médaillerons chaque fois qu’il nous rapportera Berthe ou Pierre par la culotte ou la robe.
La Maman
Je me tais : Je cause avec Pierre. Écoute, mon petit Pierre. Tu as vu tomber ta petite sœur dans le baquet. Tu ris. Je te défends de rire. Ton rire m’afflige.
Pierre
Je te jure, maman, que je ne l’ai pas poussée.
La Maman
Il ne manquerait plus que cela. Personne ne t’accuse. Sans ton père, Berthe mourait. Allons, ne pleure pas. Donne tes deux mains ; montre tes yeux et réponds comme un homme. Au cas d’un nouvel accident, si Berthe retombait devant toi, dans l’eau, par exemple, dans le feu ou sous une voiture, que ferais-tu ?
Pierre
Moi, je saurais bien me relever, maman.
La Maman
Pierre, il s’agit de Berthe, que ferais-tu pour Berthe ?
Le Papa
Laisse-le, il ne se rend pas compte, tu le tourmentes.
La Maman
Il faut qu’il comprenne. Pierre, tu es l’aîné, le plus grand, le plus sage...
Pierre
Oui, maman, et je dois toujours céder.
La Maman
Attends donc que j’aie dit ce que je veux dire. Nous mettons Berthe sous ta protection. Nous te la confions. Surveille-la en gardien responsable et, dès qu’elle tombe, relève-la sans hésiter une seconde.
Pierre
Et si elle est trop lourde, maman ?
La Maman
Efforce-toi quand même de la relever et appelle-nous à ton secours.
Pierre
Je t’appellerai, maman.
La Maman
Moi ou ton papa.
Pierre
Est-ce que je peux appeler aussi la bonne ?
La Maman
N’importe qui, pourvu que tu cries. Crie afin que je t’entende.
Pierre
Maman ! maman ! Comme ça, maman ?
La Maman
Plus fort.
Pierre
Comme quand tu me grondes ?
La Maman
Des fois tu t’en moques. Crie aussi fort que tu pourras.
Pierre
Comme si j’étais perdu dans les bois.
Le Papa
Raidis-toi sur la pointe des pieds, gonfle ta gorge, jette toute ta voix.
Pierre
Comme quand j’ai tellement envie d’un joujou que ça me fait mal au ventre.
La Maman
Oui, c’est ça, ou plutôt comme quand tu as mal au ventre la nuit et que tu nous réveilles, brusquement, d’un seul cri de douleur.