Noël, on le passe toujours à la Rochette, dans notre chalet, construit en haut du village comme un nid d'aigle.
Au départ, je ne l'entendis pas distinctement. Pourtant, Jonathan, mon ami avec qui j'étais allé chercher du bois, l'avait bien perçu et s'était tout d'un coup dressé, effrayé. En cette nuit d'hiver glaciale, jamais je n'avais eu les nerfs aussi tendus, mes poils aussi hérissés et mes cheveux aussi dressés sur la tête.
- « Ne t'inquiète pas », lançais-je d'une voix aussi rassurante que je pouvais. « Tout va bien se passer. Ce ne doit être que le vent qui gronde un peu, rien de plus. Nous allons rentrer à la maison et... ».
Mais je ne pus terminer ma phrase. Là, dans cette obscurité ténébreuse, un hurlement nous fit sursauter. C'était comme un cri de bête féroce, entre un tigre et un gorille. Ce que je savais, c'est que cette chose était toute proche, prête à nous dévorer si elle nous voyait ou nous reniflait. Jonathan me murmura quelque chose à l'oreille : « on va... mourir... i... ici ». Nous entendîmes de grandes respirations haletantes, comme si cet animal était essoufflé. Nous courûmes dans la direction opposée, en essayant de ne pas faire de bruit de peur que la bête surgisse. Nous arrivions presque à la maison. Je me retournai et balayai de droite à gauche pour vérifier que personne ne nous suivait. J'allais rentrer quand, soudain, je sentis une présence. Je me retournai une seconde fois et tout à coup, une ombre jaillit de derrière moi et tenta de m'égorger. Je me débattis comme je pouvais mais cette chose, cette créature était trop forte pour moi. « J...Jonathan ! Aide...Aide-moi ! », criais-je. Jonathan était déjà dans la maison. La chose me traina jusqu'au cœur de la forêt. La créature poussa d'interminables grognements. Puis d'un coup, plus rien. Elle avait disparu. J'en profitai pour m'échapper. Une branche me fit trébucher et tomber. Je me levai aussi vite que je pouvais, mais ma cheville, salement abîmée, ne me permettait plus d'avancer. J'entendis Jonathan crier mon nom. Il pouvait encore me sauver.
Mais la bête revînt et me retrouva avant Jonathan. Elle me traina au même endroit. Elle me mordît le pantalon et me projeta contre un arbre. Ces crocs allaient se refermer sur moi. C'est alors que Jonathan sauta sur ses épaules et lui enfonça ses doigts dans les yeux. Elle gigota de tous ses membres puis s'échappa.
- « Je te dois la vie, lui dis-je.
- Tu aurais fait la même chose pour moi, me lança-t-il en me tapotant sur le ventre. Je lui souris, en étant toutefois peu certain d'avoir eu la même témérité.
- Allons alerter les voisins. Nous devons piéger la bête », répondis-je.
Les voisins étaient faciles à réunir. A la Rochette, on compte les habitations sur les doigts d'une seule main. Nous sommes d'abord allés sonner à la porte de Gérard. Gérard était un homme de 80 ans, qui n'en faisait néanmoins qu'à peine 70. Toutes ces années gagnées, il les dissimulait sous sa perruque. Il avait été par le passé ingénieur-électricien. Nous toquâmes ensuite au chalet de Fabrice, avocat brillant, tout comme son sourire, qui venait d'ailleurs de séduire sa troisième femme. Enfin, nous sommes allés voir Annie, une ancienne pharmacienne à la retraite à présent.
- « Désolé de tous vous déranger si tard, mais nous n'avons pas le choix. Dans la forêt, une bête mi-sanglier mi-loup a tenté de me tuer...Nous avons besoin de vous pour nous aider à trouver un piège pour nous en débarrasser.
- Annie pouffa de rire : un monstre, vous me faites vraiment marrer tous les deux...Et pourquoi pas un oiseau mi-aigle, mi-hérisson... ».
Gérard la coupa, pointa son doigt vers le jardin et s'écria « qu'est ce que c'est que cette bestiole ? ». Celle-ci tournait autour du chalet, tel un serpent voulant étouffer sa proie. Elle nous chassait.
Chacun y alla de son idée : Gérard proposa tout de suite de tenter de l'électrocuter. Cela nous semblait bien trop compliqué à exécuter, et l'avons mis de côté. Fabrice suggéra de l'assigner en justice. Ce fut rapidement barré de notre liste. Annie eut la seule bonne initiative. Elle suggéra d'aller récupérer ses flacons de poisons anti-rats et d'autres produits chimiques, dont elle nous disait que tout cela mélangé, la
bête ne pourra y survivre.
Fabrice se proposa de retourner au chalet d'Annie, de l'autre côté du chemin, pour réunir tout le nécessaire. En agitant des casseroles au pignon opposé, la bête alla de l'autre côté, laissant le champ libre à Fabrice. Nous recommençâmes le même stratagème pour le faire revenir.
Nous eûmes alors l'idée de déposer ce poison dans le bachal du village. Tôt ou tard, la bête s'épuiserait et irait y prendre de l'eau. Fabrice fut encore le plus courageux pour accomplir cette tâche.
Et ce qui devait arriver...n'arriva pas... Fatiguée de tourner comme une mouche autour d'un pot de confiture, la bête s'est enfuit, sans avoir jamais plongé sa gueule dans le bachal...
Tout çà, c'est l'histoire que j'imagine, la nuit, depuis que deux types mal fagotés, descendus d'une camionnette blanche, sont venus
apposer une plaque sur le bachal, trônant depuis 100 ans au centre du village, indiquant « Eau non potable ». Mon père me dit que ma grosse bête c'est sans doute l'administration de la vallée, qui a conduit à transformer une eau potable depuis un siècle en eau soi-disant indigeste. Gérard m'a aussi dit qu'il ne fallait pas s'y fier, que cette eau est toujours pure, et que son transit encore impeccable pouvait en témoigner. C'est à n'y rien comprendre ces embrouilles d'administration. Il m'a enfin rassuré, en me glissant que de toutes les façons, les gens de l'administration ne viennent jamais la nuit et que je pouvais dormir tranquille. En tout cas, je ne suis pas pressé de la rencontrer, cette grosse bête de la vallée.