Perejil

Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ?
Rafael se demandait toujours pourquoi cette question de sa harpie de grand-mère – qu'elle repose en paix (ou pas) ! – revenait en permanence le hanter dans les moments les plus inattendus de sa vie : la première fois qu'il avait fait l'amour à sa femme, le jour où il avait tenu son premier bambin dans ses bras, quand il avait trouvé ce poste de garde dans un champ de cannes ou encore lorsqu'il tuait, comme maintenant, un insecte traqué.
Insecte ou homme. En vérité, il lui arrivait de ne plus savoir faire cette distinction. Par exemple, en ce moment, il était à peu près certain d'avoir sous ses doigts des cheveux d'homme, mais ce n'était pas important. L'important, c'était qu'il se sentait plus que jamais fou d'amour et que sa magnifique femme risquait à tout moment de le quitter pour aller s'installer à Santo Domingo, s'éloignant ainsi des bateyes qui bordaient la frontière.
Que ne comprenait-elle pas, enfin ? Certes, son travail de garde ne lui rapportait pas gros. En revanche, de toute sa misérable vie, il n'avait guère ressenti de plaisir plus grand que lorsqu'il tenait son fouet et striait quelques dos de bonnes marques sanglantes. Il trouvait une certaine jouissance à voir sa cravache dompter l'air avant de s'abattre sur une peau ébène luisante de sueur. C'était terriblement... poétique !
Cette fascination, il la ressentait déjà lorsque, enfant, sa grand-mère les emmenait, son frère et lui, au marché du samedi. On y voyait de tout ; n'importe qui s'improvisait boucher ou fleuriste, à l'occasion. Il observait alors, le cœur palpitant, les longues lames qui débitaient avec une précision quasi chirurgicale la chair animale exposée sur des étals de fortune.
Sa grand-mère faisait ses emplettes pour la semaine entière, jusqu'au samedi suivant. Rafael et son frère devaient absolument suivre le déroulement des opérations en cuisine, particulièrement lorsque la vieille achetait de la volaille pour le repas du soir. On mettait l'eau à bouillir, on préparait les assaisonnements et, dès qu'il arrivait le moment de décapiter la bête, elle plaçait indifféremment le couteau entre les doigts de l'un ou l'autre de ses petits-fils avant de marteler sa phrase fétiche.
Est-ce à moi, une vieille femme, de vous apprendre le courage ?
Rafael chérissait ces moments.
Ce jour-là, plus tôt dans l'après-midi, bien avant de rentrer chez lui, il avait eu cette rencontre avec Ribero, le gardien de la plantation. Le solide gaillard basané avait rassemblé tous les gardes du champ. Le bruit courait aux abords de la rivière Dajabón que Trujillo avait donné des ordres concernant les autres – les insectes, voyez-vous ! – et qu'il projetait aussi de donner des récompenses. L'armée avait été mobilisée, certes, mais ce n'était pas suffisant. La traque de ces insectes était soudainement devenue un enjeu national. Un plan studieux avait alors germé dans l'esprit de Ribero. Les temps étaient durs pour tout le monde et, plus on en exterminait, assurait le gardien, plus grande serait la récompense. Trujillo lui-même le disait. À ce jeu du chat et de la souris, c'était véritablement à qui ferait la plus efficace épuration de la race. Dès ce soir.
Pour Rafael, c'était l'opportunité rêvée pour passer au niveau supérieur, lier l'utile à l'agréable, avoir cet argent qui lui permettrait de garder femme et enfants tout en sauvant son pays.
Parce qu'il crevait aussi d'amour pour son pays.
Après la rencontre, il était rentré chez lui, histoire de se reposer avant les évènements de la nuit. Sa femme l'attendait sur le pas de la porte ; elle était ravie de le voir. De fait, elle semblait toujours heureuse de le voir, sa petite femme ! Il en était fou amoureux. Il ferait n'importe quoi pour ne pas la voir partir, car il comprenait très bien sa décision. C'était, disait-elle, pour offrir le meilleur à leurs enfants. Que ferait-elle à Santo Domingo ? Elle ne le savait pas encore. Elle voulait simplement s'éloigner de l'odeur crasseuse de la bagasse, des bateyes, des... insectes aux peaux ébènes par la faute desquels il était devenu impossible de trouver du travail à la frontière.
Une soupe fumante l'attendait sur la table. Il avait bien une faim de loup : les longues journées sous le soleil de plomb au milieu des hautes herbes étaient épuisantes. Pourtant, tout ce qu'il voulait vraiment, c'était embrasser ses enfants avant le dodo et aller trouver sa femme sur leur petit lit pour la tenir longuement entre ses bras. C'était là qu'il avait d'ailleurs trouvé le sommeil. Il était alors près de sept heures. À onze heures, il irait trouver ses compagnons au champ. Sa machette était déjà bien aiguisée et l'attendait au pied du lit.
Rafael envoya valser la tête aux yeux écarquillés dans un caniveau. Une fosse commune de fortune avait été fouillée. On y jetait les corps des petits et des grands, des femmes et des vieillards. On y jetait les corps des autres, ceux qui étaient trop foncés et qui ne serviraient pas la cause de la race, ceux qui ne savaient pas dire le mot magique.
Perejil.
Le sang gicla, forma un petit ruisseau scintillant à la lueur de la lune, s'insinua entre ses bottes – elles étaient neuves, pardi ! – et alla mourir entre les hautes herbes. L'atmosphère était imprégnée de cette odeur tenace de corps brûlés ; la chaleur des champs était suffocante. Rafael eut cette impression d'être partout à la fois. Il tuait, il décapitait à la chaîne ces autres qui commençaient déjà à se disséminer. Ils fuyaient, se cachaient sous un lit, sous une table... mais on les retrouvait invariablement.
C'était un spectacle des plus... excitants. Rafael essayait toujours de deviner où tomberait cette tête, où irait ce corps. Cette peur dans leurs yeux, ces bouches qui mimaient de silencieuses prières, ces mains qui se joignaient pour supplier. Supplier d'épargner. Rafael adorait cette sensation de pouvoir absolu. Rafael était le roi du monde.
Et de cinq ! Et de vingt ! Rafael avait perdu le compte.
Un premier cri particulièrement déchirant fendit la nuit, puis un deuxième. Puis une rafale. Rafael vit au loin une femme recroquevillée entre les tiges de cannes, un bébé étroitement pressé contre sa poitrine. Il s'approcha, un sourire flottant sur ses lèvres. Il prit violemment l'enfant ; un garde dont le nom lui échappait en fit de même avec la femme en larmes. Il envoya le petit en l'air ; le garde trancha d'une traite le cou de la mère. Ce ne fut que lorsque Rafael entendit le bruit sec caractéristique du petit crâne qui se brisait contre le sol dur qu'il pensa alors à ce petit gilet que son fils aîné voulait tant pour son anniversaire.
Au suivant !
Le massacre se poursuivait. Dans cet enfer, Rafael était pourtant rassuré. En effet, avant de partir de chez lui, il avait bien pensé à cacher sa femme. Sa petite femme dont il était fou amoureux. Sa petite femme qui avait aussi le sang des autres dans ses veines, tout en refusant de l'admettre, et qui ne savait pas encore dire le mot magique. Les enfants étaient avec elle. Il ne savait pas combien de temps durerait le chaos, mais il espérait les protéger jusqu'au bout. Il en faisait le serment : il protégerait sa femme et ses enfants contre ceux qui, comme lui, faisaient ce grand nettoyage ethnique. Le reste, en revanche, il s'en moquait.
Du courage, pour sûr, il en avait ! Il se demanda alors ce que penserait la vieille si elle le voyait.
Il entendit des pas dans son dos. C'était Ribero qui s'approchait, une longue machette entre les doigts. En voyant son regard malsain, sans crier gare, Rafael sentit son sang se figer dans ses veines. L'enfer environnant ne devint alors plus qu'un grand bourdonnement quand, d'une voix mielleuse, Ribero susurra :
— Rafael, amigo mío... Elle est où, ta femme ?
Déjà, au loin, le soleil se levait. Nous étions le 3 octobre 1937 et, en République dominicaine, le jour avait ce goût âcre des cadavres que les vivants n'enterraient plus.
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