Ombre

 Infernale. Une boucle infernale. Voilà ce qu'elle vit chaque nuit. Un cauchemar qui ne la quitte jamais. Il habite son corps, il hante ses pensées, son esprit, son âme. Cette impression qu'elle ressent dans toute sa chair en fermant les yeux, ce sentiment qui l'imprègne et qu'elle rejette. Rien qu'en s'observant dans le miroir, elle le voit. Elle la voit. Ce reflet dans ses iris, pourtant si bien formée qu'on pourrait l‘associer à un corps. Il veut sortir. Il appuie ses mains exécrables contre la paroi dans l'unique but de s'enfuir, de se libérer. Puis dès qu'elle cligne des paupières, il disparaît, bien qu'à l'instant ses pupilles étaient occupées. Et ce, chaque fois qu'elle se réveille et se lève, à la suite d'un énième tourment. Cette chose la traque.
 

 Ses visions, pourtant si simples, sont si déroutantes. Au cœur de son sommeil se forme une entité, toujours pareille à la veille. Une femme, au corps maigre, aux cheveux cendrés, aux yeux glacés, à la peau pâle, couverte de tâches rouges, encore fraîches, qui gouttent en partant de son avant-bras puis tombent en atteignant le bout de ses doigts. Elle tient en main gauche un objet aiguisé, tranchant. Elle n'y résistera pas. Le regard contenu d'une lueur noire, cette silhouette l'approche et elle reste tétanisée, ne pouvant bouger. Puis la source de ses cauchemars brandit la lame, et tranche l'air.
 

 Comme sortie d'une longue apnée elle se retire de sa torpeur, transpirante, la peur encore présente, comme toutes les nuits lorsqu'elle émerge de son sommeil, en sursaut. C'en est assez. Ne pouvant plus dormir, elle quitte son lit si moelleux quand elle se couche et pourtant si dur quand elle se réveille. Enfilant sur le chemin quelques vêtements pris au hasard au sol et prenant son long manteau noir, elle claque la porte et part de cette maison, cet habitacle où elle ne se sent désormais plus chez elle. La ruelle, envahie de brouillard la rendant plus sombre, ne contient aucun autre citadin pouvant se balader de part et d'autre des quartiers, entre les bâtiments, tous éteints. Aucun son. Le silence. La jeune femme parcourt le goudron fissuré, à pas feutrés, de crainte qu'on ne la remarque. Inutile. Elle scrute les alentours, à la recherche d'une quelconque trace de vie, du moindre bruit, mais personne. Pas une once de vitalité. La seule source de lumière se trouve être cet astre haut dans le ciel, éclairant la nuit, accompagné de quelques petits acolytes qui dégagent également un certain apaisement par leur brillance.
 

 Soudain, dans ce lourd silence, elle finit par entendre un son : régulier, lent, presque inaudible, comme un fantôme. Les pas. Ils semblent annoncer une arrivée. Ce doux vacarme lui semble familier et pourtant, elle ne se retourne guère, par peur de ce qui pourrait se passer. Son regard se fait droit, ses yeux teintés d'un semblant d'indifférence. C'est ça, comme si cela ne te disait rien. Elle continue sa route, en accélérant la cadence, espérant semer cette ombre qui paraît la suivre. Mais en vain. Trop tard. Les ténèbres se rapprochent et le rythme des pas s'accélère aussi bien qu'il ralentit à plusieurs reprises, tel un prédateur.
 

 La jeune brune finit par daigner pivoter sa tête, non sans moins de confiance qu'avant. Ses épaules, son buste, sa taille, son bassin, ses jambes puis ses pieds suivent le mouvement de rotation. Crainte, angoisse, effroi, terreur, horreur. Ce qu'elle retrouve en face d'elle à cinq mètres en est la personnification même. Elle se rapproche. Pourtant, elle ne cille pas, ne bouge pas, ne cligne pas, n'esquisse rien. Elle reste tétanisée de son visage jusqu'au bout de ses orteils. Les deux paires d'yeux se fixent. Dans la pénombre, on aperçoit de longs cheveux clairs, des pupilles dilatées et obscures, une peau de lait, de fines phalanges par lesquelles coule un liquide tout aussi sombre. Patience. La lune finit par illuminer une grande partie du visage. Cicatrices, blessures, entailles, plaies, écorchures, fissures, craquelures, empreintes. Tout se dévoile. À chaque marque son souvenir.  Pour se rappeler. Toute la médiocrité est révélée.
 La distance séparant les deux corps se réduit. Encore trois mètres. Encore deux. Un. La main dominante, maintenant l'instrument, commence à trembler. Au contraire de la brune, toujours immobile, inexpressive. En revanche, son aura dégage une anxiété perceptible, mais aucune trace de dégoût ou d'aversion n'apparaît. Elle sait. L'écart est désormais minime. Il suffit d'un infime geste pour obtenir un contact. C'est en étant ainsi face à face qu'on remarque la ressemblance, un reflet à travers ses propres iris, malgré les apparences opposées. Les yeux sont le miroir de l'âme. 
 

 La réalité finit par resurgir, le moment de contemplation doit se terminer, ainsi comme il le fait toujours. Il est temps de sortir. Le métal transperce la chair bronzée, plante le cœur, se réfugie au sein de sa poitrine. Les muscles cèdent, les jambes lâchent, elle s'écroule. Ses bras tentent d'agripper ceux devant elle. S'affalant toutes deux au sol, la brune délaisse ses doigts accrochés, sa peau refroidit peu à peu, son éclat se dissipe, ses prunelles perdent leur étincelle, son âme l'abandonne, semblant soulagée. Au dernier instant, une larme s'échappe, et une autre goutte d'eau salée __ n'étant cette fois-ci pas la sienne __ s'échoue sur la tendre pommette du corps inerte. Notre mort tant adorée l'accueille. 
 

 Celle-ci finie, il faut achever la dernière étape avant que le soleil ne se lève et que la nuit ne se termine. Agenouillée devant le cadavre, c'est au tour du suivant. Sans son créateur, l'ombre n'est plus. La même arme me tranche la jugulaire et je finis par rejoindre celle que je reflète. 
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