Nuit éternelle

J'ouvris les yeux. L'obscurité m'entourait, réconfortante. J'écoutais le bruit des rares oiseaux toujours éveillés et humais l'odeur de pin, encore humide après les récentes pluies. Le soleil venait de se coucher et l'air était encore lourd. Je vérifiai que le maigre baluchon emporté avec moi était intact puis me levai silencieusement.
Je me déplaçai en sautant de branche en branche, veillant à ce qu'elles soient assez résistantes pour supporter mon poids. J'arrivai enfin aux abords d'une clairière, d'où s'élevait un filet de fumée. Je me positionnai assez haut dans un chêne pour pouvoir voir sans être vu. Un campement était dressé au centre de l'espace dégagé et une femme en émergeait. Cette femme était grande, plus que moi. Ses cheveux bleus foncés étaient tressés et enroulés autour de sa tête pour former une couronne. Elle portait une combinaison bleu foncé, assortie d'un masque de la même couleur qui lui couvrait le visage. Sa peau violette reflétait la lueur du feu de bois crépitant dont elle se servait pour faire rôtir un oiseau qu'elle venait de chasser.
La voix du roi Aetos me revint en mémoire : « Tu es le seul en qui j'ai confiance pour accomplir cette mission, Warren. Cette femme a porté atteinte à la sécurité du royaume, c'est une rebelle. Tu dois la tuer pour étouffer la révolte. » C'est ainsi qu'avait commencé une des énièmes missions dont je m'étais vu attribuer la charge en tant que membre de la garde personnelle de Sa Majesté. Cette garde était surtout une sorte de club d'espionnage, composé de l'élite de la contrée. Le roi avait recruté lui-même ces privilégiés après que la reine fut décédée, tuée par un groupe de mercenaires qui ne voulaient plus de la monarchie du royaume.
Cela faisait donc une semaine que je suivais cette femme, attendant le moment parfait pour en finir. Cette rebelle était une fée, comme moi, des êtres à l'existence desquels les humains ne croient pas. C'est pour cela que nous nous déplacions la nuit. Le roi Aetos m'avait confié que l'inconnue menaçait la tranquillité de notre monde. Les fées ne pouvant pas mentir, je m'étais lancé dans cette aventure sans douter des paroles de mon souverain.
Je me reconcentrai sur ma cible. Elle nouait le sac de toile qui lui servait de bagage et le jeta sur son dos, l'accrochant à ses épaules grâce à des lanières de cuir. Elle reprit sa route, s'éclairant à l'aide d'une torche.
Je la suivis depuis les arbres pendant plusieurs heures, m'assurant de toujours garder un œil sur sa combinaison bleue, seule tache mouvante entre les feuilles. J'entendis soudain des voix. Je descendis sur des branches plus basses, prêt à intervenir. Cette femme était ma cible et j'avais l'habitude d'effectuer mon travail par moi-même alors si ces gens étaient malintentionnés, je les éliminerai avant d'accomplir ma mission. Les pas se rapprochèrent et je vis la rebelle s'arrêter.
Je me dépêchai de descendre à terre, atterrissant souplement sur un lit d'aiguilles de pin et me déplaçai d'ombre en ombre, veillant à ne jamais être à découvert. Arrivé à une douzaine de mètres de ma cible, je me cachai derrière un large tronc d'arbre et tendis l'oreille. Les voix s'étaient tues, nos invités avaient sûrement repéré cette femme à peau violette. Je sortis rapidement de ma cachette, prêt à aider celle que je devrais ensuit achever, mais le spectacle qui s'offrait à moi me laissa bouche bée : l'inconnue que je suivais faisait face à trois hommes, aussi grands qu'elle, dans une posture de combat. Un des hommes se mit à rire devant cette chose fragile qui le défiait comme si elle pouvait le battre. Son ricanement s'arrêta soudain et la tête de l'homme partit en arrière. Il jura, la bouche en sang. Ses deux camarades n'avaient rien vu. Pour un mortel, cette fée avait bougé si vite qu'aucun d'eux n'avait pu la voir. Les trois compères se rapprochèrent de cette femme, voulant sauver leur honneur. Je m'avançai également, prêt à dégainer mon couteau, quand je vis le plus grand homme tomber en arrière et se recroqueviller sur lui-même, tenant son ventre là où l'inconnue l'avait frappé, c'est-à-dire au foie. Avant même qu'il ait le temps de se relever, celle qui l'avait envoyé au tapis se mit à tourner autour des deux hommes toujours debout et dégaina une sorte d'épée, courte et tranchante. Elle transperça le bras du premier homme, fit une entaille sur la cuisse du second, et il n'en fallut pas plus pour que les trois preux chevaliers s'enfuient en boitant.
Cette scène m'avait tellement surpris que je restai là, à détailler le dos de cette mystérieuse combattante. Son habileté au combat me laissait paralysé, une faiblesse à laquelle l'espion que je suis n'avait jamais succombé. La tête encore embrumée par ce qui venait d'arriver, je repris la direction des arbres mais marchai sur un bout de bois, qui craqua sous la semelle de ma chaussure. Je vis ma cible se retourner, étonnée de voir une autre fée. La capuche de son vêtement plongeait son visage dans l'ombre mais je vis qu'elle hésitait à attaquer. Cette seconde d'indécision me suffit à m'élancer vers elle et la plaquer par terre. Elle essaya de se débattre mais sa force ne faisait pas le poids contre la mienne. Je maintins ses poignets au-dessus de sa tête avec ma main droite, bloquant ses jambes avec les miennes. J'entendis une voix s'élever pour me supplier de la laisser partir.
« Donne-moi une seule raison de ne pas t'achever tout se suite, exigeai-je, sachant que j'irai au bout de ma mission dans tous les cas.
— Enlève-moi mon masque, répondit-elle d'une voix ténue. »
Intrigué, je me penchai et défis les lanières qui le retenaient.
« Princesse Violette ? m'écriai-je, abasourdi de découvrir la fille du roi Aetos.
— Comment mon père a-t-il pu engager des incapables distraits à la moindre excuse ? soupira-t-elle. »
Puis de sa main droite, qu'elle avait libérée sans que je m'en aperçoive, elle me planta une dague dans la poitrine.
À ce moment-là, la nuit en fut remplacée par une autre, éternelle et sans étoile.
 
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