Novembre

 «Suis-moi». Ce fût les derniers mots dont je me rappelais, presque suppliants, accompagnés d'une sensation de chair sous mes doigts et de chaleur sur mes lèvres. Je n'avais pas vraiment dormi mais le fil de mes souvenirs s'était évanoui avec ma soirée. Aussi, je me retrouvais là, dans un lit qui n'était pas le mien, aux côtés d'un corps que je n'avais encore jamais touché auparavant comme je venais de le faire. Je me redressai lentement afin de ne pas éveiller l'intime de ma nuit, et du coin de l'œil, j'aperçus seulement ses cheveux bruns, caressant ses omoplates dans son dos musclé. Il était beau, semblable à une statue grecque, dont seules les petites marques violettes, tracées par ma bouche, contrastaient avec la blancheur de sa peau. J'écoutai sa respiration rythmée par le sommeil, accompagnée de son cœur qui brisait le silence de la pièce. Je quittai la couette sombre pour me retrouver face à un miroir, nu, puis je constatais un début de barbe ainsi que de petites traces qu'il m'avait accordées en retour. Je les cachai avec une chemise tâchée de café trouvée par-terre, mis un pantalon et mon pince-nez doré, avant de sortir, encore troublé.
 Le pas de porte passé, les escaliers descendus, j'entendis une mélodie provenir du salon. C'était le vieux piano en noyer, ouvert, qui laissait apercevoir ses marteaux. Il était désaccordé mais les notes étaient jouées avec justesse, remplies de hargne et de colère par mon camarade, encore debout, qui se prenait pour un grand chef d'orchestre, remuant ses cheveux roux décoiffés. Ses mouvements étaient amples et chancelants, alourdis par l'alcool. Il se penchait et se redressait à mesure des notes et était pieds nus sur le parquet, habillé d'un pantalon ample à carreaux et d'un gros pull en laine qui tombait sur ses épaules mouchetées de tâches de rousseur. Il interprétait une sombre musique de Beethoven dont le nom m'eut échappé, et semblait ne pas s'apercevoir de ma présence.
 Je redécouvris le lieu une seconde fois, qui était plongé dans un chaos confus de verres de whisky et de théières. La table en bois, couverte d'une nappe en dentelle, débordait de bougies et de livres au papier jaunis, relatant d'anatomie, mais aussi de légendes et récits dans des langues diffuses et illisibles. De petits pots en céramique étaient disposés çà et là, portants différents bouquets de fleurs séchées, dont l'odeur se promenait à travers la bâtisse, se mêlant à une légère senteur de vomissure et de tabac. En effet, sur une tablette, se reposaient des cendriers pleins, des paquets de cigarettes vides ainsi qu'une pipe et deux cigares.
 De vagues réminiscences entrecoupées me revinrent à l'esprit, de mes cinq amis dansant follement au son de l'instrument, la bouteille à la main, Marlboro dans l'autre, le chant à la bouche, la jeunesse à l'âme. Ils devaient être en train de dormir à l'étage comme je l'avais fait peu de temps avant, dans une chambre proche. Je regardai ma montre: quatre heures. Je pris mon long manteau noir sur une chaise et sortis.
 L'air était frais et frappait mon visage encore somnolant. De l'extérieur, la maison était plutôt petite, faite de bois abîmés et recouverte d'un mur de lierre. Elle nous avait été prêtée par l'une de nos familles, dans le but de nous reposer et d'étudier, et faisait face à une forêt sombre, traversée par un petit chemin de terre créé de passages quotidiens, sur lequel je m'aventurai. Une légère pluie vint me caresser les pommettes, qui se transforma bientôt en neige.
 Je sortis une cigarette d'un paquet perdu en poche, et seule son extrémité éclairait les branches des sapins. Je marchais lentement sur la mousse et dépassais champignons et feuilles mortes, admirant, à travers mes lunettes, l'atmosphère créée par le brouillard. Une odeur de sauge et de sève s'éleva dans l'humidité.
 Cela faisait une heure que mes talons me guidaient, quand je ressentis une vive douleur dans le thorax. Une affreuse impression de brûlure au plus profond de mes poumons. Je me pliais à mesure de spasmes, ma gorge sifflait et des cris de douleurs m'échappaient, d'une voix qui ne me ressemblait pas, voilée et enrouée.
 Quelques minutes passèrent, donnant l‘illusion d'heures, et mes plaintes cessèrent.
 Puis, annoncée par une vague soudaine de chaleur entre les arbres, une femme, d'une beauté glaçante, se montra. Elle était longue et élégante, son visage possédait une pâleur morne, dur et jeune, dont les traits vaporeux s'effaçaient, mais sa venue m'effrayait car cela la rendait irréelle. Des cernes sous ses paupières – ce qui lui donnait un air négligé tout aussi attirant – du même floue, accompagnaient ses cheveux détachés, d'un noir calciné, tachetés de blancs. Ils se fondaient dans la brume, ce qui lui aurait donné une condition presque angélique si ses yeux lassés n'apportaient pas la mort.
 Elle s'approcha de moi, prit mes joues entre ses mains et m'embrassa, d'un baiser long et langoureux. Elle avait un goût de caramel et sa langue était chaude. Elle passa ses mains sous ma chemise, et le contact de sa peau sur la mienne me plongea dans un bain de douceur et de quiétude. Je levai les yeux, et des flocons tombaient sur mes cils. Nos haleines étaient de petits nuages au cœur du silence de la nuit. Je compris pourquoi elle était là. Ses doigts m'effleuraient les hanches. Nos cheveux étaient trempés, et à cela s'ajouta mes yeux humides de larmes. Je profitais de chaque dernière caresse qu'elle m'offrait, comme une consolation. Enfin, ses fines mains se posèrent sur ma poitrine et elle y posa pour une ultime fois ses lèvres lisses plus brûlantes que jamais, avant de disparaître, tout aussi indifférente.
 Je finis seul. Seul, face à un destin trop amer pour mon âge. Mes jambes ne me portèrent plus et je m'écroulai dans l'herbe mouillée. J'admirai, après l'avoir toujours ignoré, le ciel noir, et pris une dernière bouffée de ma cigarette presque consumée, dont la fumée s'échappa de ma bouche, accompagnée de ma bien courte vie. Ce fût mon dernier souffle.
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