Sœur Marie Heroet, sollicitée de son honneur par un prieur de Sainct-Martin des Champs, avec la grace de Dieu, emporta la victoire contre ses fortes tentations, à la grand'confusion du prieur et à l'exaltation d'elle.
En la ville de Paris, il y avoit ung prieur de Sainct-Martin des Champs, duquel je tairay le nom pour l'amityé que je luy ay portée. Sa vie, jusques en l'aage de cinquante ans, fut si austere, que le bruict de sa saincteté courut par tout le royaume, tant qu'il n'y avoit prince ne princesse qui ne luy feist grand honneur, quant il les venoit veoir. Et ne se faisoit reformation de religion, qui ne fust faicte par sa main, car on le nommoit le pere de vraye religion. Il fust esleu visiteur de la grande religion des dames de Fontevrault, desquelles il estoit tant crainct, que, quant il venoit en quelcun de leurs monasteres, toutes les religieuses trembloient de la craincte qu'elles avoient de luy. Et, pour l'appaiser des grandes rigueurs qu'il leur tenoit, le traictoient comme elles eussent faict la personne du Roy ; ce que au commencement il refusoit, mais, à la fin, venant sur les cinquante cinq ans, commencea à trouver fort bon le traictement qu'il avoit au commencement desprisé, et s'estimant luy-mesme le bien public de toute religion, desira de conserver sa santé mieulx qu'il n'avoit accoustumé. Et, combien que sa reigle portast de jamais ne manger chair, il s'en dispensa luy-mesmes, ce qu'il ne faisoit à nul autre, disant que sur luy estoit tout le faiz de la religion.
Parquoy, si bien se festoya, que, d'un moyne bien meigre, il en feyt ung bien gras. Et, à ceste mutation de vivre, se feyt une mutation de cueur telle, qu'il commencea à regarder les visaiges, dont paravant avoit faict conscience ; et en regardant les beaultez que les voilles rendent plus desirables, commencea à les convoicter. Doncques, pour satisfaire à ceste convoitise, chercha tant de moyens subtilz que en lieu de faire fin de pasteur il devint loup ; tellement que, en plusieurs bonnes religions, s'il s'en trouvoit quelcune ung peu sotte, il ne falloit à la decepvoir. Mais, après avoir longuement continué ceste meschante vie, la Bonté divine, qui print pitié des pauvres brebis esgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux regner, ainsi que vous verrez. Ung jour, allant visiter ung couvent près de Paris qui se nomme Gif, advint que, en confessant toutes les religieuses, en trouva une nommée Marie Heroet, dont la parolle estoit si doulce et agreable, qu'elle promectoit le visaige et le cueur estre de mesme. Parquoy, seullement pour l'ouyr, fut esmeu en une passion d'amour qui passat toutes celles qu'il avoit eues aux autres religieuses ; et, en parlant à elle, se baissa fort pour la regarder, et apperceut la bouche si rouge et si plaisante, qu'il ne se peut tenir de lui haulser le voille pour veoir si les oeilz accompagnoient le demorant, ce qu'il trouva : dont son cueur fut rempli d'une ardeur si vehemente, qu'il perdit le boire et le manger et toute contenance, combien qu'il la dissimulloit. Et, quant il fut retourné en son prieuré, il ne povoit trouver repos : parquoy en grande inquietude passoit les jours et les nuictz en cerchant les moyens comme il pourroit parvenir à son desir, et faire d'elle comme il avoit faict de plusieurs autres. Ce qu'il craingnoit estre difficille pource qu'il la trouvoit saige en parolles, et d'un esperit si subtil, qu'il ne povoit avoir grande esperance, et, d'autre part, se voyait si laid et si vieulx, qu'il delibera de ne luy en parler poinct, mais de chercher à la gaingner par craincte. Parquoy, bien tost après, s'en retourna au dict monastere de Gif ; auquel lieu se monstra plus austere qu'il n'avoit jamais faict, se courrouçant à toutes les religieuses, reprenant l'une que son voille n'estoit pas assez bas, l'autre qu'elle haulsoit trop la teste, et l'autre qu'elle ne faisoit pas bien la reverence en religieuse. En tous ces petitz cas se monstroit si austere, que l'on le craingnoit comme ung Dieu painct en jugement. Et luy, qui avoit les gouttes, se travailla tant de visiter les lieux reguliers, que, environ l'heure de vespres, heure par luy apostée, se trouva au dortouer. L'abbesse luy dist : « Pere reverend, il est temps de dire vespres. » A quoy il respondit : « Allez, mere, allez, faictes les dire ; car je suys si las, que je demeureray ici, non pour reposer, mais pour parler à seur Marie, de laquelle j'ay oy très mauvais rapport ; car l'on m'a dict qu'elle caquette, comme si c'estoit une mondaine. » L'abbesse, qui estoit tante de sa mere, le pria de la vouloir chapitrer, et la luy laissa toute seulle, sinon ung jeune religieux qui estoit avecq luy. Quant il se trouva seul avecq seur Marie, commencea à luy lever le voille, et luy commander qu'elle le regardast. Elle luy respondit que sa reigle luy defendoit de regarder les hommes. « C'est bien dict, ma fille, luy dist-il, mais il ne fault pas que vous estimiez qu'entre nous religieux soyons hommes. » Parquoy, seur Marie, craingnant faillir par desobeissance, le regarda au visaige ; elle le trouva si laid, qu'elle pensa faire plus de penitence que de peché à le regarder. Le beau pere, après luy avoir dict plusieurs propos de la grande amityé qu'il luy portoit, luy voulut mectre la main au tetin : qui fut par elle repoulsé comme elle debvoit ; et fut si courroucé qu'il lui dist : « Faut-il que une religieuse sçaiche qu'elle ait des tetins ? » Elle luy dist : « Je sçay que j'en ay, et certainement, que vous ny autre n'y toucherez poinct ; car je ne suis pas si jeune et ignorante que je n'entende bien ce qui est peché de ce qui ne l'est pas. » Et, quant il veit que ses propos ne la povoient gaingner, luy en vat bailler d'un autre, disant : « Helas, ma fille, il fault que je vous declaire mon extreme necessité : c'est que j'ay une malladye que tous les medecins trouvent incurable, sinon que je me resjouisse et me joue avecq quelque femme que j'ayme bien fort. De moy, je ne vouldrois, pour mourir, faire ung peché mortel ; mais, quant l'on viendroit jusques là, je sçay que simple fornication n'est nullement à comparer à pecher d'homicide. Parquoy, si vous aymez ma vie, en saulvant vostre conscience de crudelité, vous me la saulverez. » Elle luy demanda quelle façon de jeu il entendoit faire. Il luy dist qu'elle povoit bien reposer sa conscience sur la sienne, et qu'il ne feroit chose dont l'une ne l'austre fust chargé. Et, pour luy monstrer le commencement du passe-temps qu'il demandoit, la vint embrasser et essayer de la gecter sur ung lict. Elle, congnoissant sa meschante intention, se deffendit si bien de parolles et de bras, qu'il n'eut povoir de toucher qu'à ses habillemens. A l'heure, quant il veit toutes ses inventions et effortz estre tournés en riens, comme ung homme furieux et non seullement hors de conscience, mais de raison naturelle, luy meit la main soubz la robbe, et tout ce qu'il peut toucher des ongles esgratina en telle fureur, que la pauvre fille, en cryant bien fort, de tout son hault tumba à terre, toute esvanouye. Et, à ce cry, entra l'abbesse dans le dortouer où elle estoit : laquelle, estant à vespres, se souvint avoir laissé ceste religieuse avec le beau pere, qui estoit fille de sa niepce ; dont elle eut ung scrupule en sa conscience, qui luy feit laisser vespres et aller à la porte du dortouer escouter que l'on faisoit ; mais, oyant la voix de sa niepce, poulsa la porte, que le jeune moyne tenoit. Et, quant le prieur veit venir l'abbesse, en luy monstrant sa niepce esvanouye, lui dist : « Sans faulte, nostre mere, vous avez grand tort que vous ne m'avez dict les conditions de seur Marie ; car, ignorant sa debilité, je l'ay faict tenir debout devant moy, et, en la chapitrant, s'est esvanouye comme vous voyez. » Ilz la feirent revenir avecq vin aigre et autres choses propices ; et trouverent que de sa cheute elle estoit blessée à la teste. Et, quant elle fut revenue, le prieur, craingnant qu'elle comptast à sa tante l'occasion de son mal, luy dist à part : « Ma fille, je vous commande, sur peyne d'inobedience et d'estre dampnée, que vous n'aiez jamais à parler de ce que je vous ay faict icy, car entendez que l'extremité d'amour m'y a contrainct. Et, puisque je voy que vous ne voulez aymer, je ne vous en parleray jamais que ceste foys, vous asseurant que, si vous me voulez aymer, je vous feray elire abbesse de l'une des trois meilleures abbayes de ce royaulme. » Mais elle lui respondit qu'elle aymoit mieulx mourir en chartre perpetuelle, que d'avoir jamais autre amy que Celluy qui estoit mort pour elle en la croix, avecq lequel elle aymoit mieulx souffrir tous les maulx que le monde pourroit donner, que contre luy avoir tous les biens ; et qu'il n'eust plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroit à la mere abbesse, mais que en se taisant elle s'en tairoit. Ainsy s'en alla ce mauvais pasteur, lequel, pour se monstrer tout aultre qu'il n'estoit, et pour encores avoir le plaisir de regarder celle qu'il aymoit, se retourna vers l'abbesse, luy disant : « Ma mere, je vous prie, faictes chanter à toutes vos filles ung Salve Regina, en l'honneur de ceste vierge où j'ay mon esperance. » Ce qui fut faict : durant lequel ce regnard ne feit que pleurer, non d'autre devotion que de regret qu'il avoit de n'estre venu au dessus de la sienne. Et toutes les religieuses, pensans que ce fust d'amour à la vierge Marie, l'estimoient ung sainct homme. Seur Marie, qui congnoissoit sa malice, prioit en son cueur de confondre celluy qui desprisoit tant la virginité.
Ainsy s'en alla cest ypocrite à Sainct-Martin ; auquel lieu ce meschant feu, qu'il avoit en son cueur, ne cessa de brusler jour et nuict et de chercher toutes les inventions possibles pour venir à ses fins. Et, pour ce que sur toutes choses il craingnoit l'abbesse, qui estoit femme vertueuse, il pensa le moyen de l'oster de ce monastere. S'en alla vers Madame de Vendosme, pour l'heure demeurant à La Fere, où elle avoit ediffié et fondé ung couvent de sainct Benoist, nommé le Mont d'Olivet. Et, comme celluy qui estoit le souverain reformateur, luy donna à entendre que l'abbesse du dict Mont d'Olivet n'estoit pas assez suffisante pour gouverner une telle communauté, la bonne dame le pria de luy en donner une autre, qui fust digne de cest office. Et luy, qui ne demandoit autre chose, luy conseilla de prendre l'abbesse de Gif pour la plus suffisante qui fust en France. Madame de Vendosme incontinant l'envoya querir, et lui donna la charge de son monastere du Mont d'Olivet. Le prieur de Sainct-Martin, qui avoit en sa main les voix de toute la religion, feit elire à Gif une abbesse à sa devotion. Et, après ceste eslection, il s'en alla au dict-lieu de Gif essayer encores une autre fois si, par priere ou par doulceur, il pourroit gaingner seur Marie Heroet. Et, voyant qu'il n'y avoit nul ordre, retourna, desespéré, à son prieuré de Sainct-Martin : auquel lieu, pour venir à sa fin et pour se venger de celle qui lui estoit trop cruelle, de paour que son affaire fust esventée, feit desrober secretement les relicques du dict prieuré de Gif, de nuict ; et meit à sus au confesseur de leans, fort viel et homme de bien, que c'estoit luy qui les avoit desrobées ; et, pour ceste cause, le meit en prison à Sainct-Martin. Et, durant qu'il le tenoit prisonnier suscita deux tesmoings, lesquels ignoramment signerent ce que monsieur de Sainct-Martin leur commanda : c'estoit qu'ilz avoient veu dedans ung jardin le dict confesseur avecq seur Marie en acte villain et deshonneste ; ce qu'il voulut faire advouer au viel religieux. Toutesfois, luy, qui sçavoit toutes les faultes de son prieur, le supplia l'envoier en chappitre, et que là devant tous les religieux il diroit la verité de tout ce qu'il en sçavoit. Le prieur, craingnant que la justiffication du confesseur fust sa condemnation, ne voulut poinct enteriner cette requeste. Mais, le trouvant ferme en son propos, le traicta si mal en prison, que les ungs dient qu'il y mourut, et les autres, qu'il le contraingnit de laisser son habit, et de s'en aller hors du royaulme de France ; quoy qu'il en soit, jamais depuis on ne le veit. Quant le prieur estima avoir une telle prise sur seur Marie, s'en alla en la religion où l'abbesse, faicte à sa poste, ne le contredisoit en riens ; et là commencea de vouloir user de son auctorité de visiteur, et feit venir toutes les religieuses, l'une après l'autre, en une chambre pour les oyr en forme de visitation. Et, quant ce fut au ranc de seur Marie qui avoit perdu sa bonne tante, il commencea à luy dire : « Seur Marie, vous sçavez de quel crime vous estes accusée, et que la dissimullation, que vous faictes d'estre tant chaste ne vous a de rien servy, car on congnoist bien que vous estes tout le contraire. » Seur Marie luy respondit, d'un visaige asseuré : « Faictes-moy venir celluy qui m'accuse, et vous verrez si devant moy il demeurera en sa mauvaise opinion. » Il luy dist : « Il ne nous fault autre preuve, puis que le confesseur a esté convaincu. » Seur Marie luy dist : « Je le pense si homme de bien, qu'il n'aura poinct confessé une telle mensonge ; mais, quant ainsy seroit, faictes-le venir devant moi et je prouveray le contraire de son dire. » Le prieur, voyant que en nulle sorte ne la povoit estonner, luy dist : « Je suis vostre pere, qui desire saulver vostre honneur : pour ceste cause, je remetcz ceste verité à vostre conscience, à laquelle je adjousteray foy. Je vous demande et vous conjure, sur peyne de peché mortel, de me dire verité, assavoir-mon si vous estiez vierge, quant vous fustes mises ceans. » Elle luy respondit : « Mon pere, l'aage de cinq ans que j'avois doibt estre seul tesmoing de ma virginité. - Or bien doncques, ma fille, dist le prieur, depuis cest temps-là avez-vous poinct perdu ceste fleur ? » Elle lui jura que non, et que jamais ny avoit trové empeschement que de luy. A quoy il dist qu'il ne le povoit croire, et que la chose gisoit en preuve : « Quelle preuve, dist-elle, vous en plaist-il faire ? — Comme je faictz aux autres, dist le prieur ; car, ainsy que je suis visiteur des ames, aussy suisje visiteur des corps. Voz abbesses et prieures ont passé par mes mains ; vous ne devez craindre que je visite vostre virginité ; parquoy, gectez-vous sur le lict, et mectez le devant de vostre habillement sur vostre visaige. » Seur Marie luy respondit, par collere : « Vous m'avez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que j'estime plustost que vous me voulez oster ma virginité, que de la visiter : parquoy entendez que jamais je ne m'y consentiray. » Alors, il luy dist qu'elle estoit excommuniée de refuser l'obedience de saincte religion, et que si elle ne s'y consentoit, qu'il la deshonoreroit en plain chappitre, et diroit le mal qu'il sçavoit d'entre elle et le confesseur. Mais, elle, d'un visaige sans paour, luy respondit : « Celluy qui congnoist le cœur de ses serviteurs m'en rendra autant d'honneur devant luy, que vous me sçauriez faire de honte devant les hommes. Parquoy, puisque vostre malice en est jusques là, j'ayme mieulx qu'elle paracheve sa cruaulté envers moy, que le desir de son mauvais voulloir, car je sçay que Dieu est juste juge. » A l'heure, il s'en alla assembler tout le chappitre et feit venir devant luy à genoulx seur Marie, à laquelle il dist par ung merveilleux despit : « Seur Marie, il me desplaist que les bonnes admonitions que je vous ay données ont esté inutilles en vostre endroict, et que vous estes tumbée en tel inconvenient, que je suis contrainct de vous imposer penitence contre ma coustume : c'est que, ayant examiné vostre confesseur sur aucuns crimes à luy imposez, m'a confessé avoir abbusé de vostre personne ou lieu où les tesmoins disent l'avoir veu. Parquoy, ainsy que je vous avois elevée en estat honorable et maistresse des novices, je ordonne que vous soyez mise non seullement la derniere de toutes, mais mengeant à terre, devant toutes les seurs, pain et eaue, jusques ad ce que l'on congnoisse vostre contrition suffisante d'avoir grace. » Seur Marie, estant advertye par une de ses compaignes qui entendoit toute son affaire, que, si elle respondoit chose qui despleust au prieur, il la mectroit in pace, c'est-à-dire en chartre perpetuelle, endura ceste sentence, levant les oeilz au ciel, priant Celluy qui a esté sa resistence contre le peché, vouloir estre sa patience contre sa tribulation. Encores defendit le prieur de Sainct-Martin, que quant sa mere ou ses parens viendroient, que l'on ne la souffrist de trois ans parler à eulx, ni escripre, sinon lectres faictes en communauté. Ainsy s'en alla ce malheureux homme, sans plus y revenir ; et fut ceste pauvre fille long temps en la tribulation que vous avez ouye.
Mais sa mere, qui sur tous ses enffans l'aymoit, voyant qu'elle n'avoit plus de nouvelles d'elle, s'en esmerveilla fort, et dist à ung sien fils, saige et honneste gentil homme, qu'elle pensoit que sa fille estoit morte, mais que les religieuses, pour avoir la pension annuelle, luy dissimulloient ; le priant en quelque faç on que ce fust, de trouver moien de voir sa dicte seur. Incontinant il s'en alla à la religion, en laquelle on lui feit les excuses accoustumées : c'est qu'il y avoit trois ans que sa seur ne bougeoit du lict. Dont il ne se tint pas contant ; et leur jura que, s'il ne la voyoit, il passeroit par-dessus les murailles et forceroit le monastere. De quoy elles eurent si grande paour, qu'elles lui admenerent sa seur à la grille, laquelle l'abbesse tenoit de si près, qu'elle ne povoit dire à son frère chose qu'elle n'entendist. Mais, elle, qui estoit saige, avoit mis par escript tout ce qui est icy dessus, avecq mille autres inventions que le dict prieur avoit trouvées pour la decepvoir, que je laisse à compter pour la longueur. Si ne veulx-je oblier à dire que, durant que sa tante estoit abbesse, pensant qu'il fust refusé par sa laideur, feit tenter seur Marie par ung beau et jeune religieux, esperant que, si par amour elle obeissoit à ce religieux, après il la pourroit avoir par craincte. Mais, dans ung jardin, où le dict jeune religieux luy tint propos avecq gestes si deshonnestes que j'aurois honte de les rememorer, la pauvre-fille courut à l'abbesse qui parloit au prieur, criant : « Ma mere, ce sont diables en lieu de religieux ceux qui nous viennent visiter ! » Et, à l'heure, le prieur, qui eut grande paour d'estre descouvert, commencea à dire en riant : « Sans faulte, ma mere, seur Marie a raison ! » Et, en prenant seur Marie par la main, luy dist devant l'abbesse : « J'avois entendu que seur Marie parloit fort bien et avoit le langaige si à main, que on l'estimoit mondaine ; et, pour ceste occasion, je me suis contrainct contre mon naturel luy tenir tous les propos que les hommes mondains tiennent aux femmes, ainsi que j'ay trouvé par escript, car d'experience j'en suis ignorant, comme le jour que je fuz né ; et, en pensant que ma vieillesse et laideur luy faisoient tenir propos si vertueux, j'ay commandé à mon jeune religieux de luy en tenir semblables, à quoy vous voyez qu'elle a vertueusement resisté. Dont je l'estime si saige et vertueuse, que je veulx que doresnavant elle soit la premiere après vous et maistresse des novices, afin que son bon vouloir croisse tousjours de plus en plus en vertu. » Cest acte icy et plusieurs autres feit ce bon religieux, durant trois ans qu'il fut amoureux de la religieuse. Laquelle, comme j'ay dict, bailla par la grille à son frere tout le discours de sa piteuse histoire. Ce que le frere porta à sa mere ; laquelle, toute desesperée, vint à Paris, où elle trouva la Royne de Navarre, seur unicque du Roy, à qui elle monstra ce piteux discours, en luy disant : « Madame, fiez-vous une autre fois en vos ypocrites ! Je pensoys avoir mis ma fille aux faulxbours et chemyn de paradis, et je l'ay mise en celluy d'enfer, entre les mains des pires diables qui y puissent estre ; car les diables ne nous tentent, s'il ne nous plaist, et ceulx-cy nous veullent avoir par force, où l'amour default. » La Royne de Navarre fut en grande peyne ; car entierement elle se confioit en ce prieur de Sainct-Martin, à qui elle avoit baillé la charge des abbesses de Montivilliers et de Cahen, ses belles sœurs. D'autre costé, le crime si grand luy donna telle horreur et envye de venger l'innocence de ceste pauvre fille, qu'elle communiqua, au chancelier du Roy, pour lors legat en France, de l'affaire. Et fut envoyé querir le prieur de Sainct-Martin, lequel ne trova nulle excuse, sinon qu'il avoit soixante-dix ans ; et, parlant à la Royne de Navarre, la pria, sur tous les plaisirs qu'elle luy vouldroit jamais faire, et pour recompense de tous ses services et de tous ceulx qu'il avoit desir de luy faire, qu'il luy pleust de faire cesser ce procès, et qu'il confesseroit que seur Marie Heroet estoit une perle d'honneur et de virginité. La Royne de Navarre, oyant cela, fut tant esmerveillée, qu'elle ne sceut que luy respondre, mais le laissa là, et le pauvre homme, tout confus, se retira en son monastere, où il ne voulut plus estre veu de personne, et ne vesquit que ung an après. Et seur Marie Heroet, estimée comme elle debvoit par les vertuz que Dieu avoit mises en elle, fut ostée de l'abbaye de Gif, où elle avoit eu tant de mal, et faicte abbesse par le don du Roy, de l'abbaye de Giy, près de Montargis, laquelle elle reforma et vesquit comme celle qui estoit plaine de l'esperit de Dieu, le louant toute sa vie de ce qu'il luy avoit pleu luy redonner son honneur et son repos.
« Voylà, mes dames, une histoire qui est bien pour monstrer ce que dict l'Evangile : Que Dieu par les choses foybles confond les fortes, et, par les inutilles aux oeilz des hommes, la gloire de ceulx qui cuydent estre quelque chose et ne sont rien. Et pensez, mes dames, que, sans la grace de Dieu, il n'y a homme où l'on doibve croire nul bien, ne si forte tentation dont avecq luy l'on n'emporte victoire, comme vous povez veoir par la confusion de celluy qu'on estimoit juste et par l'exaltation de celle qu'il voulloit faire trouver pecheresse et meschante. En cela est verisfié le dire de Nostre Seigneur : Qui se exaltera sera humilié, et qui se humilliera sera exalté. — Hélas ! ce dist Oisille, hé ! que ce prieur-là a trompé de gens de bien ! Car j'ay veu qu'on se fyoit en luy plus que en Dieu. — Ce ne seroit pas moy, dist Nomerfide ; car j'ay une si grande horreur quant je voy ung religieux, que seullement je ne m'y sçaurois confesser, estimant qu'ils sont pires que tous les aultres hommes, et ne hantent jamais maison qu'ilz n'y laissent quelque honte ou quelque zizanie. — Il y en a de bons, dist Oisille, et ne fault pas que pour les mauvais ilz soient jugez ; mais les meilleurs, ce sont ceulx qui moins hantent les maisons seculieres et les femmes. — Vous dictes vray, dist Ennasuitte, car moins on les voyst, moins on les congnoist, et plus on les estime, pource que la frequentation les monstre telz qu'ilz sont. — Or, laissons le moustier là où il est, dist Nomerfide, et voyons à qui Geburon donnera sa voix. » Geburon, pour reparer sa faute, si faute estoit d'avoir dechifré la malheureuse et abominable vie d'un mechant religieux, afin de se garder de l'ypocrisie de ses semblables, ayant telle estime de madame Oisille, qu'on doit avoir d'une dame sage et non moins sobre à dire le mal, que prompte à exalter et publier le bien qu'elle congnoissoit en autruy, luy donna sa voix : « Ce sera, dist-il, à madame Oisille, afin qu'elle dye quelque chose en faveur de saincte religion. Nous avons tant juré, dist Oisille, de dire la verité, que je ne sçaurois soustenir ceste partye. Et, aussy, en faisant vostre compte, vous m'avez remys en memoire une si piteuse histoire, que je suis contraincte de la dire, pource que je suys voisine du païs où de mon temps elle est advenue ; et afin, mes dames, que l'ypocrisye de ceulx qui s'estiment plus religieux que les autres, ne vous enchante l'entendement, de sorte que vostre foy, divertye de son droict chemin, estime trouver salut en quelque autre creature que en Celluy seul qui n'a voulu avoir compaignon à nostre creation et redemption, lequel est tout puissant pour nous saulver en la vie eternelle, et, en ceste temporelle, nous consoler et delivrer de toutes noz tribulations, congnoissant que souvent l'ange Sathan se transforme en ange de lumiere, afin que l'oeil exterieur, aveuglé par l'apparence de saincteté et devotion, ne s'arreste ad ce qu'il doibt fuir, il m'a semblé bon la vous racompter, pource qu'elle est advenue de mon temps. »